LEONE LEONI.

Nous étions à Venise. Le froid et la pluie avaient chassé les promeneurs et les masques de la place et des quais. La nuit était sombre et silencieuse. On n’entendait au loin que la voix monotone de l’Adriatique se brisant sur les îlots, et de temps en temps les cris des hommes de quart de la frégate qui garde l’entrée de la Giudecca s’entrecroisant avec les réponses de la goëlette de surveillance. C’était un beau soir de carnaval dans l’intérieur des palais et des théâtres ; mais au dehors tout était morne, et les réverbères se reflétaient sur les dalles humides, où retentissait de loin en loin le pas précipité d’un masque attardé, enveloppé dans son manteau.

Nous étions tous deux seuls dans une des salles de l’ancien palais Nasi, situé sur le quai des Esclavons, et converti aujourd’hui en auberge, la meilleure de Venise. Quelques bougies éparses sur les tables et la lueur du foyer éclairaient faiblement cette pièce immense, et l’oscillation de la flamme semblait faire mouvoir les divinités allégoriques peintes à fresque sur le plafond. Juliette était souffrante, elle avait refusé de sortir. Étendue sur un sofa et roulée à demi dans son manteau d’hermine, elle semblait plongée dans un léger sommeil, et je marchais sans bruit sur le tapis en fumant des cigarettes de Serraglio.

Nous connaissons, dans mon pays, un certain état de l’ame qui est, je crois, particulier aux Espagnols. C’est une sorte de quiétude grave qui n’exclut pas, comme chez les peuples tudesques, et dans les cafés d’Orient, le travail de la pensée. Notre intelligence ne s’engourdit pas durant ces extases où l’on nous voit plongés. Lorsque nous marchons méthodiquement, en fumant nos cigares, pendant des heures entières, sur le même carré de mosaïque sans nous en écarter d’une ligne, c’est alors que s’opère le plus facilement chez nous ce que l’on pourrait appeler la digestion de l’esprit ; les grandes résolutions se forment en de semblables momens, et les passions soulevées s’apaisent pour enfanter des actions énergiques. Jamais un Espagnol n’est plus calme que lorsqu’il couve quelque projet ou sinistre ou sublime. Quant à moi, je digérais alors mon projet, mais il n’avait rien d’héroïque ni d’effrayant. Quand j’eus fait environ soixante fois le tour de la chambre et fumé une douzaine de cigarettes, mon parti fut pris. Je m’arrêtai auprès du sofa ; et sans m’inquiéter du sommeil de ma jeune compagne : — Juliette, lui dis-je, voulez-vous être ma femme ?

Elle ouvrit les yeux et me regarda sans répondre. Je crus qu’elle ne m’avait pas entendu, et je réitérai ma demande.

— J’ai fort bien entendu, répondit-elle d’un ton d’indifférence, et elle se tut de nouveau.

Je crus que ma demande lui avait déplu, et j’en conçus une colère et une douleur épouvantables, mais par respect pour la gravité espagnole je n’en témoignai rien, et je me remis à marcher autour de la chambre.

Au septième tour, Juliette m’arrêta en me disant : À quoi bon ?

Je fis encore trois tours de chambre, puis je jetai mon cigare, et tirant une chaise, je m’assis auprès d’elle.

— Votre position dans le monde, lui dis-je, doit vous faire souffrir ?

— Je sais, répondit-elle en soulevant sa tête ravissante et en fixant sur moi ses yeux bleus où l’apathie semblait toujours combattre la tristesse, oui, je sais, mon cher Aleo, que je suis flétrie dans le monde d’une désignation ineffaçable : fille entretenue.

— Nous l’effacerons, Juliette, mon nom purifiera le vôtre.

— Orgueil des grands ! reprit-elle avec un soupir. Puis se tournant tout à coup vers moi, et saisissant ma main qu’elle porta malgré moi à ses lèvres : — En vérité ! ajouta-t-elle, vous m’épouseriez, Bustamente ? mon Dieu ! mon Dieu ! quelle comparaison vous me faites faire ?

— Que voulez-vous dire, ma chère enfant ? — lui demandai-je. Elle ne me répondit pas et fondit en larmes.

Ces larmes dont je ne comprenais que trop bien la cause me firent beaucoup de mal. Mais je renfermai l’espèce de fureur qu’elles m’inspiraient, et je revins m’asseoir auprès d’elle.

— Pauvre Juliette, lui dis-je, cette blessure saignera donc toujours !

— Vous m’avez permis de pleurer, répondit-elle, c’est la première de nos conventions ?

— Pleure, ma pauvre affligée, lui dis-je ; ensuite écoute et réponds-moi ?

Elle essuya ses larmes et mit sa main dans la mienne.

— Juliette, lui dis-je, lorsque vous vous traitez de fille entretenue, vous êtes une folle. Qu’importent l’opinion et les paroles grossières de quelques sots ? Vous êtes mon amie, ma compagne, ma maîtresse…

— Hélas ! oui, dit-elle, je suis ta maîtresse, Aleo, et c’est là ce qui me déshonore ; je devrais être morte plutôt que de léguer à un noble cœur comme le tien la possession d’un cœur à demi éteint.

— Nous en ranimerons peu à peu les cendres, ma Juliette, laisse-moi espérer qu’elles cachent encore une étincelle que je puis trouver.

— Oui, oui, je l’espère, je le veux ! dit-elle vivement. Je serai donc ta femme ? Mais pourquoi ? t’en aimerai-je mieux ? te croiras-tu plus sûr de moi ?

— Je te saurai plus heureuse, et j’en serai plus heureux.

— Plus heureuse ! Vous vous trompez, je suis avec vous aussi heureuse que possible ; comment le titre de dona Bustamente pourrait-il me rendre plus heureuse ?

— Il vous mettrait à couvert des insolens dédains du monde.

— Le monde ? dit Juliette, vous voulez dire vos amis ? Qu’est-ce que le monde ? je ne l’ai jamais su. J’ai traversé la vie et fait le tour de la terre sans réussir à apercevoir ce que vous appelez le monde.

— Je sais que tu as vécu jusqu’ici comme la fille enchantée dans son globe de cristal, et pourtant je t’ai vue jadis verser des larmes amères sur la déplorable situation que tu avais alors. Je me suis promis de t’offrir mon rang et mon nom, aussitôt que ton affection me serait assurée.

— Vous ne m’avez pas comprise, don Aleo, si vous avez cru que la honte me faisait pleurer. Il n’y avait pas de place dans mon ame pour la honte, il y avait assez d’autres douleurs pour la remplir et pour la rendre insensible à tout ce qui venait du dehors. S’il m’eût aimée toujours, j’aurais été heureuse, eussé-je été couverte d’infamie aux yeux de ce que vous appelez le monde.

Il me fut impossible de réprimer un frémissement de colère, je me levai pour marcher dans la chambre, Juliette me retint. — Pardonne-moi, me dit-elle d’une voix émue ; pardonne-moi le mal que je te fais. Il est au-dessus de mes forces de ne jamais parler de cela.

— Eh bien ! Juliette, lui répondis-je en étouffant un soupir douloureux, parles-en donc, si cela doit te soulager ! Mais est-il possible que tu ne puisses parvenir à l’oublier ? Quand tout ce qui t’environne tend à te faire concevoir une autre vie, un autre bonheur, un autre amour !

— Tout ce qui m’environne ! dit Juliette avec agitation. Ne sommes-nous pas à Venise ?

Elle se leva et s’approcha de la fenêtre ; sa jupe de taffetas blanc formait mille plis autour de sa ceinture délicate. Ses cheveux bruns s’échappaient des grandes épingles d’or ciselé qui ne les retenaient plus qu’à demi, et baignaient son dos d’un flot de soie parfumée. Elle était si belle avec ses joues à peine colorées et son sourire moitié tendre, moitié amer, que j’oubliai ce qu’elle disait, et je m’approchai pour la serrer dans mes bras. Mais elle venait d’entr’ouvrir les rideaux de la fenêtre, et regardant à travers la vitre où commençait à briller le rayon humide de la lune : — Ô Venise ! que tu es changée ! s’ëcria-t-elle ; que je t’ai vue belle autrefois, et que tu me sembles aujourd’hui déserte et désolée !

— Que dites-vous, Juliette ? m’écriai-je à mon tour ; vous étiez déjà venue à Venise ? Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ?

— Je voyais que vous aviez le désir de voir cette belle ville, et je savais qu’un mot vous aurait empêché d’y venir. Pourquoi vous aurais-je fait changer de résolution ?

— Oui ! j’en aurais changé, répondis-je en frappant du pied. Eussions-nous été à l’entrée de cette ville maudite, j’aurais fait virer la barque vers une rive que ce souvenir n’eût pas infestée ; je vous y aurais conduite, je vous y aurais portée à la nage, s’il eût fallu choisir entre un pareil trajet et la maison que voici, où peut-être vous retrouvez à chaque pas une trace brûlante de son passage ! Mais dites-moi donc, Juliette, où je pourrai me réfugier avec vous contre le passé ? Nommez-moi donc une ville, enseignez-moi donc un coin de l’Italie où cet aventurier ne vous ait pas traînée ?

J’étais pâle et tremblant de colère ; Juliette se retourna lentement, me regarda avec froideur, et reportant les yeux vers la fenêtre : — Venise, dit-elle, nous t’avons aimée autrefois, et aujourd’hui je ne te revois pas sans émotion, car il te chérissait, il t’invoquait partout dans ses voyages, il t’appelait sa chère patrie, car c’est toi qui fus le berceau de sa noble maison, et un de tes palais porte encore le même nom que lui.

— Par la mort et par l’éternité, dis-je à Juliette en baissant la voix, nous quitterons demain cette chère patrie !

— Vous pourrez quitter demain et Venise et Juliette, me répondit-elle avec un sang-froid glacial ; mais pour moi, je ne reçois d’ordres de personne, et je quitterai Venise quand il me plaira.

— Je crois vous comprendre, mademoiselle, dis-je avec indignation : Leoni est à Venise.

Juliette fut frappée d’une commotion électrique. — Qu’est-ce que tu dis ? Leoni est à Venise ? s’écria-t-elle dans une sorte de délire, en se jetant dans mes bras, répète ce que tu as dit, répète son nom, que j’entende au moins encore une fois son nom ! — Elle fondit en larmes, et suffoquée par ses sanglots, elle perdit presque connaissance. Je la portai sur le sofa, et sans songer à lui donner d’autre secours, je me remis à marcher sur la bordure du tapis. Alors ma fureur s’apaisa comme la mer quand le sirocco replie ses ailes. Une douleur amère succéda à mon emportement, et je me pris à pleurer comme une femme.

Au milieu de ce déchirement, je m’arrêtai à quelques pas de Juliette et je la regardai. Elle avait le visage tourné vers la muraille, mais une glace de quinze pieds de haut qui remplissait le panneau me permettait de voir son visage. Elle était pâle comme la mort, et ses yeux étaient fermés comme dans le sommeil ; il y avait plus de fatigue encore que de douleur dans l’expression de sa figure, et c’était là précisément la situation de son ame : l’épuisement et la nonchalance l’emportaient sur le dernier bouillonnement des passions. J’espérai.

Je l’appelai doucement, et elle me regarda d’un air étonné, comme si sa mémoire perdait la faculté de conserver les faits, en même temps que son ame perdait la force de ressentir le dépit.

— Que veux-tu ? me dit-elle, et pourquoi me réveilles-tu ?

