Les « Mélodies » françaises

Les « Mélodies » françaises
Revue des Deux Mondes6e période, tome 53 (p. 448-468).
LES
« MÉLODIES » FRANÇAISES


Regrettez-vous le temps où nos vieilles romances

………………


Nous n’avons garde au moins de l’oublier. Aux lointains « Echos de France, » nous ne fermons pas notre oreille et notre cœur. Que Plaisir d’amour, Pauvre Jacques, Il était là, nous soit chanté, — ce qui s’appelle « chanté, » — nous y prenons encore et toujours nous y prendrons un plaisir extrême. Mais à cet aimable temps, une époque admirable, dans l’histoire de la musique française, a succédé. C’est l’âge de la « mélodie, » après celui de la « romance. » Aussi bien celle-ci, dans les quarante premières années du siècle dernier, avait cessé d’être ce que les maîtres du siècle précédent, les Monsigny, les Dalayrac, les Grétry, l’avaient faite. De la « sensibilité vraie » elle était tombée dans la fausse sensiblerie, de l’ingénuité dans l’affectation et la fadeur, de la simplicité dans le poncif ou l’emphase. Plus d’un nom, plus d’une œuvre, qui fut célèbre alors, témoignerait de cette décadence. Berlioz lui-même, si grand ailleurs, ne parait ici que médiocre, ou du moins fort inégal, et quelquefois un peu béta. On dirait qu’il hésite entre la « mélodie » qui vient, que par instants il devine, et la « romance » qui s’en va. Mais trop souvent, c’est du côté de celle-ci qu’il regarde ou qu’il écoute encore.

Inutile de demander à des Plantade, à des Loïsa Puget, à des Monpou, le type de la « romance » 1830. Berlioz nous offrirait assez d’exemplaires du genre. Genre varié, qui passe du plaisant au sévère, au pathétique, au frénétique même, témoin certaine Élégie en prose, déclamée sur un trémolo de mélodrame. Musique personnelle, autobiographique même, souvenir et confidence de l’orageux musicien, notre confrère, M. Boschot, pourtant si dévot à Berlioz, ne peut se retenir de traiter cette vieillerie de « poupée lamentable. » Aussi bien l’article n’est pas rare dans le bric à brac ultra-romantique des Mélodies écossaises et des Nuits d’été. En 1844, La Belle Isabeau (conte pendant l’orage), débute ainsi :


Enfants, voici l’orage,
A genoux, priez Dieu.


L’année suivante :


Entendez-vous ? Dans la bruyère
Déjà chante le coq des bois.
Allons, réveillez-vous, mon père,
Volez à de nouveaux exploits.
En chasse, et que Dieu vous protège.
Et toi, qui chantes là-bas,
Ce soir tu ne chanteras pas.


Cela s’appelle Le Chasseur danois. Sur la couverture, une lithographie de Célestin Nanteuil représente « un seigneur agonisant dans son lit, veillé par un page élégant et par un chien très noir, sous sa cuirasse, accrochée, en panoplie guerrière et cynégétique, à un énorme andouiller [1]. » Dans l’une et l’autre pièce, paroles et musique se ressemblent.

Même et fâcheuse communauté d’inspiration dans certaine aubade romantico-bourgeoise intitulée Les Champs :


C’en est fait, adieu, vains spectacles,
Adieu Paris, où je me plus,
Où les beaux arts font des miracles,
Où la tendresse n’en fait plus. (Béranger.)


Mais rien ne vaut le Jeune pâtre breton, de Brizeux, (1834), avec accompagnement de cor obligé :


Dès que la grive est éveillée,
Sur cette lande encore mouillée

Je viens m’asseoir jusques au soir.
Grand’mère, de qui je me cache,
Dit : « Loïc aime trop sa vache. »
Oh ! nenni da ;
Mais j’aime la petite Anna.


Ce qu’il faudrait pouvoir citer, c’est la musique, c’est l’accent, l’éclat vraiment comique de ce : « vache, » dont elle fait le centre ou plutôt le sommet du tableau sonore.

Un contre-chant de cor accompagne le second couplet. Et quand vient le quatrième et dernier, pour ajouter sans doute à l’impression de « poésie » et de mystère, le cor doit se faire entendre de nouveau, « dans un appartement un peu éloigné du piano. » Voilà, quelque cinquante ans avant Parsifal, un exemple de la musique à plusieurs étages, ou tout au moins à plusieurs chambres.

La Captive, (poésie de Victor Hugo), n’offre guère autre chose qu’un cliquetis hispano-mauresque de convention, naïf et plaisant par cette naïveté même. Le seul vers : « Si je n’étais captive, » repris pour la dernière fois, rappelle vaguement l’admirable plainte de Marguerite dans la Damnation : « D’amour l’ardente flamme. »

Ardente, mais contenue, cette flamme anime l’Absence, l’unique mélodie vraiment belle du maître romantique. Elle n’a rien de la « romance, » celle-là. Brève, passionnée, intense, elle enferme en peu de notes, mais fortement expressives, et surtout en l’appel répété : « Reviens, reviens, ma bien-aimée, » un sentiment comparable, pour la noblesse et l’énergie ramassée, à celui que respirent certains chants beethoveniens.

En 1840, quatre ans avant la Belle Isabeau, cinq ans avant le Chasseur danois, un jeune homme de vingt-deux ans, pensionnaire de l’Académie de France à Rome, mettait en musique, en une tout autre musique, des paroles tout autres aussi : le Soir et le Vallon de Lamartine. Il s’appelait Charles Gounod. Si brèves que soient l’une et l’autre pages, elles ont, en leurs dimensions modestes, une valeur exemplaire. Elles marquent, dans l’histoire de la musique et de la « mélodie » française, l’avènement d’un stylo personnel et d’un idéal nouveau. Un mot du vieux Grétry nous revient souvent à la mémoire : « Il y a chanter pour chanter et chanter pour parler. « La musique du Soir chante de l’une et de l’autre manière. Belle par soi-même, elle ne l’est pas moins par rapport à la poésie qu’elle illustre. Non contente de la traduire, elle y ajoute ; elle l’accroit et l’élève. Dès le début, la musique mérite l’éloge que lui décerna jadis un poète musicien :


La note est comme une aile au pied du vers posée [2].