— Juliette, lui dis-je, je t’ai offensée, pardonne-le-moi ? J’ai blessé ton cœur…

— Non, dit-elle, en portant une main à son front et en me tendant l’autre, tu as blessé mon orgueil seulement. Je t’en prie, Aleo, souviens-toi que je n’ai rien, que je vis de tes dons, et que l’idée de ma dépendance m’humilie. Tu as été bon et généreux envers moi, je le sais ; tu me combles de soins, tu me couvres de pierreries, tu m’accables de ton luxe et de ta magnificence, sans loi je serais morte dans quelque hôpital d’indigens, ou je serais enfermée dans une maison de fous. Je sais tout cela. Mais souviens-toi, Bustamente, que tu as fait tout cela malgré moi, que tu m’as prise à demi morte et que tu m’as secourue sans que j’eusse le moindre désir de l’être ; souviens-toi que je voulais mourir et que tu as passé bien des nuits à mon chevet, tenant mes mains dans les tiennes, pour m’empêcher de me tuer ; souviens-toi que j’ai refusé long-temps la protection et les bienfaits, et que si je les accepte aujourd’hui, c’est moitié par faiblesse et par découragement de la vie, moitié par affection et par reconnaissance pour toi, qui me demandes à genoux de ne pas les repousser. Le plus beau rôle t’appartient, ô mon ami, je le sens, mais suis-je coupable de ce que tu es bon ? Doit-on me reprocher sérieusement de m’avilir, lorsque, seule et désespérée, je me confie au plus noble cœur qui soit sur la terre ?

— Ma bien-aimée, lui dis-je en la pressant sur mon cœur, tu réponds admirablement aux viles injures des misérables qui t’ont méconnue ; mais pourquoi me dis-tu cela ? Crois-tu avoir besoin de te justifier auprès de Bustamente du bonheur que tu lui as donné, le seul bonheur qu’il ait jamais goûté dans sa vie ? C’est à moi de me justifier si je puis, car c’est moi qui ai tort. Je sais combien ta fierté et ton désespoir m’ont résisté ; je ne devrais jamais l’oublier. Quand je prends un ton d’autorité avec toi, je suis un fou qu’il faut excuser, car la passion que j’ai pour toi trouble ma raison et dompte toutes mes forces ; pardonne-moi, Juliette, et oublie un instant de colère. Hélas ! je suis malhabile à me faire aimer ; j’ai dans le caractère une rudesse qui te déplaît ; je te blesse quand je commençais à te guérir, et souvent je détruis dans une heure l’ouvrage de bien des jours.

— Non, non, oublions cette querelle, interrompit Juliette en m’embrassant, pour un peu de mal que vous me faites, je vous en fais cent fois plus. Votre caractère est quelquefois impérieux, ma douleur est toujours cruelle ; et cependant ne croyez pas qu’elle soit incurable, votre bonté et votre amour finiront par la vaincre ; j’aurais un cœur ingrat si je n’acceptais l’espérance que vous me montrez. Nous parlerons de mariage une autre fois ; peut-être m’y ferez-vous consentir, pourtant j’avoue que je crains cette sorte de dépendance consacrée par toutes les lois et par tous les préjugés ; cela est honorable, mais cela est indissoluble.

— Encore un mot cruel, Juliette ! craignez-vous donc d’être à jamais à moi ?

— Non, non, sans doute, ne t’afflige pas, je ferai ce que tu voudras, mais laissons cela pour aujourd’hui.

— Eh bien ! accorde-moi une autre faveur à la place de celle-là ; consens à quitter Venise demain.

— De tout mon cœur ; que m’importe Venise et tout le reste ? Va, ne me crois pas quand j’exprime quelque regret du passé, cest le dépit ou la folie qui me fait parler ainsi. Le passé ! juste ciel ! Ne sais-tu pas combien j’ai de raisons pour le haïr ? Vois comme il m’a brisée ; comment aurais-je la force de le ressaisir s’il m’était rendu ?

Je baisai la main de Juliette pour la remercier de l’effort qu’elle faisait en parlant ainsi. Mais je n’étais pas convaincu, elle ne m’avait fait aucune réponse satisfaisante. Je repris ma promenade mélancolique autour de la chambre.

Le sirocco s’était levé et avait séché le pavé en un instant. La ville était redevenue sonore comme elle l’est ordinairement, et mille bruits de fête se faisaient entendre, tantôt la chanson rauque des gondoliers avinés, tantôt les huées des masques sortant des cafés et agaçant les passans, tantôt le bruit de la rame sur le canal. Le canon de la frégate souhaita le bonsoir aux échos des lagunes qui lui répondirent comme une décharge d’artillerie. Le tambour autrichien y mêla son roulement, et la cloche de Saint-Marc fit entendre un son lugubre.

Une tristesse horrible s’empara de moi. Les bougies, en se consumant, mettaient le feu à leurs collerettes de papier vert, et jetaient une lueur livide sur les objets. Tout prenait pour mes sens des formes et des sons imaginaires. Juliette, étendue sur le sofa et roulée dans l’hermine et dans la soie, me semblait une morte enveloppée dans son linceul ; les chants et les rires du dehors me faisaient l’effet de cris de détresse, et chaque gondole qui glissait sous le pont de marbre situé au bas de ma fenêtre, me donnait l’idée d’un noyé se débattant contre les flots et l’agonie. Enfin je n’avais que des pensées de désespoir et de mort dans la tête, et je ne pouvais soulever le poids dont ma poitrine était oppressée.

Cependant je me calmai et je fis de moins folles réflexions. Je m’avouai que la guérison de Juliette faisait des progrès bien lens, et que malgré tous les sacrifices que la reconnaissance lui avait arrachés en ma faveur, son cœur était presqu’aussi malade que dans les premiers jours. Ces regrets si longs et si amers d’un amour si misérablement placé me semblaient inexplicables, et j’en cherchai la cause dans l’impuissance de mon affection. Il faut, pensai-je, que mon caractère lui inspire quelque répugnance insurmontable qu’elle n’ose m’avouer. Peut-être la vie que je mène lui est-elle antipathique, et pourtant j’ai conformé mes habitudes aux siennes. Leoni la promenait sans cesse de ville en ville ; je la fais voyager depuis deux ans sans m’attacher à aucun lieu et sans tarder un instant à quitter l’endroit où je vois la moindre trace d’ennui sur son visage. Cependant elle est triste, cela est certain, rien ne l’amuse, et c’est par dévouement qu’elle daigne quelquefois sourire ; rien de ce qui plaît aux femmes n’a d’empire sur cette douleur ; c’est un rocher que rien n’ébranle, un diamant que rien ne ternit. Pauvre Juliette ! quelle vigueur dans ta faiblesse ! quelle résistance désespérante dans ton inertie ! Insensiblement je m’étais laissé aller à exprimer tout haut mes anxiétés. Juliette s’était soulevée sur un bras, et, penchée en avant sur les coussins, elle m’écoutait tristement.

— Écoute, lui dis-je en m’approchant d’elle, j’imagine une nouvelle cause à ton mal. Je l’ai trop comprimé, tu l’as trop refoulé dans ton cœur ; j’ai craint lâchement de voir cette plaie dont l’aspect me déchirait, et toi, par générosité, tu me l’as cachée. Ainsi négligée et abandonnée, ta blessure s’est envenimée tous les jours, quand tous les jours j’aurais dû la soigner et l’adoucir. J’ai eu tort, Juliette, il faut montrer ta douleur, il faut la répandre dans mon sein ; il faut me parler de tes maux passés, me raconter ta vie à chaque instant, me nommer mon ennemi ; oui, il le faut. Tout-à l’heure tu as dit un mot que je n’oublierai pas, tu m’as conjuré de te faire au moins entendre son nom. Eh bien ! prononçons-le ensemble ce nom maudit qui te brûle la langue et le cœur. Parlons de Leoni. — Les yeux de Juliette brillèrent d’un éclat involontaire ; je me sentis oppressé, mais je vainquis ma souffrance, et je lui demandai si elle approuvait mon projet.

— Oui, me dit-elle d’un air sérieux, je crois que tu as raison. Vois-tu, j’ai souvent la poitrine pleine de sanglots ; la crainte de t’affliger m’empêche de les répandre, et j’amasse dans mon sein des trésors de douleur. Si j’osais m’épancher devant toi, je crois que je souffrirais moins ; mon mal est comme un parfum qui se garde éternellement dans un vase fermé ; qu’on ouvre le vase, et le parfum s’échappe bien vite. Si je pouvais parler sans cesse de Leoni, te raconter les moindres circonstances de notre amour, je me remettrais à la fois sous les yeux le bien et le mal qu’il m’a fait, tandis que ton aversion me semble souvent injuste, et que dans le secret de mon cœur j’excuse des torts dont le récit dans la bouche d’un autre me révolterait.

— Eh bien ! lui dis-je, je veux les apprendre de la tienne ; je n’ai jamais su les détails de cette funeste histoire, je veux que tu me les dises, que tu me racontes ta vie tout entière ; en connaissant mieux tes maux, j’apprendrai peut-être à les mieux adoucir. Dis-moi tout, Juliette, dis-moi par quels moyens ce Leoni a su se faire tant aimer ; dis-moi quel charme, quel secret il avait, car je suis las de chercher en vain le chemin inabordable de ton cœur. Je t’écoute, parle.

— Ah ! oui, je le veux bien, répondit-elle, cela va enfin me soulager ; mais laisse-moi parler et ne m’interromps par aucun signe de chagrin ou d’emportement, car je dirai les choses comme elles se sont passées, je dirai le bien et le mal, combien j’ai souffert et combien j’ai aimé.

— Tu diras tout et j’entendrai tout, lui répondis-je. — Je fis apporter de nouvelles bougies et ranimer le feu. Juliette parla ainsi :

— Vous savez que je suis fille d’un riche bijoutier de Bruxelles ; mon père était habile dans sa profession, mais peu cultivé d’ailleurs. De simple ouvrier il s’était élevé à la possession d’une belle fortune que le succès de son commerce augmentait de jour en jour. Malgré son peu d’éducation, il fréquentait les maisons les plus riches de la province, et ma mère, qui était jolie et spirituelle, était bien accueillie dans la société opulente des négocians.

Mon père était doux et apathique. Cette disposition augmentait chaque jour avec sa richesse et son bien-être. Ma mère, plus active et plus jeune, jouissait d’une indépendance illimitée, et profitait avec ivresse des avantages de la fortune et des plaisirs du monde. Elle était bonne, sincère et pleine de qualités aimables, mais elle était naturellement légère, et sa beauté, merveilleusement respectée par les années, prolongeait sa jeunesse aux dépens de mon éducation. Elle m’aimait tendrement, à la vérité, mais sans prudence et sans discernement. Fière de ma fraîcheur et des frivoles talens qu’elle m’avait fait acquérir, elle ne songeait qu’à me promener et à me produire ; elle éprouvait un doux, mais dangereux orgueil, à me couvrir sans cesse de parures nouvelles et à se montrer avec moi dans les fêtes. Je me souviens de ce temps avec douleur et pourtant avec plaisir ; j’ai fait depuis de tristes réflexions sur le futile emploi de mes jeunes années, et cependant je le regrette ce temps de bonheur et d’imprévoyance qui aurait dû ne jamais finir ou ne jamais commencer. Je crois encore voir ma mère avec sa taille rondelette et gracieuse, ses mains si blanches, ses yeux si noirs, son sourire si coquet, et cependant si bon qu’on voyait au premier coup-d’œil qu’elle n’avait jamais connu ni soucis, ni contrariétés, et qu’elle était incapable d’imposer aux autres aucune contrainte, même à bonne intention. Oh, oui ! je me souviens d’elle ! je me rappelle nos longues matinées consacrées à méditer et à préparer nos toilettes de bal, nos après-midi employés à une autre toilette si vétilleuse, qu’il nous restait à peine une heure pour aller nous montrer à la promenade. Je me représente ma mère avec ses robes de satin, ses fourrures, ses longues plumes blanches, et tout le léger volume des blondes et des rubans. Après avoir achevé sa toilette, elle s’oubliait un instant pour s’occuper de moi ; j’éprouvais bien quelque ennui à délacer mes brodequins de satin noir pour effacer un léger pli sur le pied, ou bien à essayer vingt paires de gants avant d’en trouver une dont la nuance rosée fût assez fraîche à son gré. Ces gants collaient si exactement que je les déchirais après avoir pris mille peines pour les mettre ; il fallait recommencer, et nous en entassions les débris avant d’avoir choisi ceux que je devais porter une heure et léguer à ma femme de chambre. Cependant on m’avait tellement accoutumée dès l’enfance à regarder ces minuties comme les occupations les plus importantes de la vie d’une femme, que je me résignais patiemment. Nous partions enfin, et au bruit de nos robes de soie, au parfum de nos manchons, on se retournait pour nous voir. J’étais habituée à entendre notre nom sortir de la bouche de tous les hommes et à voir tomber leurs regards sur mon front impassible. Ce mélange de froideur et d’innocente effronterie constitue ce qu’on appelle la bonne tenue d’une jeune personne. Quant à ma mère, elle éprouvait un double orgueil à se montrer et à montrer sa fille ; j’étais un reflet, ou pour mieux dire, une partie d’elle-même, de sa beauté, de sa richesse ; son bon goût brillait dans ma parure ; ma figure, qui ressemblait à la sienne, lui rappelait, ainsi qu’aux autres, la fraîcheur à peine altérée de sa première jeunesse, de sorte qu’en me voyant marcher, toute fluette à côté d’elle, elle croyait se voir deux fois, pâle et délicate comme elle avait été à quinze ans, brillante et belle comme elle l’était encore. Pour rien au monde, elle ne se serait promenée sans moi, elle se serait crue incomplète et à demi habillée.