Oui, dès le début, dès ce premier mot : « le soir, » qu’elle retient une seconde, pour en prolonger l’ombre et le mystère. Que de mots encore ou plutôt que de notes ici font image ! Par les notes, plus que par les mots, ne croyons-nous pas suivre des yeux « le char de la nuit qui s’avance. » — « Vénus se lève à l’horizon, » et deux notes encore éclairent d’une pure lueur le nom de « l’étoile amoureuse. » Ce n’est pas tout. Grâce à la musique, autant que l’ordre verbal, l’ordre métrique se renouvelle et s’étend. La méditation lamartinienne tout entière se partage en groupes de quatre petits vers :


Le soir ramone le silence.
Assis sur ces rochers déserts,
Je suis dans le vague des airs
Le char de la nuit qui s’avance.


De cette stance et de celles qui suivent, un peu courtes de rythme et de mesure, la musique pouvait faire des couplets séparés, également brefs et tous pareils. Pas du tout. A deux reprises elle les réunit trois par trois, elle les fond en une période unique, mais qu’elle allonge, qu’elle étale, et cette coupe nouvelle donne à la poésie chantée une ampleur que parlée seulement, elle était loin d’avoir.

Du point de vue de la musique pure, la mélodie de Gounod apparaît comme un organisme à la fois très simple et très délicat. La strophe initiale se meut dans un étroit espace. Pas un éclat, pas même un accent. Sur les dernières notes, (le char de la nuit qui s’avance), et sur deux notes qui s’avancent elles-mêmes, lentement, la période s’achève et semble se clore. Mais c’est pour se rouvrir aussitôt. Une autre phrase, analogue, mais non pas identique, se déduit de la précédente. Menue démarche égale, même clarté diffuse, où passe, avec une modulation mineure, une ombre de mélancolie. Troisième strophe : « Tout à coup, détaché des cieux. » Le chant s’anime, s’échauffe, puis s’attendrit.


Un rayon de l’astre nocturne,
Glissant sur mon front taciturne,
Vient mollement toucher mes yeux.


Molle, glissant elle aussi comme le rayon, la mélodie alors effleure les mots, les caresse, et quand à la fin, ayant décrit sa courbe entière, elle descend, elle tombe, c’est d’une chute, ou d’une cadence, qu’on peut vraiment, et sans ironie, qualifier de « jolie, amoureuse, admirable. »

Le prélude du Soir est régulier et paisible. Le dessin de la première mesure se reproduit, un peu plus haut, à la troisième, et cette répétition, ou ce report, apparaît déjà comme un des signes où se reconnaîtra toujours la pensée et l’écriture de Gounod. Tout autre est le début du Vallon : accords frappés rudement, basses opiniâtres et sombres ; au-dessus, une morne plainte, qui commence à la manière d’un récitatif, mais bientôt s’épanouit en cantilène. Puis un trait de piano s’élève, s’élance ; une sorte de fusée, brillante et pathétique, sillonne l’espace, l’illumine, et l’ouvre, pour ainsi dire, au véritable chant, qui maintenant se déploie. Aussi noble, aussi pure que celle du Soir, la musique du Vallon est plus diverse. Elle fait d’abord une part, nous venons de le montrer, à d’autres éléments, à d’autres forces sonores que la seule mélodie. Mais celle-ci bientôt règne seule. Elle règne partout et l’accompagnement lui-même vient ajouter un chant, non moins ému, non moins tendre, au chant de la voix. « Pour le sentiment, c’est un jeune homme qui... » Du jeune Gounod on pouvait aussi le dire. Et le sentiment dont son cœur de vingt ans débordait, il savait l’enfermer en des formes précises, arrêtées, classiques, en des strophes où les deux modes musicaux, le mineur et le majeur, se suivent, comme font le désespoir et l’espérance dans la poésie du poète et dans son âme, désolée et consolée tour à tour.

Le Soir, le Vallon, mélodies fraternelles, sœurs exquises, couple délicieux ! Une autre, longtemps après, devait leur répondre, lamartinienne également, et belle, autant que ses aînées, de mélancolie et d’amour. Elle porte ce titre : Au Rossignol. Elle a pour mesure poétique la strophe de quatre vers de huit syllabes, celle même du Soir.


Quand ta voix céleste prélude
Au silence des belles nuits,
Barde ailé de ma solitude,
Tu ne. sais pas que je te suis.


Comme dans le Soir également, la musique enveloppe trois de ces strophes en une seule et par là donne à la poésie une ampleur qu’on ne lui connaissait pas. Et surtout de quelle tendresse elle la pénètre, l’inonde ! Il faudrait être l’homme dont Shakspeare a parlé, « qui n’a pas de musique en lui, » pour demeurer insensible au mystère, au miracle de la transfiguration du verbe par le son, pour ne pas trouver à ce peu de paroles, à ce peu de notes : « Barde ailé de ma solitude,  » des accents, comme dit Shakspeare encore, « d’une douceur mourante, » et qui fondent le cœur. Elle a laissé, la mélodie enchanteresse, elle a laissé dans ma mémoire un écho déjà lointain, mais toujours fidèle. « Tu ne sais pas, » chantait jadis une voix de femme, voix sans pareille, que le deuil d’un fils héroïque, depuis, a brisée :


Tu ne sais pas que mon haleine
Sur mes lèvres n’ose passer,
Que mon pied muet foule à peine
La feuille qu’il craint de froisser.


J’ai retenu la moindre intonation. Je crois entendre chaque souffle, chaque soupir, et tel mot, telle syllabe même, dont la résonance étrangement profonde semblait trahir comme une crainte religieuse, une émotion sacrée, devant le mystère, plus profond encore, du chant de Philomèle dans le silence de la nuit.