Après le dîner recommençaient les graves discussions sur la robe de bal, sur les bas de soie, sur les fleurs. Mon père, qui ne s’occupait de sa boutique que le jour, aurait mieux aimé passer tranquillement la soirée en famille. Mais il était si débonnaire, qu’il ne s’apercevait pas de l’abandon où nous le laissions. Il s’endormait sur un fauteuil pendant que nos coiffeuses s’évertuaient à comprendre les savantes combinaisons de ma mère. Au moment de partir, on réveillait l’excellent homme, et il allait avec complaisance tirer de ses coffrets de magnifiques pierreries qu’il avait fait monter sur ses dessins. Il nous les attachait lui-même sur les bras et sur le cou, et il se plaisait à en admirer l’effet. Ces écrins étaient destinés à être vendus. Souvent nous entendions autour de nous les femmes envieuses se récrier sur leur éclat et prononcer à voix basse de malicieuses plaisanteries. Mais ma mère s’en consolait en disant que les plus grandes dames portaient nos restes, et cela était vrai. On venait le lendemain commander à mon père des parures semblables à celles que nous avions portées. Il envoyait au bout de quelques jours celles-là précisément, et nous ne les regrettions pas, car nous ne les perdions que pour en retrouver de plus belles.

Au milieu d’une semblable vie, je grandissais sans m’inquiéter du présent ni de l’avenir, sans faire aucun effort sur moi-même pour former ou affermir mon caractère. J’étais née douce et confiante comme ma mère, je me laissais aller comme elle au courant de la destinée. Cependant j’étais moins gaie, je sentais moins vivement l’attrait des plaisirs et de la vanité, je semblais manquer du peu de force qu’elle avait, le désir et la faculté de s’amuser. J’acceptais un sort si facile, sans en savoir le prix et sans le comparer à aucun autre. Je n’avais pas l’idée des passions. On m’avait élevée comme si je ne devais jamais les connaître, ma mère avait été élevée de même et s’en trouvait bien, car elle était incapable de les ressentir, et n’avait jamais eu besoin de les combattre». On avait appliqué mon intelligence à des études où le cœur n’avait aucun travail à faire sur lui-même. Je touchais le piano d’une manière brillante, je dansais à merveille, je peignais l’aquarelle avec une netteté et une fraîcheur admirables ; mais il n’y avait en moi aucune étincelle de ce feu sacré qui donne la vie et qui la fait comprendre. Je chérissais mes parens, mais je ne savais pas ce que c’était qu’aimer plus ou moins. Je rédigeais à merveille une lettre à quelqu’une de mes jeunes amies, mais je ne savais pas plus la valeur des expressions que celle des sentimens. Je les aimais par habitude. J’étais bonne envers elles par obligeance et par douceur ; mais je ne m’inquiétais pas de leur caractère, je n’examinais rien. Je ne faisais aucune distinction raisonnée entre elles. Celle que j’aimais le plus était celle qui venait me voir le plus souvent.

J’étais ainsi et j’avais seize ans, lorsque Leoni vint à Bruxelles. La première fois que je le vis, ce fut au théâtre. J’étais avec ma mère dans une loge, assez près du balcon, où il était avec les jeunes gens les plus élégans et les plus riches. Ce fut ma mère qui me le fit remarquer. Elle était sans cesse à l’affût d’un mari pour moi, et le cherchait parmi les hommes qui avaient la toilette la plus brillante et la taille la mieux prise. C’était tout pour elle. La naissance et la fortune ne la séduisaient que comme les accessoires de choses plus importantes à ses yeux, la tenue et les manières. Un homme supérieur sous un habit simple ne lui eût inspiré que du dédain. Il fallait que son futur gendre eût de certaines manchettes, une cravate irréprochable, une tournure exquise, une jolie figure, des habits faits à Paris, et cette espèce de bavardage insignifiant qui rend un homme adorable dans le monde. Quant à moi, je ne faisais aucune comparaison entre les uns ou les autres. Je m’en remettais aveuglément au choix de mes parens, et je ne désirais ni ne fuyais le mariage.

Ma mère trouva Leoni charmant. Il est vrai que sa figure est admirablement belle, et qu’il a le secret d’être aisé, gracieux et animé sous ses habits et avec ses manières de dandy. Mais je n’éprouvai aucune de ces émotions romanesques qui font pressentir la destinée aux ames brûlantes. Je le regardai un instant pour obéir à ma mère, et je ne l’aurais pas regardë une seconde fois, si elle ne m’y eût forcée par ses exclamations continuelles, et par la curiosité qu’elle témoigna de savoir son nom. Un jeune homme de notre connaissance, qu’elle appela pour le questionner, lui répondit que c’était un noble Vénitien, ami d’un des premiers négocians de la ville ; qu’il paraissait avoir une immense fortune, et qu’il s’appelait Leone Leoni.

Ma mère fut charmée de cette réponse. Le négociant, ami de Leoni, donnait précisément le lendemain une fête où nous étions invitées. Légère et crédule qu’elle était, il lui suffit d’avoir appris superficiellement que Leoni était riche et noble, pour jeter aussitôt les yeux sur lui. Elle m’en parla dès le soir même, et me recommanda d’être jolie le lendemain. Je souris et m’endormis exactement à la même heure que les autres soirs, sans que la pensée de Leoni accélérât d’une seconde les battemens de mon cœur. On m’avait habituée à entendre sans émotion former de semblables projets. Ma mère prétendait que j’étais si raisonnable, qu’on ne devait pas me traiter comme un enfant. Ma pauvre mère ne s’apercevait pas qu’elle était elle-même bien plus enfant que moi.

Elle m’habilla avec tant de soin et de recherche, que je fus proclamée la reine du bal. Mais d’abord ce fut en pure perte. Leoni ne paraissait pas, et ma mère crut qu’il était déjà parti de Bruxelles. Incapable de modérer son impatience, elle demanda au maître de la maison ce qu’était devenu son ami le Vénitien.

— Ah ! dit M. Delpech, vous avez déjà remarqué mon Vénitien ? Il jeta en souriant un coup-d’œil sur ma toilette, et comprit. — C’est un joli garçon, ajouta-t-il, de haute naissance et très à la mode à Paris et à Londres. Mais je dois vous confesser qu’il est horriblement joueur, et que si vous ne le voyez pas ici, c’est qu’il préfère les cartes aux femmes les plus belles.

— Joueur ! dit ma mère, cela est fort vilain.

— Oh ! reprit M. Delpech, c’est selon. Quand on en a le moyen !

— Au fait, dit ma mère ; — et cette observation lui suffit. Elle ne s’inquiéta plus jamais de la passion de Leoni pour le jeu…

Peu d’instans après ce court entretien, Leoni parut dans le salon où nous dansions. Je vis M. Delpech lui parler à l’oreille en me regardant, et les yeux de Leoni flotter incertains autour de moi, jusqu’à ce que, guidé sans doute par les indications de son ami, il me découvrit dans la foule et s’approcha pour me mieux voir. Je compris en ce moment que mon rôle de fille à marier était un peu ridicule, car il y avait quelque chose d’ironique dans l’admiration de son regard, et pour la première fois de ma vie peut-être je rougis et sentis de la honte.

Cette honte devint une sorte de souffrance, lorsque je vis que Leoni était retourné à la salle de jeu au bout de quelques instans. Il me sembla que j’étais raillée et dédaignée, et j’en eus du dépit contre ma mère. Cela ne m’était jamais arrivé, et elle s’étonna de l’humeur que je lui montrai. — Allons, me dit-elle avec un peu de dépit à son tour, je ne sais ce que tu as, mais tu deviens laide. Partons.

Elle se levait déjà lorsque Leoni traversa vivement la salle et vint l’inviter à walser. Cet incident inespéré lui rendit la gaieté, elle me jeta en riant son éventail, et disparut avec lui dans le tourbillon.

Comme elle aimait passionnément la danse, nous étions toujours accompagnées au bal par une vieille tante, sœur aînée de mon père, qui me servait de chaperon lorsque je n’étais pas invitée à danser en même temps que ma mère. Mlle Agathe, c’est ainsi qu’on appelait ma tante, était une vieille fille d’un caractère égal et froid. Elle avait plus de bon sens que le reste de la famille, mais elle n’était pas exempte du penchant à la vanité qui est l’écueil de tous les parvenus. Quoiqu’elle fît au bal une fort triste figure, elle ne se plaignait jamais de l’obligation de nous y accompagner ; c’était pour elle l’occasion de montrer dans ses vieux jours de fort belles robes qu’elle n’avait pas eu le moyen de se procurer dans sa jeunesse. Elle faisait donc un grand cas de l’argent, mais elle n’était pas également accessible à toutes les séductions du monde. Elle avait une vieille haine contre les nobles, et ne perdait pas une occasion de les dénigrer et de les tourner en ridicule, ce dont elle s’acquittait avec assez d’esprit.

Fine et pénétrante, habituée à ne pas agir et à observer les actions d’autrui, elle avait compris la cause du petit mouvement d’humeur que j’avais éprouvé. Le babillage expansif de ma mère l’avait instruite de ses intentions sur Leoni, et le visage à la fois aimable, fier et moqueur du Vénitien lui révélait beaucoup de choses que ma mère ne comprenait pas. — Vois-tu, Juliette, me dit-elle, en se penchant vers moi, voici un grand seigneur qui se moque de nous.

J’eus un tressaillement douloureux. Ce que disait ma tante répondait à mes pressentimens. C’était la première fois que j’apercevais clairement sur la figure d’un homme le dédain de notre bourgeoisie. On m’avait accoutumée à me divertir de celui que les femmes ne nous épargnaient guère, et à le regarder comme une marque d’envie ; mais notre beauté nous avait jusque-là préservées du dédain des hommes, et je pensai que Leoni était le plus insolent qui eût jamais existé. Il me fit horreur, et quand après avoir ramené ma mère à sa place, il m’invita pour la contredanse suivante, je le refusai fièrement. Sa figure exprima un tel étonnement que je compris à quel point il s’attendait à un bon accueil. Mon orgueil triompha, et je m’assis auprès de ma mère en déclarant que j’étais fatiguée. Leoni nous quitta en s’inclinant profondément à la manière des Italiens, et en jetant sur moi un regard de curiosité où perçait toujours la moquerie de son caractère.