Entre toutes les mélodies de Gounod, voilà peut-être les trois plus belles. Mais combien d’autres, tout autres, celles-là vives et légères, méritent de ne point périr ! Ce sont les deux Chansons du Printemps, semblables par la verve, la chaleur et la joie, et par ailleurs si diverses : l’une, qu’un frémissement perpétuel enveloppe ; l’autre, pressée et comme fouettée par des arpèges impétueux. Il en est qui, dès le début, et rien qu’au début, répandent on ne sait quelle douceur secrète. (« L’aube naît et ta porte est close. ») On en citerait plus d’une, tout entière délicieuse : ainsi la fameuse sérénade : « Chantez, dormez, ma belle, » de Victor Hugo. « Quel homme élégant, ce Berlioz ! » disait Gounod un jour. Comment ne pas le dire de Gounod lui-même, peut-être surtout de Gounod, quand on pense à cette svelte mélodie, à la coupe de ce rythme, au tour et je dirais presque à la tournure de la vocalise par où chacune de ces strophes s’achève.

N’allons pas surtout oublier le petit chef-d’œuvre qu’est Venise, la Venise de Musset, ou peu s’en faut. Ce peu, qui est encore trop, consiste en quelques vers transposés, « corrigés, » et même ajoutés. Mais l’esprit, ou l’âme, de Musset, de Musset à Venise, ou revenu de Venise, nous parait, — est-ce une illusion littéraire ? — inspirer la mélancolique barcarolle. Elle évoque même d’autres vers que ceux qu’elle chante. Après vingt ans, Alfred écrivait encore à son fière revenant d’Italie ;


……………..
Ci-gît Venise.

Là mon pauvre cœur est resté.
S’il doit m’en être rapporté,
Dieu le conduise !

Mon pauvre cœur, l’as-tu trouvé
Sur le chemin, sous un pavé,
Au fond d’un verre ?

…………………..

L’as-tu vu sur les fleurs des prés,
Ou sur les raisins empourprés
D’une tonnelle ?

……………………

L’as-tu trouvé, tout en lambeaux.
Sur la rive où sont les tombeaux ?
Il y doit être.

Je ne sais qui l’y cherchera,
Mais je crois bien qu’on ne pourra
L’y reconnaitre.


A notre tour, ici nous le cherchons, ce pauvre cœur, et nous croyons l’y trouver. Ainsi le charme triste de cette musique est un peu fait du souvenir d’une illustre douleur. Mais il ne tient pas moins aux divers éléments de la musique elle-même : au rythme, au mode, à l’ondoyante ritournelle, au chatoiement des harmonies irisées qui se fondent les unes dans les autres, par une dégradation insensible et ravissante. Il y a là quelque chose de changeant, quelque chose qui flotte, qui se dérobe et fuit. Quelque chose aussi d’inédit, ou d’inouï jusqu’alors, et qui n’a pas été perdu. Si, comme dit l’autre, « on est toujours le fils de quelqu’un, » la première origine du Clair de lune de M. Gabriel Fauré pourrait bien être dans la Venise de Charles Gounod.

De Lamartine et de Musset à M. Jean Richepin, la distance n’effraya pas le maître vieillissant. Dix ans avant sa mort, le 18 février 1883, il écrivait : » Ma chanson de la Glu est faites Hier soir, je l’ai chantée chez A... Ils ont tous été empoignés. C’est sauvage. » Peu de jours après, le 1er mars : « Richepin sort d’ici. C’est un beau garçon, sain, robuste. Un bon regard franc. Je lui ai chanté la chanson de la Glu. Il m’a embrassé en sanglotant. » Ils avaient tous raison, les auditeurs et le poète. Ni leur émotion ne se trompait, ni ses larmes. « C’est sauvage, » et, chanté par Gounod, il m’en souvient, c’était presque atroce. Tout de même la Chanson des Gueux ne fut et ne pouvait être qu’une fois sa chanson. Le grand, le vrai Gounod, dans l’ordre ou le genre de la « mélodie, » reste celui du Rossignol, du Soir et du Vallon, le Gounod lamartinien, le Gounod dont le chant profond, pur et tendre, ignorant le trouble et la violence, respecte et même accroît en nous ce que Goethe appelait le trésor sacré du repos.

Un de ses disciples préférés et fidèles, M. Paladilhe, n’y porta non plus nulle atteinte. Dans une anthologie des « mélodies » françaises, il faudrait faire une place à ce musicien, trop oublieux de lui-même et trop souvent silencieux. Je sais mainte pièce de vers que d’autres ont chantée, et qu’il a chantée, lui, mieux que personne : celle de Victor Hugo « Si tu veux, faisons un rêve, » et surtout le lamento de Théophile Gautier : « Ma belle amie est morte. » Gounod aussi l’avait mis en musique et ne cachait pas sa préférence pour l’inspiration qui n’était pas la sienne. Quant à la populaire Mandolinata, que le jeune, tout jeune « prix de Rome » rapporta de là-bas, naguère, avec ses vingt ans, on en pourrait dire à peu près ce que d’Annunzio disait un jour d’une autre chanson d’Italie : « Ceci n’est point l’âme vraie de Venise………… Il y a en nous, vagabonde comme un papillon voltigeant à la surface de notre âme profonde, une animula, un minuscule esprit joyeux qui souvent nous séduit [3]... » Eh bien ! ce qui chantait sur la mandoline de l’adolescent d’autrefois, ce n’est que l’animula de Rome, de Florence et de Venise, mais nous aimons encore de l’entendre chanter. Aussi bien « notre âme profonde » ne saurait être insensible au lamento signalé tout à l’heure, pas plus qu’à certaine chanson de Françoise de Rimini. Et nous goûtons enfin, pour leur charme intime, les Mélodies écossaises, surtout le Rouet, dont l’accompagnement, aux harmonies originales et subtiles, a vraiment introduit dans une chanson de fileuse un murmure, un frisson nouveau.



Que l’heure est donc brève
Qu’on passe en aimant !
C’est moins qu’un moment,
Un peu plus qu’un rêve.