Ma mère, étonnée de ma conduite, commença à craindre que je ne fusse capable d’une volonté quelconque. Elle me parla doucement, espérant qu’au bout de quelque temps je consentirais à danser, et que Leoni m’inviterait de nouveau. Mais je m’obstinai à rester à ma place. Au bout d’une heure, nous entendîmes à diverses reprises, dans le bourdonnement vague du bal, le nom de Leoni ; quelqu’un dit en passant près de nous que Leoni perdait six cents louis. — Très bien ! dit ma tante d’un ton sec, il fera bien de chercher une belle fille à marier avec une belle dot !

— Oh ! il n’a pas besoin de cela, reprit une autre personne, il est si riche !

— Tenez, ajouta une troisième, le voilà qui danse. Voyez s’il a l’air soucieux !

Leoni dansait en effet, et son visage n’exprimait pas la moindre inquiétude. Il se rapprocha ensuite de nous, adressa des fadeurs à ma mère avec la facilité d’un homme du grand monde, et puis essaya de me faire dire quelque chose en m’adressant des questions indirectes. Je gardai un silence obstiné, et il s’éloigna d’un air indifférent. Ma mère désespérée m’emmena.

Pour la première fois, elle me gronda et je la boudai. Ma tante me donna raison et déclara que Leoni était un impertinent et un mauvais sujet. Ma mère, qui n’avait jamais été contrariée à ce point, se mit à pleurer, et j’en fis autant.

Ce fut par ces petites agitations que l’approche de Leoni et de la funeste destinée qu’il m’apportait commença à troubler la paix profonde où j’avais toujours vécu. Je ne vous dirai pas avec les mêmes détails ce qui se passa les jours suivans. Je ne m’en souviens pas aussi bien, et le commencement de la passion inapaisable que je conçus pour lui m’apparaît toujours comme un rêve bizarre où ma raison ne peut mettre aucun ordre. Ce qu’il y a de certain, c’est que Leoni se montra piqué, surpris et attéré par ma froideur, et qu’il me traita sur-le-champ avec un respect qui satisfît mon orgueil blessé. Je le voyais tous les jours, dans les fêtes ou à la promenade, et mon éloignement pour lui s’évanouissait vite devant les soins extraordinaires et les humbles prévenances dont il m’accablait. En vain ma tante essayait de me mettre en garde contre la morgue dont elle l’accusait ; je ne pouvais plus me sentir offensée par ses manières ou ses paroles ; sa figure même avait perdu cette arrière-pensée de sarcasme qui m’avait choquée d’abord. Son regard prenait de jour en jour une douceur et une tendresse inconcevables. Il ne semblait occupé que de moi seule, et sacrifiant son goût pour les cartes, il passait les nuits entières à faire danser ma mère et moi, ou à causer avec nous. Bientôt il fut invité à venir chez nous. Je redoutais un peu cette visite ; ma tante me prédisait qu’il trouverait dans notre intérieur mille sujets de raillerie, dont il ferait semblant de ne pas s’apercevoir, mais qui lui fourniraient à rire avec ses amis. Il vint, et pour surcroît de malheur, mon père, qui se trouvait sur le seuil de sa boutique, le fit entrer par là dans la maison. Cette maison, qui nous appartenait, était fort belle, et ma mère l’avait fait décorer avec un goût exquis ; mais mon père, qui ne se plaisait que dans les occupations de son commerce, n’avait point voulu transporter sous un autre toit l’étalage de ses perles et de ses diamans. C’était un coup d’œil magnifique que ce rideau de pierreries étincelantes derrière les grands panneaux de glace qui le protégeaient, et mon père disait avec raison qu’il n’était pas de décoration plus splendide pour un rez-de-chaussée. Ma mère, qui n’avait eu jusque-là que des éclairs d’ambition pour se rapprocher de la noblesse, n’avait jamais été choquée de voir son nom gravé en larges lettres de strass au-dessous du balcon de sa chambre à coucher. Mais lorsque, de ce balcon, elle vit Leoni franchir le seuil de la fatale boutique, elle nous crut perdues, et me regarda avec anxiété.

Dans le peu de jours qui avaient précédé celui-là, j’avais eu la révélation d’une fierté inconnue. Je la sentis se réveiller, et poussée par un mouvement irrésistible, je voulus voir de quel air Leoni faisait la conversation au comptoir de mon père. Il tardait à monter, et je supposais avec raison que mon père l’avait retenu pour lui montrer, selon sa naïve habitude, les merveilles de son travail. Je descendis résolument à la boutique, et j’y entrai en feignant quelque surprise d’y trouver Leoni. Cette boutique m’était interdite en tout temps par ma mère, dont la plus grande crainte était de me voir passer pour une marchande. Mais je m’échappais quelquefois pour aller embrasser mon pauvre père, qui n’avait pas de plus grande joie que de m’y recevoir. Lorsqu’il me vit entrer, il fit une exclamation de plaisir, et dit à Leoni : — Tenez, tenez, monsieur le baron, je vous montrais peu de chose ; voici mon plus beau diamant. — La figure de Leoni trahit une émotion délicieuse ; il sourit à mon père avec attendrissement et à moi avec passion. Jamais un tel regard n’était tombé sur le mien. Je devins rouge comme le feu. Un sentiment de joie et de tendresse inconnue amena une larme au bord de ma paupière, pendant que mon père m’embrassait au front.

Nous restâmes quelques instans sans parler, et Leoni, relevant la conversation, trouva le moyen de dire à mon père tout ce qui pouvait flatter son amour-propre d’artiste et de commerçant. Il parut prendre un extrême plaisir à lui faire expliquer par quel travail on tirait les pierres précieuses d’un caillou brut, pour leur donner l’éclat et la transparence. Il dit lui-même à ce sujet des choses intéressantes ; et, s’adressant à moi, il me donna quelques détails minéralogiques à ma portée. Je fus confondue de l’esprit et de la grâce avec laquelle il savait relever et ennoblir notre condition à nos propres yeux. Il nous parla de travaux d’orfèvrerie qu’il avait eu l’occasion de voir dans ses voyages, et nous vanta surtout les œuvres de son compatriote Cellini, qu’il plaça près de Michel-Ange. Enfin il attribua tant de mérite à la profession de mon père, et donna tant d’éloges à son talent, que je me demandais presque si j’étais la fille d’un ouvrier laborieux ou d’un homme de génie.

Mon père accepta cette dernière hypothèse, et, charmé des manières du Vénitien, il le conduisit enfin chez ma mère. Durant cette visite, Leoni eut tant d’esprit et parla sur toutes choses d’une manière si supérieure, que je restai fascinée en l’écoutant. Jamais je n’avais conçu l’idée d’un homme semblable. Ceux qu’on m’avait désignés comme les plus aimables étaient si insignifians et si nuls auprès de celui-là, que je croyais faire un rêve. J’étais trop ignorante pour apprécier tout ce que Leoni possédait de savoir et d’éloquence, mais je le comprenais instinctivement. J’étais dominée par son regard, enchaînée à ses récits, surprise et charmée à chaque nouvelle ressource qu’il déployait.

Il est certain que Leoni est un homme doué de facultés extraordinaires. En peu de jours, il réussit à exciter dans la ville un engouement général. Vous savez qu’il a tous les talens, toutes les séductions. S’il assistait à un concert, après s’être fait un peu prier, il chantait ou jouait tous les instrumens avec une supériorité marquée sur les musiciens. S’il consentait à passer une soirée d’intimité, il faisait des dessins charmans sur les album des femmes. Il crayonnait en un instant des portraits pleins de grâce ou des caricatures pleines de verve ; il improvisait ou déclamait dans toutes les langues ; il savait toutes les danses de caractère de l’Europe, et il les dansait toutes avec une grâce enchanteresse ; il avait tout vu, tout retenu, tout jugé, tout compris ; il savait tout ; il lisait dans l’univers comme dans un livre de poche. Il jouait admirablement la tragédie et la comédie, il organisait des troupes d’amateurs ; il était lui-même le chef d’orchestre, le premier sujet, le décorateur, le peintre et le machiniste. Il était à la tête de toutes les parties et de toutes les fêtes. On pouvait vraiment dire que le plaisir marchait sur ses traces, et que tout, à son approche, changeait d’aspect et prenait une face nouvelle. On l’écoutait avec enthousiasme, on lui obéissait aveuglément ; on croyait en lui comme en un prophète, et, s’il eût promis de ramener le printemps au milieu de l’hiver, on l’en aurait cru capable. Au bout d’un mois de son séjour à Bruxelles, le caractère des habitans avait réellement changé. Le plaisir réunissait toutes les classes, aplanissait toutes les susceptibilités hautaines, nivelait tous les rangs. Ce n’étaient tous les jours que cavalcades, feux d’artifice, spectacles, concerts, mascarades. Leoni était grand et généreux ; les ouvriers auraient fait pour lui une émeute. Il semait les bienfaits à pleines mains, et trouvait de l’or et du temps pour tout. Ses fantaisies devenaient aussitôt celles de tout le monde. Toutes les femmes l’aimaient, et les hommes étaient tellement subjugués par lui, qu’ils ne songeaient point à en être jaloux.

Comment, au milieu d’un tel entraînement, aurais-je pu rester insensible à la gloire d’être recherchée par l’homme qui fanatisait toute une province ? Leoni nous accablait de soins et nous entourait d’hommages. Nous étions devenues, ma mère et moi, les femmes le plus à la mode de la ville. Nous marchions à ses côtés, à la tête de tous les divertissemens ; il nous aidait à déployer un luxe effréné ; il dessinait nos toilettes et composait nos costumes de caractère, car il s’entendait à tout, et aurait fait lui-même au besoin nos robes et nos turbans. Ce fut par de tels moyens qu’il accapara l’affection de la famille. Ma tante fut la plus difficile à conquérir. Long-temps elle résista, et nous affligea de ses tristes observations. — Leoni, disait-elle, était un homme sans conduite, un joueur effréné ; il gagnait et il perdait chaque soir la fortune de vingt familles ; il dévorerait la nôtre en une nuit. — Mais Leoni entreprit de l’adoucir, et il y réussit en s’emparant de sa vanité, ce levier qu’il manœuvrait si puissamment en ayant l’air de l’effleurer. Bientôt il n’y eut plus d’obstacles. Ma main lui fut promise avec une dot d’un demi-million : ma tante fit observer encore qu’il fallai avoir des renseignemens plus certains sur la fortune et la condition de cet étranger. Leoni sourit, et promit de fournir ses titres de noblesse et de propriété en moins de vingt jours. Il traita fort légèrement la rédaction du contrat, qui fut dressé de la manière la plus libérale et la plus confiante envers lui. Il paraissait à peine savoir ce que je lui apportais. M. Delpech, et sur la parole de celui-ci tous les nouveaux amis de Leoni, assuraient qu’il avait quatre fois plus de fortune que nous, et qu’en m’épousant il faisait un mariage d’amour. Je me laissai facilement persuader. Je n’avais jamais été trompée, et je ne me représentais les faussaires et les filous que sous les haillons de la misère et les dehors de l’ignominie… —

Un sentiment pénible oppressa la poitrine de Juliette. Elle s’arrêta, et me regarda d’un air égaré. — Pauvre enfant, lui dis-je, Dieu aurait dû te protéger !

— Oh ! me dit-elle, en fronçant légèrement son sourcil d’ébène, j’ai prononcé des mots affreux ; que Dieu me les pardonne. Je n’ai pas de haine dans le cœur, et je n’accuse point Leoni d’être un scélérat ; non, non, car je ne peux pas rougir de l’avoir aimé. C’est un malheureux qu’il faut plaindre. Si vous saviez… Mais je vous dirai tout.

— Continue ton histoire, lui dis-je ; Leoni est assez coupable, ton intention n’est pas de l’accuser plus qu’il ne le mérite. Juliette reprit son récit.