« Dans le demi-jour du grand salon en tenue d’été, rempli de fleurs, le lampas des meubles recouvert de housses blanches, lustres voilés, stores baissés, fenêtres ouvertes, Mme Jenkins, assise au piano, déchiffre la mélodie nouvelle du musicien à la mode ; quelques phrases sonores accompagnant des vers exquis, un lied mélancolique, inégalement coupé, qui semble écrit pour les tendres gravités de sa voix et l’état inquiet de son âme.


Le temps nous enlève
Notre enchantement,


soupire la pauvre femme, s’émouvant au son de sa plainte.. »

« Elle travaillait constamment, passait ses après-midi à feuilleter les nouveautés, s’attachant de préférence aux harmonies tristes et compliquées, à cette musique moderne qui... répond bien plus à nos nervosités, à nos inquiétudes, qu’à nos sentiments. »

Impossible de mieux donner que ne le fait cette page du Nabab, l’impression, presque la sensation même que produit l’une des plus pénétrantes et des plus personnelles entre les mélodies de Massenet. Qui de nous, écrivant ou parlant de musique, n’envierait au grand romancier une aussi juste transposition de l’ordre musical dans l’ordre littéraire, une aussi fine analyse, en quelques mots, de quelques sons !

Lied, en effet, soit quelque chose de plus intime et de plus familier qu’une mélodie ; courtes phrases errantes, coupées de silences, le chant de Massenet est bien tout cela ; gravité tendre, mélancolie inquiète, un peu nerveuse, c’est bien aussi tout cela qu’il exprime. Faut-il même l’appeler chant ? Plutôt murmures et soupirs. Ici, plus rien de symétrique ou seulement de régulier. C’en est fini des strophes. Et presque plus rien de formel et de précis. A ce vague, à cette fluidité, l’on reconnut jadis un art nouveau. Art subtil, dont le charme après un demi-siècle, et plus, ne s’est pas évanoui. Il nous enveloppe, il nous possède toujours, et d’aucuns ont pu se demander si Manon même, ou Werther, fit plus d’honneur à la maturité du maître, que n’en avait fait le Poème d’avril à sa jeunesse. D’autres « poèmes » suivirent celui-là, sans l’égaler toutefois, hormis le Poème du souvenir, qui le surpasse, et demeure à notre gré le chef-d’œuvre de ce groupe choisi. Chacun de ces petits recueils forme une suite, un « cycle, » dans la manière de Schubert et de Schumann. Elle était inusitée chez nous avant Massenet, et plus d’un musicien l’a reprise après lui.

Elle a porté bonheur à M. Widor. Nos chanteurs et nos cantatrices feraient bien de ne pas oublier les Soirs d’été (sur des vers de M. Paul Bourget, ce qui ne gâte rien). Ici, comme en certains « poèmes » de Massenet, — agrément auquel on sait que les Anciens déjà n’étaient pas insensibles, — la voix chante et déclame tour à tour. Soirs mélodieux, inégaux en lyrisme, il y en a là de « sereins et beaux, » comme ceux qu’aimait le poète ; il en est de sombres et d’orageux. Si nous ne recevons de telle ou telle cantilène qu’une impression légère, d’autres pénètrent en nous plus avant et jusqu’au fond. Élégie délicieuse, d’où se dégage une tristesse attirante, l’Ame des lys ou le Silence ineffable de l’heure n’est tout de même qu’une élégie. Mais le dialogue de la Douleur et du Soir s’élève au plus haut degré du pathétique. Diverse par le sentiment, la musique de M. Widor ne l’est pas moins par la forme : ici, librement partagée entre le récitatif (ou la mélopée), et la mélodie pure ; ailleurs, plus définie, plus mesurée et rien que chantante. Sans compter que déjà tout chante en elle, le piano, — je dirais presque la symphonie, — autant que la voix. Peu à peu la mélodie accompagnée se transforme en mélodie concertante. Et c’est peut-être le signe où l’évolution générale du genre dont nous considérons la suite, se rapporte et se reconnaît le plus sûrement.

« Practical » et « poetical basis. » Nos confrères anglais définissent volontiers par ces deux mots les deux éléments de l’art musical. Dans un ordre comme dans l’autre, mais dans le second surtout, celui de la » poésie, » ou de la sensibilité, c’est de Massenet que les Soirs d’été de M. Widor révèlent par moments l’influence. Les premières mélodies de M. Reynaldo Hahn, un élève du maître, y pouvaient moins encore échapper. En dépit des pédants et des mandarins, bon nombre de ses autres chants ont une grâce subtile, un charme frêle, qui leur est propre. J’accorde que parfois une certaine préciosité s’y mêle. Mais ne croyez-vous pas qu’il existe, même en musique, des précieuses qui ne sont pas ridicules, et dont l’élégance est préférable, — fùt-elle un peu mièvre, — à certaine prétendue puissance qui n’est que lourdeur et brutalité ? Sans compter que, parmi les mélodies de M. Reynaldo Hahn, on en citerait de simples, voire de fortes, ne fût-ce que ces Trois jours de vendange (poésie d’Alphonse Daudet), enlevés de verve, — les peintres diraient « de chic, » — et dont la saine vigueur est faite également de la frappe du rythme et de l’éclat de la tonalité.

C’est pour sa langueur au contraire qu’on a tant aimé L’Offrande, et qu’on l’aime toujours. C’est pour la mollesse, pour la défaillance de ce chant fatigué, meurtri, qui jamais trop ne s’élève, et qui pose, ou repose, sur un fond d’accords entrelacés, ou conjugués, comme lui-même tristes et doux. Oui, dans cette « mélodie, » l’harmonie, ou plutôt une suite, un jeu d’harmonies a sa part, aussi grande que celle du chant. Une sorte de va-et-vient harmonique sert également de base, ou de pédale, à la plainte, verlainienne comme l’Offrande : « Le ciel est par dessus le toit, si bleu, si calme. » Calme elle-même, égale et tout unie, un seul accent en hausse le ton et l’avive. Mais il s’amortit aussitôt. En vérité, la musique ici, pénitente et contrite, a presque le sens, non plus ironique et plaisant, mais sérieux, mais sincère et chrétien, de cette phrase de je ne sais quel personnage de comédie : « Je n’ai pas de remords, puisque je me repens. »

Verlaine souhaitait « de la musique avant toute chose, » et la musique a comblé son vœu. Dans la manière de Massenet, M. Reynaldo Hahn a fait des Chansons grises un album de quelques mélodies si légères, si vaporeuses et fugitives, qu’en musique même, ainsi qu’en poésie, elles sont à peine des « impressions. »


Je subtiliserais un morceau de matière.
Que l’on ne pourrait plus concevoir sans effort,
Quintessence d’atome, extrait de la lumière [4].


C’est à cela que, dans l’ordre des sons, le musicien raffiné des Sanglots longs des violons, de l’Heure exquise et de l’Allée sans fin a réussi. Après quoi, par crainte peut-être de raffiner davantage, et pour se raffermir, il a écrit les Études latines. L’esprit et le style en est tout différent, et même opposé : franc, vigoureux, tantôt lyrique avec éclat, tantôt élégiaque sans faiblesse, tel enfin que nous concevons, d’après l’antique, le sentiment ou l’éthos apollinien. Néére et Pholoé, Tyndaris et Lydé, Lydé surtout, ce beau vocero bachique, musique de grand soleil ou de clair de lune, il ferait bon les emporter, ces mélodies latines, au pays qui leur ressemble, et là, comme naguère, une flûte, avec une harpe, accompagneraient la voix.

Une telle musique n’est pas la seule qui dans le temps et l’espace emmène au loin la pensée ou la rêverie. Notre « mélodie » française prend toutes les formes. Pas un mode du lyrisme ne lui est étranger. Comme ses « Méditations », ses « Harmonies » et ses « Recueillements », comme ses « Contemplations » et ses « Voix intérieures, » elle a, — bien que plus rares, —ses « Orientales » aussi. L’on ne saurait guère trouver d’exotique à la Medjé de Gounod que son nom. Les Adieux de l’hôtesse arabe, de Bizet, doivent à la monotonie du rythme, à la langueur de la cantilène, à la vocalise finale, un peu plus de cette couleur qu’on appelle locale, sans que d’ailleurs il soit très facile d’en déterminer le lieu. C’est de ce lieu, de ces lieux très vagues, « l’Orient, » que les Mélodies persanes de M. Saint-Saëns (la Solitaire, au Cimetière, et deux ou trois encore) nous donnent l’impression très vive, ou peut-être l’illusion. Grand musicien et grand voyageur, — bien qu’il n’ait pas, croyons-nous, poussé jusqu’en Perse, — les voyages de M. Saint-Saëns, on le sait, n’ont pas été perdus pour la musique. On ferait un petit atlas avec un certain nombre de ses compositions. Enfin n’allons pas oublier, parmi nos exotiques, l’artiste original que fut Bourgault-Ducoudray. L’auteur de la Rapsodie Cambodgienne et de Thamara l’est également d’une mélodie, qui seule ici nous intéresse : l’Hippopotame poésie de Théophile Gautier). Un animal, et lequel ! au lieu d’un paysage, est pris ici comme le premier terme du fameux rapport dont « un état d’âme » est le second. La première strophe décrit l’énorme bête, et dans la suivante (Je suis comme l’hippopotame), nous lui sommes comparés. La musique de l’une et de l’autre est à la taille du sujet, et ce n’est pas peu dire. Elle en a su rendre avec la même grandeur, avec la même force, et la matière, et l’esprit.


Revenons maintenant aux choses et aux sentiments de chez nous, à ce que nous avons, autour de nous, en nous, de plus nôtre. L’un des maîtres, et, si M. Henri Duparc n’existait pas, nous dirions le maître de la mélodie française contemporaine, (mettons en ce dernier demi-siècle), celui qu’on a souvent appelé notre Schumann et que vous avez déjà reconnu, c’est M. Gabriel Fauré. Par lui, les deux éléments du genre, ou de la forme, le chant et l’accompagnement, ont été renouvelés. Pour bien juger, et sur un seul exemple, de l’importance et de la qualité de ce renouveau, il suffirait de comparer au Soir de Gounod, le Soir par où se termine le second recueil de M. Fauré. L’une et l’autre mélodie n’ont de commun que le titre. Elles diffèrent peut-être encore plus que ne sont diverses les deux poésies de Lamartine et d’Albert Samain. Plus de strophes d’abord, je parle de strophes musicales ; un enchaînement continu, sans reprises, ni repères, hormis, au début de la troisième strophe poétique, un rappel des deux mesures initiales. Et presque tout de suite, au lieu de la belle et pure simplicité de Gounod, quelle complexité, quelle recherche, mais délicieuse ! La mélodie elle-même n’est pas simple. « J’allais, » chantera M. Fauré plus tard, avec Verlaine cette fois, « J’allais par des chemins perfides. » Dès à présent il va par des chemins obliques et détournés. Mais les ingénieux, les ravissants détours ! Bémols, doubles bémols, bécarres, à chaque mesure, à chaque pas, un « accident, » — c’est le terme technique, — mais toujours des accidents heureux. Tout change, tout module, tout chatoie et miroite. Des nœuds étroits se forment, non sans vigueur, non sans rigueur même, pour se dénouer avec une aisance imprévue. Éloignée un moment, égarée peut-être, la tonalité se rapproche et se retrouve. On croyait la voix embarrassée et captive, elle se dégage et se libère soudain. Clair de lune, Au bord de l’eau, les Roses d’Ispahan, combien d’autres encore, elles ont toutes, ou presque toutes, ces mélodies, même souplesse et même fluidité. Un reflet de la Venise de Gounod, écrivions-nous tout-à-l’heure du célèbre Clair de lune. Plutôt peut-être comme un prisme, au travers duquel se brise et se décompose le rayon. En vérité, si l’on osait transposer de l’ordre divin dans un ordre profane, bien qu’idéal encore, la psychologie et le langage mystique, on dirait volontiers de la mélodie de M. Fauré en général et de celle-ci plus que de toute autre : elle « a des artifices secrets, incroyables, pour se faire aimer » ; elle « a des éloignements qui nous approchent » et souvent, lorsqu’elle « se dérobe, » elle « se donne [5] »