— Le fait est qu’il m’aimait, il m’aimait pour moi-même ; la suite l’a bien prouvé. Ne secouez pas la tête, Bustamente. Leoni est un corps robuste, animé d’une ame immense ; toutes les vertus et tous les vices, toutes les passions coupables et saintes y trouvent place en même temps. Personne n’a jamais voulu le juger impartialement ; il avait bien raison de le dire, moi seule l’ai connu et lui ai rendu justice. Le langage qu’il me parlait était si nouveau à mon oreille, que j’en étais enivrée. Peut-être l’ignorance absolue où j’avais vécu de tout ce qui touchait au sentiment me faisait-elle paraître ce langage plus délicieux et plus extraordinaire qu’il n’eût semblé à une fille plus expérimentée. Mais je crois (et d’autres femmes le croient aussi) que nul homme sur la terre n’a ressenti et exprimé l’amour comme Leoni. Supérieur aux autres hommes dans le mal et dans le bien, il parlait une autre langue, il avait d’autres regards, il avait aussi un autre cœur. J’ai entendu dire à une Française qu’un bouquet dans la main de Leoni avait plus de parfum que dans celle d’un autre, et il en était ainsi de tout. Il donnait du lustre aux choses les plus simples, et rajeunissait les moins neuves. Il y avait un prestige autour de lui, je ne pouvais ni ne désirais m’y soustraire. Je me mis à l’aimer de toutes mes forces.

De ce moment, je me sentis grandir à mes propres yeux. Que ce fût l’ouvrage de Dieu, celui de Leoni ou celui de l’amour, une ame forte se développa et s’épanouit dans mon faible corps. Chaque jour je sentis un monde de pensées nouvelles se révéler à moi. Un mot de Leoni faisait éclore en moi plus de sentimens que les frivoles discours entendus dans toute ma vie. Il voyait ce progrès, il en était heureux et fier. Il voulut le hâter et m’apporta des livres. Ma mère en regarda la couverture dorée, le vélin et les gravures. Elle vit à peine le titre des ouvrages qui allaient bouleverser ma tête et mon cœur. C’étaient de beaux et chastes livres, presque tous écrits par des femmes sur des histoires de femmes : Valérie, Eugène de Rothelin, Mademoiselle de Clermont, Delphine. Ces récits touchans et passionnés, ces aperçus d’un monde idéal pour moi élevèrent mon ame, mais ils la dévorèrent. Je devins romanesque, caractère le plus infortuné qu’une femme puisse avoir.

Trois mois avaient suffi pour cette métamorphose. J’étais à la veille d’épouser Leoni. De tous les papiers qu’il avait promis de fournir, son acte de naissance et ses lettres de noblesse étaient seuls arrivés. Quant aux preuves de sa fortune, il les avait demandées à un autre homme de loi, et elles n’arrivaient pas. Il témoignait une douleur et une colère extrême de ce retard, qui faisait toujours ajourner notre union. Un matin, il entra chez nous d’un air désespéré. Il nous montra une lettre non timbrée, qu’il venait de recevoir, disait-il, par une occasion particulière. Cette lettre lui annonçait que son chargé d’affaires était mort, que son successeur ayant trouvé ses papiers en désordre était forcé de faire un grand travail pour les reconnaître, et qu’il demandait encore une ou deux semaines avant de pouvoir fournir à sa seigneurie les pièces qu’elle réclamait. Leoni était furieux et désolé de ce contre-temps ; il mourrait d’impatience et de chagrin, disait-il, avant la fin de cette horrible quinzaine. Il se laissa tomber sur un fauteuil en fondant en larmes.

— Non, ce n’étaient pas des larmes feintes, ne souriez pas, don Aleo. — Je lui tendis la main pour le consoler ; je la sentis baignée de ses pleurs, et, frappée aussitôt d’une commotion sympathique, je me mis à sanglotter.

Ma pauvre mère n’y put tenir. Elle courut en pleurant chercher mon père à sa boutique. — C’est une tyrannie odieuse, lui dit-elle, en l’entraînant près de nous. Voyez ces deux malheureux enfans ! comment pouvez-vous refuser de faire leur bonheur, quand vous êtes témoin de ce qu’ils souffrent ? Voulez-vous tuer votre fille par respect pour une vaine formalité ? Ces papiers n’arriveront-ils pas aussi bien et ne seront-ils pas aussi satisfaisans après huit jours de mariage ? Que craignez-vous ? Prenez-vous notre cher Leoni pour un imposteur ? Ne comprenez-vous pas que votre insistance pour avoir les preuves de sa fortune est injurieuse pour lui et cruelle pour Juliette ? —

Mon père, tout étourdi de ces reproches, et surtout de mes pleurs, jura qu’il n’avait jamais songé à tant d’exigence, et qu’il ferait tout ce que je voudrais. Il m’embrassa mille fois et me tint le langage qu’on tient à un enfant de six ans lorsqu’on cède à ses fantaisies pour se débarrasser de ses cris. Ma tante arriva et parla moins tendrement. Elle me fit même des reproches qui me blessèrent. — Une jeune personne chaste et bien élevée, disait-elle, ne devait pas montrer tant d’impatience d’appartenir à un homme.

— On voit bien, lui dit ma mère, tout-à-fait piquée, que vous n’avez jamais pu appartenir à aucun. — Mon père ne pouvait souffrir qu’on manquât d’égards envers sa sœur. Il pencha de son côté, et fit observer que notre désespoir était un enfantillage, que huit jours seraient bientôt passés. J’étais mortellement offensée de l’impatience qu’on me supposait, et j’essayais de retenir mes larmes ; mais celles de Leoni exerçaient sur moi une puissance magnétique, et je ne pouvais m’arrêter. Alors il se leva, les yeux tout humides, les joues animées, et avec un sourire d’espérance et de tendresse il courut vers ma tante. Il prit ses mains dans une des siennes, celles de mon père dans l’autre, et se jeta à genoux en les suppliant de ne plus s’opposer à son bonheur. Ses manières, son accent, son visage, avaient un pouvoir irrésistible ; c’était d’ailleurs la première fois que ma pauvre tante voyait un homme à ses pieds. Toutes les résistances furent vaincues. Les bans étaient publiés, toutes les formalités préparatoires étaient remplies, notre mariage fut fixé à la semaine suivante, sans aucun égard à l’arrivée des papiers.

Le mardi gras tombait le lendemain. M. Delpech donnait une fête magnifique ; Leoni nous avait priées de nous habiller en femmes turques, il nous avait fait une aquarelle charmante, que nos couturières avaient copiée avec beaucoup d’exactitude. Le velours, le satin brodé, le cachemire, ne furent pas épargnés. Mais ce fut la quantité et la beauté des pierreries qui nous assurèrent un triomphe incontestable sur toutes les toilettes du bal. Presque tout le fonds de boutique de mon père y passa : les rubis, les émeraudes, les turquoises ruisselaient sur nous ; nous avions des réseaux et des aigrettes de brillans, des bouquets admirablement montés en pierres de toutes couleurs ; mon corsage et jusqu’à mes souliers étaient brodés en perles fines ; une torsade de ces perles d’une beauté extraordinaire me servait de ceinture et tombait jusqu’à mes genoux. Nous avions de grandes pipes et des poignards couverts d’améthistes, d’opales et de grenats ; mon costume entier valait au moins trois cent mille francs.

Leoni parut entre nous deux avec un costume turc magnifique. Il était si beau et si majestueux sous cet habit, que l’on montait sur les banquettes pour nous voir passer. Mon cœur battait avec violence, j’éprouvais un orgueil qui tenait du délire. Ma parure, comme vous pensez, était la moindre chose dont je fusse occupée. La beauté de Leoni, son éclat, sa supériorité sur tous, l’espèce de culte qu’on lui rendait, et tout cela à moi, tout cela à mes pieds ! c’était de quoi enivrer une tête moins jeune que la mienne. Ce fut le dernier jour de ma splendeur ! Par combien de misère et d’abjection n’ai-je pas payé ces vains triomphes ! Ma tante était habillée en juive et nous suivait, portant des éventails et des boîtes de parfums. Leoni, qui voulait conquérir son amitié, avait composé son costume avec tant d’art, qu’il avait presque poétisé le caractère de sa figure grave et flétrie. Elle était enivrée aussi, la pauvre Agathe ! Hélas ! qu’est-ce que la raison des femmes ? Nous étions là depuis deux ou trois heures. Ma mère dansait, et ma tante bavardait avec les femmes surannées qui composent ce qu’on appelle en France la tapisserie d’un bal. Leoni était assis près de moi et me parlait à demi-voix avec une passion dont chaque mot allumait une étincelle dans mon sang. Tout à coup, la parole expira sur ses lèvres. Il devint pâle comme la mort et sembla frappé de l’apparition d’un spectre. Je suivis la direction de son regard effaré, et je vis à quelques pas de nous une personne dont l’aspect me fut désagréable à moi-même ; c’était un jeune homme, nommé Henryet, qui m’avait demandée en mariage l’année précédente. Quoiqu’il fût riche et d’une famille honnête, ma mère ne l’avait pas trouvé digne de moi et l’avait éloigné en alléguant mon extrême jeunesse. Mais au commencement de l’année suivante il avait renouvelé sa demande avec insistance, et le bruit avait couru dans la ville qu’il était éperduement amoureux de moi ; je n’avais pas daigné m’en apercevoir, et ma mère, qui le trouvait trop simple et trop bourgeois, s’était débarrassée de ses poursuites un peu brusquement. Il en avait témoigné plus de chagrin que de dépit, et il était parti immédiatement pour Paris. Depuis ce temps, ma tante et mes jeunes amies m’avaient fait quelques reproches de mon indifférence envers lui. C’était, disaient-elles, un excellent jeune homme, d’une instruction solide et d’un caractère noble ; ces reproches m’avaient causé de l’ennui. Son apparition inattendue au milieu du bonheur que je goûtais auprès de Leoni me fut déplaisante et me fit l’effet d’un reproche nouveau : je détournai la tête et feignis de ne l’avoir pas vu ; mais le singulier regard qu’il lança à Leoni ne put m’échapper. Leoni saisit vivement mon bras, et m’engagea à venir prendre une glace dans la salle voisine. Il ajouta que la chaleur l’incommodait et lui donnait mal aux nerfs. Je le crus et je pensai que le regard d’Henryet n’était que l’expression de la jalousie. Nous passâmes dans la galerie, il y avait peu de monde, j’y fus quelque temps appuyée sur le bras de Leoni. Il était agité et préoccupé, j’en montrai de l’inquiétude, et il me répondit que cela n’en valait pas la peine, qu’il était seulement un peu souffrant.

Il commençait à se remettre, lorsque je m’aperçus qu’Henryet nous suivait ; je ne pus m’empêcher d’en témoigner mon impatience.

— En vérité cet homme nous suit comme un remords, dis-je tout bas à Leoni ; est-ce bien un homme ? Je le prendrais presque pour une ame en peine qui revient de l’autre monde.

— Quel homme ? répondit Leoni en tressaillant, comment l’appelez-vous, où est-il, que nous veut-il ? Est-ce que vous le connaissez ?

— Je lui appris en peu de mots ce qui était arrivé, et le priai de n’avoir pas l’air de remarquer le ridicule manège d’Henryet. Mais Leoni ne me répondit pas ; seulement je sentis sa main qui tenait la mienne devenir froide comme la mort ; un tremblement convulsif passa dans tout son corps, et je crus qu’il allait s’évanouir : mais tout cela fut l’affaire d’un instant.

— J’ai les nerfs horriblement malades, dit-il, je crois que je vais être forcé d’aller me coucher ; la tête me brûle, ce turban pèse cent livres.

— Oh ! mon Dieu ! lui dis-je, si vous partez déjà, cette nuit va me sembler éternelle et cette fête insupportable. Essayez de passer dans une pièce plus retirée et de quitter votre turban pour quelques instans, nous demanderons quelques gouttes d’éther pour calmer vos nerfs.

— Oui, vous avez raison, ma bonne, ma chère Juliette, mon ange. Il y a au bout de la galerie un boudoir où probablement nous serons seuls ; un instant de repos me guérira.