« Harmonie ! Harmonie ! » On peut bien ici l’invoquer avec Musset, mais sans ajouter avec lui que c’est d’Italie qu’elle nous est venue. Autant que la mélodie, sinon davantage, elle est l’ingénieuse ouvrière des chefs-d’œuvre très français d’un Fauré. De quel musicien a-t-on raconté que, tout enfant, il cherchait sur le piano « les notes qui s’aiment. » Celles-là, qu’il connaît bien, doivent au compositeur du Clair de lune de nouvelles raisons de s’aimer. il en a réuni d’autres, qui s’ignoraient entre elles, et d’autres encore, qui croyaient peut-être se haïr. Ainsi, dans une forme de la musique autrefois individuelle et pour ainsi parler, solitaire, le nombre, de plus en plus, intervient, et le nombre, non seulement des notes, mais des voix. Au chant des lèvres humaines, le piano, qui ne faisait que l’accompagner, mêle désormais ses chants.

Avec, ou malgré cela, cet art subtil n’est pas d’un mandarin ou d’un mage. Délicieuse ici de grâce ondoyante, la mélodie de M. Fauré peut être ailleurs admirable de droiture et de force. Alors elle se livre tout de suite et tout entière, sans réserve comme sans retard. Alors son lyrisme tantôt se renferme et se concentre en des formes brèves, en des raccourcis sonores (le Secret, les Présents), tantôt au contraire s’épanche et se déploie. Ce dernier cas est celui de larges, de magnifiques effusions telles que les Berceaux, les deux Automne, Au Cimetière, Après un rêve.


Le long du quai, les grands vaisseaux
Que la houle incline en silence,
Ne prennent pas garde aux berceaux
Que la main des femmes balance.


Ainsi que naguère à la poésie de Lamartine la musique de Gounod, quelle envergure la musique de M. Fauré donne aux strophes de Sully Prudhomme ! Comme elle en amplifie les oscillations ! Mais surtout comme elle en avive le sentiment et l’émotion ! Comme le chant, ou les chants, car ils sont plus d’un, qui se répondent, pénètrent en nous ! Comme les notes de la basse, une par une, descendent au fond de nous, comme leurs coups réguliers y retentissent, tandis que, s’élevant, les notes de la voix gémissent et, quelques-unes du moins, les plus hautes, sont près de crier. Un cri véritable, atroce, éclate au milieu de la mélodie qui s’appelle Au Cimetière, (poésie de M. Jean Richepin). Dans l’œuvre de M. Fauré, je sais une autre page funèbre, mais celle-là sereine et consolatrice : le Pie Jesu du Requiem. Lisez, chantez-les toutes deux et vous admirerez, vous aimerez cet art, cette âme de musicien, sensible, devant la vie et devant la mort, à tous les modes, et toutes les nuances de la tristesse humaine, depuis la mélancolie jusqu’au désespoir.

C’est la tristesse encore, une tristesse infiniment pure, sereine et profonde, sans violence et sans trouble, presque sans mouvement, que respire l’admirable câi/iso/ie intitulée : Après un rêve. Nous disons bien : canzone, car elle fut, paraît-il, à la suite d’une gageure ou d’un concours, et sous les auspices de Pauline Viardot, imitée par M. Fauré, très jeune alors, des vieux chefs-d’œuvre d’Italie. Elle nous parait, tout simplement, leur égale et leur sœur. Pour le fond et pour la forme, pour la pensée, ou la passion, intense et contenue, et pour le style, je ne vois de comparable à ce chant, porté sur de calmes accords, qu’un chant, à peine connu, mais qui mériterait d’être célèbre, du vénitien Caldara. Pendant près d’un demi-siècle, bien des mélodies de M. Fauré, modernes et, comme on dit, « avancées », témoins du présent, annonciatrices de l’avenir, nous ont parlé d’aujourd’hui, voire de demain. Mais dans cette mélodie vraiment unique, nous sentons, nous aimons quelque chose qui vient de plus loin, qui va plus loin aussi et qui ne passera pas : c’est l’esprit, c’est le génie latin et classique, l’ordre des lois éternelles, la beauté des règles souveraines, des règles d’or.

Hier et demain, musique d’autrefois et « musique de l’avenir » se mêlent dans une mélodie en quelque sorte à double visage, de Charles Bordes : Sur un vieil air (poésie de Verlaine).


Le piano que baise une main frêle,
Luit dans le soir rose et gris, vaguement.
Tandis qu’avec un très léger bruit d’aile
Un air bien vieux, bien faible et bien charmant
Rôde, discret, épeuré quasiment
Dans le boudoir longtemps parfumé d’elle.


Cet « air bien vieux » n’est autre que Plaisir d’amour. Il « rôde » en effet, il passe et repasse, du commencement à la fin de la mélodie, à travers un accompagnement continu, tissé d’harmonies singulièrement neuves et jeunes. Tantôt elles l’enveloppent et le voilent, tantôt elles le découvrent, pour le recouvrir aussitôt. Est-ce de lui, serait-ce d’elles, que nous vient ce charme, cet attendrissement et cet obscur désir de larmes ? Elles, lui, nous les distinguons à peine. Un art primitif, un art plus que raffiné, risquaient ici de se heurter, au moins de se contredire : ils s’accordent jusqu’à se fondre en un délicieux concert. « Sweets on the sweet. » Sur la douceur de l’un, sur sa tristesse, l’autre ne fait que répandre plus de tristesse et de douceur encore.

Tristia. Toutes ou presque toutes les mélodies de Bordes pourraient s’appeler de ce nom. Peut-être encore plus que de M. Fauré, Verlaine est le poète favori, fraternel de ce musicien dolent. J’ai tort : c’est douloureux qu’il faut dire, sous peine de rabaisser sa tristesse même et de la réduire à la médiocrité d’une banale et fade mélancolie.

« Le son du cor s’afflige au fond des bois. » Ni ce vers, et ceux qui suivent, de Verlaine toujours, ni ceux d’Alfred de Vigny, qu’ils rappellent, n’ont rien d’aussi navrant que la musique inspirée par eux. Des « Paysages tristes » du poète, le musicien a fait des paysages désolés. Soleils couchants, l’Heure du berger, donnent une impression profonde, et qui va jusqu’au malaise, presque jusqu’à la peur, de solitude et de silence. Rien n’est curieux comme de voir ou plutôt d’entendre ces mots : « Soleils couchants, » revenir sans cesse, changer de valeur, et véritablement de couleur, suivant la place que la musique leur donne dans la période mélodique, selon l’atmosphère, la couleur harmonique dont elle les environne et les baigne. Avec l’Heure du berger, on entre plus avant encore, à pas lents, réguliers, dans l’infini de la tristesse. Et soudain, quand se creuse, dans le chant ou dans l’accompagnement, un trou de silence et d’ombre, on a la sensation d’y tomber. Elles sont à peine connues, ces mélodies, sombres chefs-d’œuvre du grand artiste et de l’apôtre plus grand encore que fut Charles Bordes. Serviteur des maîtres, de tous les maîtres, il n’était insoucieux que de son propre service. Mais plus il s’oublia, plus nous devons nous souvenir de lui.

« C’est la nostalgie de la mort, » disait Georges Bizet d’un lied de Schumann. Il l’aurait dit également des mélodies de Charles Bordes et de deux mélodies au moins d’Ernest Chausson : le Temps des lilas et les Heures. L’une et l’autre se ressemblent par une commune et mortelle mélancolie, par la tonalité, par les syncopes anxieuses de l’accompagnement. La première, belle d’ampleur, se développe en une longue et lente période, oratoire et musicale à la fois. La seconde a moins de mouvement, ou plutôt, composée de notes voisines entre elles et groupées autour d’une note centrale, constante, elle se meut, sans écart, dans un plus étroit espace. Et puis, et surtout, les paroles en étant vagues, obscures, nous l’aimons, cette mélodie, parce qu’elle donne un sens flatteur pour la musique à la fameuse boutade : « Ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le chante. » Oui, chanté seulement, par la vertu mystérieuse et toute-puissante du chant, cela, même cela, qui n’était rien, ne voulant presque rien dire, devient quelque chose, et de très beau.


Nous voici devant les dernières de nos mélodies françaises, mais non pas les moindres. Vieilles de quarante années peut-être, les mélodies de M. Henri Duparc ne sont même pas, il s’en faut, les dernières par l’âge. Bien d’autres ont paru depuis, dont nous avons parlé, ou que nous pourrions signaler encore. De celles-ci pourtant mieux vaut nous taire. Pourquoi ? Pour une raison qu’en termes analogues Renan et, croyons-nous, Brunetière, ont formulée tour à tour. « En art », a dit l’un, « la sympathie est la grande méthode. » Et l’autre : « On ne devrait écrire que de ce qu’on aime. « A ce compte-là, que n’écrirait-on pas de l’Invitation au voyage, de Phidylé, du Lamento, de la Chanson triste et de la Vie antérieure ! Il n’y a pas là plus de vingt ou trente pages. C’est peu. Mais « vray est que ce peu plus est délicieux que le beaucoup » de tel ou tel. Cinq ou six mélodies, mais autant de chefs-d’œuvre, et classiques, si par ce mot nous entendons encore, avec les Anciens, les œuvres, comme les hommes, les citoyens, de la première classe, ou du premier rang.

Mélodique, harmonique et symphonique, en ces trois ordres, l’imagination de M. Duparc a même puissance et même grandeur. Sa pensée musicale est de celles qui, du premier élan, vont très loin, volent très haut, et s’y soutiennent. Je ne connais pas de chants animés d’un souffle plus fort, alors même qu’il est calme, et d’une vie plus intense, que d’ailleurs elle se contienne ou qu’elle se répande. La beauté de la Chanson triste et des arpèges, admirables de richesse, qui l’enlacent, est faite ainsi de je ne sais quelle plénitude sonore. Plus belle encore, la Vie antérieure l’est d’une beauté diverse et sans cesse renouvelée.


J’ai longtemps habité sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux.
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.


Droite et majestueuse elle-même, la strophe musicale est fondée sur le ton et sur l’accord immuable d’ut majeur. La période suivante s’élève par degrés. Chant, accompagnement, modulations, la musique tout entière se meut et s’émeut. Comme la poésie, mais avec un bien autre éclat, elle évoque un monde grandiose, féerique, de formes et de couleurs. Le luxe du verbe, et du verbe de Baudelaire, n’est rien ici auprès de la magnificence des sons, de l’éclair de certaines notes, de la splendeur de certains accords.


C’est là que j’ai vécu dans les voluptés calmes.


Sur ce vers, voluptueuse encore, mais déjà calmée, par les mêmes degrés qu’elle avait gravis, la musique va descendre. Elle s’exaltait, elle s’apaise. Lyrique toujours, elle ne l’est plus que d’un lyrisme pour ainsi dire intérieur, et son rêve somptueux s’achève longuement, en nostalgique, en douloureuse rêverie.

La voix s’est tue, et pendant quelques mesures le piano continue de chanter. Son rôle d’accompagnateur et de subalterne est bien fini. Dans l’Invitation au voyage, tout chante également, toujours. Tout, et dès le début, jusqu’à ces couples d’accords voisins, plus que voisins, qui s’effleurent et, rien qu’à s’effleurer, frissonnent d’un long, doux et triste frisson. Partout sans doute la voix prédomine. Mais quand vient la dernière strophe, les mêmes ondes, ridées à peine, qui ne faisaient que la soutenir, la soulèvent et l’emportent. Rapides, serrés, les arpèges multiplient et précipitent leurs vagues de lumière. Sur certains mots, certaines notes jettent vraiment des flammes. Tout rayonne et resplendit. Nous .sommes ici devant une « gloire » sonore.