En parlant ainsi, il m’entraîna vers le boudoir avec empressement, il semblait fuir plutôt que marcher. J’entendis des pas qui venaient sur les nôtres, je me retournai et je vis Henryet qui se rapprochait de plus en plus et qui avait l’air de nous poursuivre ; je crus qu’il était devenu fou. La terreur que Leoni ne pouvait plus dissimuler acheva de brouiller toutes mes idées ; une peur superstitieuse s’empara de moi, mon sang se glaça comme dans le cauchemar, et il me fut impossible de faire un pas de plus. En ce moment, Henryet nous atteignit et posa une main qui me sembla métallique sur l’épaule de Leoni. Leoni resta comme frappé de la foudre et lui fit un signe de tête affirmatif, comme s’il eût deviné une question ou une injonction dans ce silence effrayant. Alors Henryet s’éloigna, et je sentis mes pieds se déclouer du parquet. J’eus la force de suivre Leoni dans le boudoir, et je tombai sur l’ottomane, aussi pâle et aussi consternée que lui.

Il resta quelque temps ainsi, puis tout à coup rassemblant ses forces, il se jeta à mes pieds : Juliette, me dit-il, je suis perdu, si tu ne m’aimes pas jusqu’au délire.

— Oh ! ciel ! qu’est-ce que cela signifie ? m’écriai-je avec égarement en jetant mes bras autour de son cou.

— Et tu ne m’aimes pas ainsi ! continua-t-il avec angoisse, je suis perdu, n’est-ce pas ?

— Je t’aime de toutes les forces de mon ame, m’écriai-je en pleurant ; que faut-il faire pour te sauver ?

— Ah ! tu n’y consentiras pas ! reprit-il avec abattement. Je suis le plus malheureux des hommes ; tu es la seule femme que j’aie jamais aimée, Juliette ; et au moment de te posséder, mon ame, ma vie, je te perds à jamais !… Il faudra que je meure.

— Mon Dieu, mon Dieu ! m’écriai-je, ne pouvez-vous parler, ne pouvez-vous dire ce que vous attendez de moi ?

— Non, je ne puis parler, répondit-il ; un affreux secret, un mystère épouvantable pèse sur ma vie entière, et je ne pourrai jamais te le révéler. Pour m’aimer, pour me suivre, pour me consoler, il faudrait être plus qu’une femme, plus qu’un ange peut-être !…

— Pour t’aimer ! pour te suivre ! lui dis-je. Dans quelques jours ne serai-je pas ta femme ? Tu n’auras qu’un mot à dire, et quelle que soit ma douleur et celle de mes parens, je te suivrai au bout du monde, si tu le veux.

— Est-ce vrai, ô ma Juliette ? s’écria-t-il avec un transport de joie ; tu me suivras ! tu quitteras tout pour moi !… Eh bien ! si tu m’aimes à ce point, je suis sauvé ; partons, partons tout de suite…

— Quoi ! y pensez-vous, Leoni ? Sommes-nous mariés ? lui dis-je.

— Nous ne pouvons pas nous marier, répondit-il d’une voix forte et brève.

Je restai attérée. — Et si tu ne veux pas m’aimer, si tu ne veux pas fuir avec moi, continua-t-il, je n’ai plus qu’un parti à prendre : c’est de me tuer.

Il prononça ces mots d’un ton si résolu, que je frissonnai de la tête aux pieds. — Mais que nous arrive-t-il donc ? lui dis-je ; est-ce un rêve ? Qui peut nous empêcher de nous marier, quand tout est décidé, quand vous avez la parole de mon père ?

— Un mot de l’homme qui est amoureux de vous et qui veut vous empêcher d’être à moi.

— Je le hais et je le méprise, m’écriai-je. Où est-il ? Je veux lui faire sentir la honte d’une si lâche poursuite et d’une si odieuse vengeance… Mais que peut-il contre toi, Leoni ? n’es-tu pas tellement au-dessus de ses attaques, qu’un mot de toi ne le réduise en poussière ? Ta vertu et ta force ne sont-elles pas inébranlables, et pures comme l’or ? — Oh ! ciel ! je devine : tu es ruiné ! les papiers que tu attends n’apporteront que de mauvaises nouvelles. Henryet le sait, il te menace d’avertir mes parens. Sa conduite est infâme ; mais ne crains rien, mes parens sont bons, ils m’adorent ; je me jetterai à leurs pieds, je les menacerai de me faire religieuse ; tu les supplieras encore comme hier et tu les vaincras, sois-en sûr. Ne suis-je pas assez riche pour deux ? Mon père ne voudra pas me condamner à mourir de douleur ; ma mère intercédera pour moi… À nous trois nous aurons plus de force que ma tante pour le convaincre. Va, ne t’afflige plus, Leoni, cela ne peut pas nous séparer, c’est impossible. Si mes parens étaient sordides à ce point, c’est alors que je fuirais avec toi…

— Fuyons donc tout de suite, me dit Leoni d’un air sombre, car ils seront inflexibles. Il y a autre chose encore que ma ruine, quelque chose d’infernal que je ne peux pas te dire. Es-tu bonne, es-tu généreuse ? Es-tu la femme que j’ai rêvée et que j’ai cru trouver en toi ? Es-tu capable d’héroïsme ? Comprends-tu les grandes choses, les immenses dévoûmens ? Voyons, voyons ! Juliette, es-tu une femme aimable et jolie que je vais quitter avec regret, ou es-tu un ange que Dieu m’a donné pour me sauver du désespoir ? Sens-tu ce qu’il y a de beau, de sublime à se sacrifier pour ce qu’on aime ? ton ame n’est-elle pas émue à l’idée de tenir dans tes mains la vie et la destinée d’un homme, et de t’y consacrer tout entière ? Ah ! que ne pouvons-nous changer de rôle ! que ne suis-je à ta place ! avec quel bonheur, avec quel transport je t’immolerais toutes les affections, tous les devoirs !…

— Assez ! Leoni, lui répondis-je, vous m’égarez par vos discours. Grâce, grâce pour ma pauvre mère, pour mon père, pour mon honneur. Vous voulez me perdre…

— Ah ! tu penses à tout cela ! s’écria-t-il, et pas à moi. Tu pèses la douleur de tes parens, et tu ne daignes pas mettre la mienne dans la balance. Tu ne m’aimes pas…

Je cachai mon visage dans mes mains, j’invoquai Dieu, j’écoutai les sanglots de Leoni, je crus que j’allais devenir folle.

— Eh bien ! tu le veux, lui dis-je, et tu le peux, parle, dis-moi tout ce que tu voudras, il faudra bien que je t’obéisse, n’as-tu pas ma volonté et mon ame à ta disposition ?

— Nous avons peu d’instans à perdre, répondit Leoni. Il faut que dans une heure nous soyons partis, ou ta fuite deviendra impossible. Il y a un œil de vautour qui plane sur nous. Mais, si tu le veux, nous saurons le tromper. Le veux-tu ? le veux-tu ?

Il me serra dans ses bras avec délire. Des cris de douleur s’échappaient de sa poitrine. Je répondis, oui, sans savoir ce que je disais. — Eh bien ! retourne vite au bal, me dit-il, ne montre pas d’agitation. Si on te questionne, dis que tu as été un peu indisposée, mais ne te laisse pas emmener. Danse s’il le faut. Surtout si Henryet te parle, sois prudente, ne l’irrite pas, songe que pendant une heure encore mon sort est dans ses mains. Dans une heure je reviendrai sous un domino. J’aurai ce bout de ruban au capuchon. Tu le reconnaîtras, n’est-ce pas ? Tu me suivras, et surtout tu seras calme, impassible, fourbe. Il le faut, songe à tout cela, t’en sens-tu la force ?

Je me levai et je pressai ma poitrine brisée dans mes deux mains. J’avais la gorge en feu, mes joues étaient brûlées par la fièvre, j’étais comme ivre. — Allons, allons, me dit-il. — Il me poussa dans le bal et disparut. Ma mère me cherchait. Je vis de loin son anxiété, et pour éviter ses questions, j’acceptai précipitamment une invitation à danser.

Je dansai, et je ne sais comment je ne tombai pas morte à la fin de la contredanse, tant j’avais fait d’efforts sur moi-même. Quand je revins à ma place, ma mère était déjà partie pour la walse. Elle m’avait vue danser, elle était tranquille, elle recommençait à s’amuser pour son compte. Ma tante, au lieu de me questionner sur mon absence, me gronda. J’aimais mieux cela, je n’avais pas besoin de répondre et de mentir. Une de mes amies me demanda d’un air effrayé ce que j’avais et pourquoi ma figure était si bouleversée. Je répondis que je venais d’avoir un violent accès de toux.

— Il faut te reposer, me dit-elle, et ne plus danser.

— Mais j’étais décidée à éviter le regard de ma mère, je craignais son inquiétude, sa tendresse et mes remords. Je vis son mouchoir qu’elle avait laissé sur la banquette, je le pris, je l’approchai de mon visage, et m’en couvrant la bouche, je le dévorai de baisers convulsifs. Ma compagne crut que je toussais encore ; je feignis de tousser en effet. Je ne savais comment remplir cette heure fatale dont la moitié était à peine écoulée. Ma tante remarqua que j’étais fort enrhumée, et qu’elle allait engager ma mère à se retirer. Je fus épouvantée de cette menace, et j’acceptai vite une nouvelle invitation. Quand je fus au milieu des danseurs, je m’aperçus que j’avais accepté une walse. Comme presque toutes les jeunes personnes, je ne walsais jamais. Mais en reconnaissant, dans celui qui déjà me tenait dans ses bras, la sinistre figure de Henryet, la frayeur m’empêcha de refuser. Il m’entraîna, et ce mouvement rapide acheva de troubler mon cerveau. Je me demandais si tout ce qui se passait autour de moi n’était pas une vision, si je n’étais pas plutôt couchée dans un lit, avec la fièvre, que lancée comme une folle au milieu d’une walse avec un être qui me faisait horreur. Et puis je me rappelai que Leoni allait venir me chercher. Je regardai ma mère, qui, légère et joyeuse, semblait voler au travers du cercle des walseurs. Je me dis que cela était impossible, que je ne pouvais pas quitter ma mère ainsi. Je m’aperçus que Henryet me pressait dans ses bras, et que ses yeux dévoraient mon visage incliné vers le sien. Je faillis crier et m’enfuir. Je me souvins des paroles de Leoni : Mon sort est encore dans ses mains pendant une heure. Je me résignai. Nous nous arrêtâmes un instant. Il me parla. Je n’entendis pas et je répondis en souriant avec égarement. Alors je sentis le frôlement d’une étoffe contre mes bras et mes épaules nues. Je n’eus pas besoin de me retourner, je reconnus la respiration à peine saisissable de Leoni. Je demandai à revenir à ma place. Au bout d’un instant, Leoni, en domino noir, vint m’offrir la main. Je le suivis. Nous traversâmes la foule, nous échappâmes par je ne sais quel miracle au regard jaloux de Henryet, et à celui de ma mère qui me cherchait de nouveau. L’audace avec laquelle je passai au milieu de cinq cents témoins, pour m’enfuir avec Leoni, empêcha qu’aucun s’en aperçut. Nous traversâmes la cohue de l’antichambre. Quelques personnes qui prenaient leurs manteaux nous reconnurent et s’étonnèrent de me voir descendre l’escalier sans ma mère ; mais ces personnes s’en allaient aussi et ne devaient point colporter leur remarque dans le bal. Arrivé dans la cour, Leoni se précipita en m’entraînant vers une porte latérale par laquelle ne passaient point les voitures. Nous fîmes en courant quelques pas dans une rue sombre ; puis une chaise de poste s’ouvrit, Leoni m’y porta, m’enveloppa dans un vaste manteau fourré, m’enfonça un bonnet de voyage sur la tête, et en un clin d’œil la maison illuminée de M. Delpech, la rue et la ville disparurent derrière nous.