« Comme une aile au pied du vers posée. » Jamais la note n’a mieux justifié la flatterie de cette image. Jamais la musique n’a plus exalté, magnifié la poésie. Phidylé surtout, la Phidylé qui parle seulement, n’est rien auprès de celle qui chante aussi.


L’herbe est molle au sommeil sous les frais peupliers
Aux pentes des sources moussues,
Qui dans les prés en fleurs germant par mille issues,
Se perdent dans les noirs halliers.

Repose, ô Phidylé. Midi sur les feuillages
Rayonne et t’invite au sommeil.
Par le trèfle et le thym, seules, en plein soleil,
Chantent les abeilles volages.

Un chaud parfum circule au détour des sentiers.
La rouge fleur des blés s’incline,
Et les oiseaux, rasant de l’aile la colline,
Cherchent l’ombre des églantiers.


Mais quand l’Astre, incliné sur sa courbe éclatante,
Verra ses ardeurs s’apaiser,
Que Ion plus beau sourire et ton meilleur baiser
Me récompense de l’attente.


Bucolique charmante, cette gracieuse invitation, non plus au voyage, mais au repos d’abord, ensuite à l’amour, n’est guère autre chose. Que s’il était possible de citer, après la poésie, la musique, on verrait aussitôt, non pas apparaître, mais éclater la différence, et tout un ordre nouveau, tout un monde, autrement vaste, autrement varié, s’ouvrir. Les diverses puissances de la musique s’unissent pour lui donner le mouvement et la vie. Par l’ampleur autant que par la richesse, le rythme d’abord, le rythme des sons, surpasse infiniment le rythme des vers. Il divise les strophes, pareilles en périodes inégales par la coupe métrique et par la durée. L’harmonie à son tour colore de teintes changeantes les paysages qui se succèdent, tandis que la symphonie, elle aussi mouvante, en renouvelle constamment les formes. Quant à ces trois mots : « Repose, ô Phidylé, » la musique, les répétant de place en place, en a fait chaque fois, la dernière surtout, une halte délicieuse, un reposoir sonore. Elle semble elle-même s’y reposer et s’y complaire longuement, ne chantant qu’à voix basse, attentive et comme suspendue aux échos prolongés de sa mourante voix. Mais quand vient la strophe dernière, cette voix se ranime et surgit soudain du silence. Qui donc est Phidylé ? Nymphe sans doute, et peut-être déesse, tellement on croit voir ici quelque Vénus du Titien ou l’Antiope du Corrège, éveillée tout à coup, se lever. Et ce n’est pas seulement la voix, c’est la musique entière qui se lève et s’élève. De quel élan et jusqu’à quelle hauteur ! « Tu fais cela, musique, » s’écriait Shakspeare un jour, après avoir dénombré ses miracles. Et nous, nous admirons la musique, la nôtre, qui fait d’un appel aimable, une des plus pathétiques et des plus grandioses parmi les innombrables invocations d’amour.

Là enfin, même là, quoique le sentiment et la passion y monte à son faite, là comme dans l’Invitation au voyage, « là (out n’est qu’ordre et beauté. » Quelle que soit la nouveauté, la richesse de cet art, l’ordre le régit, l’ordre le préserve de l’excès et de l’écart. Jamais rien, fût-ce les plus libres modulations, les harmonies les plus audacieuses, n’altère dans les chefs-d’œuvre français d’un Fauré, d’un Duparc, ce que Charles Maurras appela naguère « le beau visage de l’unité. »

Cette unité, que trop souvent ailleurs notre musique moderne a compromise et rompue, la voix humaine, dans le genre que nous achevons de décrire, continue de la représenter et de la défendre. Harmonique, symphonique même, l’évolution générale ne pouvait, nous l’avons dit, manquer d’accroître le rôle, autrefois secondaire, du piano d’accompagnement. Le domaine de la « mélodie » n’en demeure pas moins le royaume, ou le refuge du chant, d’un chant unique, ou du moins supérieur à ceux qui concourent avec lui. Une voix, un instrument, la « mélodie » ne comporte que deux interprètes. Contre les excès croissants du nombre cela suffit, dans une certaine mesure, à la protéger. Cela suffit également, nous venons de le voir, à créer les chefs-d’œuvre que sont nos chants. Ici l’on va se hâter de nous dire : « Les autres, » — les ennemis. — « les autres ont eu Schubert et Schumann. » il est vrai. Et qui parle de les oublier ! Tous les deux, surtout Schubert, ils surpassent les nôtres par l’abondance et la diversité. Peut-être aussi la « mélodie » française a-t-elle manqué toujours un peu du naturel, du tour familier et populaire qui fait l’un des charmes du lied allemand. Mais depuis leur Schubert et leur Schumann, ils n’ont pas eu, — « les autres, » — tous ceux qui nous furent donnés à nous et qu’ils nous envient. Ceux-là, gardons-nous plus que jamais de les méconnaître. Aimons-les, si les temps sont révolus où les Français non seulement ne s’aimaient pas entre eux, mais ne s’aimaient pas eux-mêmes. Souhaitons seulement, et nous finirons par ce vœu, souhaitons que notre « mélodie » prenne, ou reprenne quelquefois un accent qui fut nôtre et que notre musique a perdu : l’accent de la joie. Sainte-Beuve écrivait à Baudelaire, après avoir analysé l’impression que venaient de lui donner les vers du poète. « Vous dire que cet effet général est triste, ne saurait vous étonner. » On pourrait, sans les surprendre eux non plus, dire la même chose à nos musiciens modernes et volontiers « baudelairisants. » Ils ont abusé de la mélancolie, de la tristesse et du désespoir. Au lendemain du triomphe, à l’aube d’un âge nouveau, nous demandons que le sourire, le rire même, revienne sur les lèvres mélodieuses de la patrie.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. A. Boschot : Le crépuscule d’un romantique ; — Hector Berlioz (1842-1869), p. 98.
  2. Sully Prudhomme.
  3. Le Feu.
  4. La Fontaine, fables ; X, 1. (Discours à Mme de la Sablière.)
  5. Bossuet.