Nous courûmes vingt-quatre heures sans faire un mouvement pour sortir de la voiture. À chaque relais Leoni soulevait un peu le châssis, passait le bras en dehors, jetait aux postillons le quadruple de leur salaire, retirait précipitamment son bras et refermait la jalousie. Je ne pensais guère à me plaindre de la fatigue ou de la faim. J’avais les dents serrées, les nerfs contractés. Je ne pouvais verser une larme ni dire un mot. Leoni semblait plus occupé de la crainte d’être poursuivi que de ma souffrance et de ma douleur. Nous nous arrêtâmes auprès d’un château, à peu de distance de la route. Nous sonnâmes à la porte d’un jardin. Un domestique vint après s’être fait long-temps attendre. Il était deux heures du matin. Il arriva enfin en grondant, et approcha sa lanterne du visage de Leoni ; à peine l’eut-il reconnu qu’il se confondit en excuses, et nous conduisit à l’habitation. Elle me sembla déserte et mal tenue. Néanmoins on m’ouvrit une chambre assez convenable. En un instant on alluma du feu, on me prépara un lit, et une femme vint pour me déshabiller. Je tombai dans une sorte d’imbécillité. La chaleur du foyer me ranima un peu, et je m’aperçus que j’étais en robe de nuit et les cheveux épars auprès de Leoni, mais il n’y faisait pas attention. Il était occupé à serrer dans un coffre le riche costume, les perles et les diamans dont nous étions encore couverts un instant auparavant. Ces joyaux dont Leoni était paré appartenaient pour la plupart à mon père. Ma mère, voulant que la richesse de son costume ne fût pas au-dessous du nôtre, les avait tirés de la boutique et les lui avait prêtés sans rien dire. Quand je vis toutes ces richesses entassées dans un coffre, j’eus une honte mortelle de l’espèce de vol que nous avions commis, et je remerciai Leoni de ce qu’il pensait à les renvoyer à mon père. Je ne sais ce qu’il me répondit ; il me dit ensuite que j’avais quatre heures à dormir, qu’il me suppliait d’en profiter sans inquiétude et sans douleur. Il baisa mes pieds nus et se retira. Je n’eus jamais le courage d’aller jusqu’à mon lit. Je m’endormis auprès du feu sur mon fauteuil. À six heures du matin on vint m’éveiller, on m’apporta du chocolat et des habits d’homme. Je déjeunai et je m’habillai avec résignation. Leoni vint me chercher, et nous quittâmes avant le jour cette demeure mystérieuse dont je n’ai jamais connu ni le nom, ni la situation exacte, ni le propriétaire, non plus que de beaucoup d’autres gîtes du même genre qui, dans le cours de nos voyages, s’ouvrirent pour nous à toute heure et en tout pays au seul nom de Leoni.

À mesure que nous avancions, Leoni reprenait la sérénité de ses manières et la tendresse de son langage. Soumise et enchaînée à lui par une passion aveugle, j’étais un instrument dont il faisait vibrer toutes les cordes à son gré. S’il était rêveur, je devenais mélancolique ; s’il était gai, j’oubliais tous mes chagrins et tous mes remords pour sourire à ses plaisanteries ; s’il était passionné, j’oubliais la fatigue de mon cerveau et l’épuisement des larmes, je retrouvais de la force pour l’aimer et pour le lui dire. Nous arrivâmes à Genève, où nous ne restâmes que le temps nécessaire pour nous reposer. Nous nous enfonçâmes bientôt dans l’intérieur de la Suisse, et là nous perdîmes toute inquiétude d’être poursuivis et découverts. Depuis notre départ, Leoni n’aspirait qu’à gagner avec moi une retraite agreste et paisible, et à vivre d’amour et de poésie dans un éternel tête-à-tête. Ce rêve délicieux se réalisa. Nous trouvâmes, dans une des vallées du lac Majeur, un chalet des plus pittoresques dans une situation ravissante. Pour très peu d’argent nous le fîmes arranger commodément à l’intérieur, et nous le prîmes à loyer au commencement d’avril. Nous y passâmes six mois d’un bonheur enivrant dont je remercierai Dieu toute ma vie, quoiqu’il me les ait fait payer bien cher. Nous étions absolument seuls, et loin de toute relation avec le monde. Nous étions servis par deux jeunes mariés, gros et réjouis, qui augmentaient notre contentement par le spectacle de celui qu’ils goûtaient. La femme faisait le ménage et la cuisine, le mari menait au pâturage une vache et deux chèvres qui composaient tout notre troupeau, il tirait le lait et faisait le fromage. Nous nous levions de bonne heure, et lorsque le temps était beau, nous déjeunions à quelques pas de la maison, dans un joli verger dont les arbres, abandonnés à la direction de la nature, poussaient en tous sens des branches touffues moins riches en fruits qu’en fleurs et en feuillage.

Nous allions ensuite nous promener dans la vallée, ou nous gravissions les montagnes. Nous prîmes peu à peu l’habitude de faire de longues courses, et chaque jour nous allions à la découverte de quelque site nouveau. Les pays de montagnes ont cela de délicieux, qu’on peut les explorer long-temps avant d’en connaître tous les secrets et toutes les beautés. Quand nous entreprenions nos plus grandes excursions, Joanne, notre gai majordome, nous suivait avec un panier de vivres, et rien n’était plus charmant que nos festins sur l’herbe. Leoni n’était difficile que sur le choix de ce qu’il appelait le réfectoire. Enfin, quand nous avions trouvé à mi-côte d’une gorge un petit plateau paré d’une herbe fraîche, abrité contre le vent ou le soleil, avec un joli point de vue, un ruisseau tout auprès, embaumé de plantes aromatiques, il arrangeait lui-même le repas sur un linge blanc étendu à terre. Il envovait Joanne cueillir des fraises et plonger le vin dans l’eau froide du torrent. Il allumait un réchaud à l’esprit de vin et faisait cuire les œufs à la coque. Par le même procédé, après la viande froide et les fruits, je lui préparais d’excellent café. De cette manière nous avions un peu des jouissances de la civilisation au milieu des beautés romantiques du désert.

Quand le temps était mauvais, ce qui arriva souvent au commencement du printemps, nous allumions un grand feu pour préserver notre habitation de sapin de l’humidité. Nous nous entourions de paravens que Leoni avait montés, cloués et peints lui-même. Nous buvions du thé, et tandis qu’il fumait dans une longue pipe turque, je lui faisais la lecture. Nous appelions cela nos journées flamandes. Moins animées que les autres, elles étaient peut-être plus douces encore. Leoni avait un talent admirable pour arranger la vie, pour la rendre agréable et facile. Dès le matin, il occupait l’activité de son esprit à faire le plan de la journée, à en ordonner les heures, et quand ce plan était fait, il venait me le soumettre. Je le trouvais toujours admirable, et nous ne nous en écartions plus. De cette manière, l’ennui, qui poursuit toujours les solitaires, et jusqu’aux amans dans le tête-à-tête, n’approchait jamais de nous. Leoni savait tout ce qu’if fallait éviter et tout ce qu’il allait observer pour maintenir la paix de l’ame et le bien-être du corps. Il me le dictait avec sa tendresse adorable, et soumise à lui comme l’esclave à son maître, je ne contrariais jamais un seul de ses désirs. Ainsi, il disait que l’échange des pensées entre deux êtres qui s’aiment est la plus douce des choses, mais qu’elle peut devenir la pire de toutes, si on en abuse. Il avait donc réglé les heures et les lieux de nos entretiens. Tout le jour, nous étions occupés à travailler. Je prenais soin du ménage, je lui préparais des friandises, ou je plissais moi-même son linge. Il était extrêmement sensible à ces petites recherches de luxe, et les trouvait doublement précieuses au fond de notre ermitage. De son côté, il pourvoyait à tous nos besoins et remédiait à toutes les incommodités de notre isolement. Il savait un peu de tous les métiers, il faisait des meubles en menuiserie, il posait des serrures, il établissait des cloisons en chassis et en papier peint, il empêchait une cheminée de fumer, il greffait un arbre à fruit, il amenait un courant d’eau vive autour de la maison. Il était toujours occupé de quelque chose d’utile, et il l’exécutait toujours bien. Quand ces grands travaux-là lui manquaient, il peignait l’aquarelle, composait de charmans paysages avec les croquis que dans nos promenades nous avions pris sur nos album. Quelquefois il parcourait seul la vallée en composant des vers, et il revenait vite me les dire. Il me trouvait souvent dans l’étable avec mon tablier plein d’herbes aromatiques dont les chèvres sont friandes. Mes deux belles protégées mangeaient sur mes genoux. L’une était blanche et sans tache, elle s’appelait Neige. Elle avait l’air doux et mélancolique. L’autre était jaune comme un chamois avec la barbe et les jambes noires, elle était toute jeune, sa physionomie était mutine et sauvage. Nous l’appelions Daine. La vache s’appelait Pâquerette. Elle était rousse et rayée de noir transversalement comme un tigre. Elle passait sa tête sur mon épaule, et quand Leoni me trouvait ainsi, il m’appelait sa vierge à la crèche ; il me jetait mon album et me dictait ses vers, qui m’étaient presque toujours adressés. C’étaient des hymnes d’amour et de bonheur qui me semblaient sublimes, et qui devaient l’être. Je pleurais sans rien dire en les écrivant, et quand j’avais fini : — Eh bien ! me disait Leoni, tu les trouves mauvais ? — Je relevais vers lui mon visage baigné de larmes. Il riait et m’embrassait avec transport.

Et puis il s’asseyait sur le fourrage embaumé et me lisait des poésies étrangères qu’il me traduisait avec une rapidité et une précision inconcevables ; pendant ce temps, je filais du lin dans le demi-jour de l’étable. Il faut savoir quelle est la propreté exquise des étables suisses pour comprendre que nous eussions choisi la nôtre pour salon. Elle était traversée par un rapide ruisseau d’eau de roche qui la balayait à chaque instant et qui nous réjouissait de son petit bruit ; des pigeons familiers y buvaient à nos pieds ; et, sous la petite arcade par laquelle l’eau entrait, des moineaux hardis venaient se baigner et dérober quelques graines. C’était l’endroit le plus frais dans les jours chauds quand toutes les lucarnes étaient ouvertes, et le plus chaud dans les jours froids quand les moindres fentes étaient tamponnées de paille et de bruyère. Souvent Leoni, fatigué de lire, s’y endormait sur l’herbe fraîchement coupée, et je quittais mon ouvrage pour contempler ce beau visage que la sérénité du sommeil ennoblissait encore. Durant ces journées si remplies, nous nous parlions peu, quoique presque toujours ensemble ; nous échangions quelques douces paroles, quelques douces caresses, et nous nous encouragions mutuellement à notre œuvre. Mais quand venait le soir, Leoni devenait indolent de corps et actif d’esprit ; c’étaient les heures où il était le plus aimable, et il les avait réservées aux épanchemens de notre tendresse. Doucement fatigué de sa journée, il se couchait sur la mousse à mes pieds, dans un endroit délicieux qui était auprès de la maison sur le versant de la montagne. De là nous contemplions le splendide coucher du soleil, le déclin mélancolique du jour, l’arrivée grave et solennelle de la nuit ; nous savions le moment du lever de toutes les étoiles et sur quelle cime chacune d’elles devait commencer à briller à son tour. Leoni connaissait parfaitement l’astronomie, mais Joanne possédait presque aussi bien cette science des pâtres, et il donnait aux astres d’autres noms souvent plus poétiques et plus expressifs que les nôtres. Quand Leoni s’était amusé de son pédantisme rustique, il l’envoyait jouer sur son pipeau le ranz des vaches au bas de la montagne. Ces sons aigus avaient de loin une douceur inconcevable. Leoni tombait dans une rêverie qui ressemblait à l’extase ; puis, quand la nuit était tout-à-fait venue, quand le silence de la vallée n’était plus troublé que par le cri plaintif de quelque oiseau des rochers, quand les lucioles s’allumaient dans l’herbe autour de nous, et qu’un vent tiède planait dans les sapins au-dessus de nos têtes, Leoni semblait sortir d’un rêve ou s’éveiller à une autre vie ; son ame s’embrasait, son éloquence passionnée m’inondait le cœur ; il parlait aux cieux, au vent, aux échos, à toute la nature avec enthousiasme, il me prenait dans ses bras et m’accablait de caresses délirantes, puis il pleurait d’amour sur mon sein, et, redevenu plus calme, il m’adressait les paroles les plus suaves et les plus enivrantes.

Oh ! comment ne l’aurais-je pas aimé, cet homme sans égal, dans ses bons et dans ses mauvais jours ? qu’il était aimable alors, qu’il était beau ! comme le hâle allait bien à son mâle visage et respectait son large front blanc sur des sourcils de jais ! comme il savait aimer et comme il savait le dire ! comme il savait commander à la vie et la rendre belle ! Comment n’aurais-je pas pris en lui une confiance aveugle, comment ne me serais-je pas habituée à une soumission illimitée ? Tout ce qu’il faisait, tout ce qu’il disait était bien, beau et bon. Il était généreux, sensible, délicat, héroïque ; il prenait plaisir à soulager la misère ou les infirmités des pauvres qui venaient frapper à notre porte. Un jour il se précipita dans un torrent au risque de sa vie pour sauver un jeune pâtre ; une nuit il erra dans les neiges au milieu des plus affreux dangers pour secourir des voyageurs égarés qui avaient fait entendre des cris de détresse. Oh ! comment, comment me serais-je méfiée de Leoni ? comment aurais-je fait pour craindre l’avenir ? Ne me dites plus que je fus crédule et faible ; la plus virile des femmes eût été subjuguée à jamais par ces six mois de son amour. Quant à moi, je le fus entièrement, et le remords cruel d’avoir abandonné mes parens, l’idée de leur douleur s’affaiblit peu à peu et finit presque par s’effacer. Oh ! qu’elle était grande la puissance de cet homme ! —

Juliette s’arrêta et tomba dans une triste rêverie. Une horloge lointaine sonna minuit. Je lui proposai d’aller se reposer. — Non, dit-elle, si vous n’êtes pas las de m’entendre, je veux parler encore. Je sens que j’ai entrepris une tâche bien pénible pour ma pauvre ame, et que quand j’aurai fini, je ne sentirai plus rien, je ne me souviendrai plus de rien pendant plusieurs jours : je veux profiter de la force que j’ai aujourd’hui.

— Oui, Juliette, tu as raison, lui dis-je, arrache le fer de ton sein, et tu seras mieux après. Mais dis-moi, ma pauvre enfant, comment la singulière conduite d’Henryet au bal et la lâche soumission de Leoni à un regard de cet homme ne t’avaient-elles pas laissé dans l’esprit un doute, une crainte ?

— Quelle crainte pouvais-je conserver ? répondit Juliette, j’étais si peu instruite des choses de la vie et des turpitudes de la société, que je ne comprenais rien à ce mystère. Leoni m’avait dit qu’il avait un secret terrible, j’imaginai mille infortunes romanesques. C’était la mode alors en littérature de faire agir et parler des personnages frappés des malédictions les plus étranges et les plus invraisemblables. Les théâtres et les romans ne produisaient plus que des fils de bourreau, des espions héroïques, des assassins et des forçats vertueux. Je lus un jour Frédérick Styndall ; une autre fois l’Espion de Cooper me tomba sous la main. Songez que j’étais bien enfant, et que dans ma passion mon esprit était bien en arrière de mon cœur. Je m’imaginai que la société, injuste et stupide, avait frappé Leoni de réprobation pour quelque imprudence sublime, pour quelque faute involontaire ou par suite de quelque féroce préjugé. Je vous avouerai même que ma pauvre tête de jeune fille trouva un attrait de plus dans ce mystère impénétrable, et que mon ame de femme s’exalta devant l’occasion de risquer sa destinée entière pour soulager une belle et poétique infortune.

— Leoni dut s’apercevoir de cette disposition romanesque et l’exploiter ? dis-je à Juliette.

— Oui, me répondit-elle, il le fit ; mais s’il se donna tant de peine pour me tromper, c’est qu’il m’aimait, c’est qu’il voulait mon amour à tout prix.

Nous gardâmes un instant le silence, et Juliette reprit ensuite son récit.


— L’hiver arriva ; nous avions fait le projet d’en supporter les rigueurs plutôt que d’abandonner notre chère retraite. Leoni me disait que jamais il n’avait été si heureux, que j’étais la seule femme qu’il eût jamais aimée, qu’il voulait renoncer au monde pour vivre et mourir dans mes bras. Son goût pour les plaisirs, sa passion pour le jeu, tout cela était évanoui, oublié à jamais. Oh ! que j’étais reconnaissante de voir cet homme si brillant, si adulé, renoncer sans regret à tous les enivremens d’une vie d’éclat et de fêtes, pour venir s’enfermer avec moi dans une chaumière ; et soyez sûr, don Aleo, que Leoni ne me trompait point alors. S’il est vrai que de puissans motifs l’engageaient à se cacher, du moins il est certain qu’il se trouva heureux dans sa retraite et que j’y fus aimée. Eût-il pu feindre cette sérénité durant six mois, sans qu’elle fût altérée un seul jour ? et pourquoi ne m’eût-il pas aimée ? j’étais jeune, belle, j’avais tout quitté pour lui, et je l’adorais. Allez, je ne m’abuse plus sur son caractère, je sais tout et je vous dirai tout. Cette ame est bien laide et bien belle, bien vile et bien grande ; quand on n’a pas la force de haïr cet homme, il faut l’aimer et devenir sa proie.

Mais l’hiver débuta si rudement, que notre séjour dans la vallée devint extrêmement dangereux. En quelques jours la neige monta sur la colline et arriva jusqu’au niveau de notre chalet ; elle menaçait de l’engloutir et de nous y faire périr de famine. Leoni s’obstinait à rester : il voulait faire des provisions et braver l’ennemi ; mais Joanne assura que notre perte était certaine, si nous ne battions en retraite au plus vite ; que depuis dix ans on n’avait pas vu un pareil hiver, et qu’au dégel le chalet serait balayé comme une plume par les avalanches, à moins d’un miracle de saint Bernard et de Notre-Dame des Lavanges. — Si j’étais seul, me dit Leoni, je voudrais attendre le miracle et me moquer des lavanges, mais je n’ai plus de courage quand tu partages mes dangers. Nous partirons demain.

— Il le faut bien, lui dis-je, mais où irons-nous ? je serai reconnue et découverte tout de suite, on me reconduira de vive force chez mes parens.

— Il y a mille moyens d’échapper aux hommes et aux lois, répondit Leoni en souriant, nous en trouverons bien un, ne t’inquiète pas ; l’univers est à notre disposition.

— Et par où commencerons-nous ? lui demandai-je en m’efforçant de sourire aussi.

— Je n’en sais rien encore, dit-il, mais qu’importe ? nous serons ensemble, où pouvons-nous être malheureux ?

— Hélas ! lui dis-je, serons-nous jamais aussi heureux qu’ici ?

— Veux-tu y rester ? demanda-t-il.

— Non, lui répondis-je, nous ne le serions plus ; en présence du danger nous serions toujours inquiets l’un pour l’autre.

Nous fîmes les apprêts de notre départ ; Joanne passa la journée à déblayer le sentier par lequel nous devions partir. Pendant la nuit, il m’arriva une aventure singulière et à laquelle bien des fois depuis je craignis de réfléchir.

Au milieu de mon sommeil, je fus saisie par le froid et je m’éveillai. Je cherchai Leoni à mes côtés, il n’y était plus ; sa place était froide, et la porte de la chambre, à demi entr’ouverte, laissait pénétrer un vent glacé. J’attendis quelques instans, mais Leoni ne revenant pas, je m’étonnai, je me levai, et je m’habillai à la hâte. J’attendis encore avant de me décider à sortir, craignant de me laisser dominer par une inquiétude puérile. Son absence se prolongea ; une terreur invincible s’empara de moi, et je sortis à peine vêtue, par un froid de quinze degrés. Je craignais que Leoni n’eût encore été au secours de quelque malheureux perdu dans les neiges, comme cela était arrivé peu de nuits auparavant, et j’étais résolue à le chercher et à le suivre. J’appelai Joanne et sa femme ; ils dormaient d’un si profond sommeil, qu’ils ne m’entendirent pas. Alors, dévorée d’inquiétude, je m’avançai jusqu’au bord de la petite plateforme palissadée qui entourait le chalet, et je vis une faible lueur argenter la neige à quelque distance. Je crus reconnaître la lanterne que Leoni portait dans ses excursions généreuses. Je courus de ce côté, aussi vite que me le permit la neige, où j’entrais jusqu’aux genoux. J’essayai de l’appeler, mais le froid me faisait claquer les dents, et le vent qui me venait à la figure interceptait ma voix. J’approchai enfin de la lumière, et je pus voir distinctement Leoni ; il était immobile à la place où je l’avais aperçu d’abord, et il tenait une bêche. J’approchai encore ; la neige amortissait le bruit de mes pas, j’arrivai tout près de lui sans qu’il s’en aperçût.

La lumière était enfermée dans son cylindre de métal, et ne sortait que par une fente opposée à moi et dirigée sur lui.

Je vis alors qu’il avait écarté la neige et entamé la terre avec sa bêche. Il était jusqu’aux genoux dans un trou qu’il venait de creuser.

Cette occupation singulière, à une pareille heure et par un temps si rigoureux, me causa une frayeur ridicule. Leoni semblait agité d’une hâte extraordinaire. De temps en temps il regardait autour de lui avec inquiétude ; je me courbai derrière un roc, car je fus épouvantée de l’expression de sa figure. Il me sembla qu’il allait me tuer s’il me trouvait là. Toutes les histoires fantastiques et folles que j’avais lues, tous les commentaires bizarres que j’avais faits sur son secret me revinrent à l’esprit ; je crus qu’il venait déterrer un cadavre, et je faillis m’évanouir. Je me rassurai un peu en le voyant continuer de creuser, et retirer bientôt un coffre enfoui dans la terre. Il le regarda avec attention, examina si la serrure n’avait pas été forcée ; puis il le posa hors du trou, et commença à y rejeter la terre et la neige, sans prendre beaucoup de soin pour cacher les traces de son opération.

Quand je le vis près de revenir à la maison avec son coffre, je craignis qu’il ne s’aperçût de mon imprudente curiosité, et je m’enfuis aussi vite que je pus. Je me hâtai de jeter dans un coin mes hardes humides et de me recoucher, résolue à feindre un profond sommeil lorsqu’il rentrerait ; mais j’eus le loisir de me remettre de mon émotion, car il resta encore plus d’une demi-heure sans reparaître.

Je me perdais en commentaires sur ce coffret mystérieux, enfoui sans doute dans la montagne depuis notre arrivée, et destiné à nous accompagner comme un talisman de salut ou comme un instrument de mort. Il me sembla qu’il ne devait pas contenir d’argent, car il était assez volumineux, et Leoni l’avait soulevé d’une seule main et sans effort. C’étaient peut-être des papiers d’où dépendait son existence entière. Ce qui me frappait le plus, c’est qu’il me semblait déjà avoir vu ce coffre quelque part, mais il m’était impossible de me rappeler en quelle circonstance. Cette fois, sa forme et sa couleur se gravèrent dans ma mémoire comme par une sorte de nécessité fatale. Pendant toute la nuit, je l’eus devant les yeux, et dans mes rêves j’en voyais sortir une quantité d’objets bizarres : tantôt des cartes représentant des figures étranges, tantôt des armes sanglantes ; puis des fleurs, des plumes et des bijoux, et puis des ossemens, des vipères, des monceaux d’or, des chaînes et des carcans de fer.

Je me gardai bien de questionner Leoni et de lui laisser soupçonner ma découverte. Il m’avait dit souvent que le jour où j’apprendrais son secret, tout serait fini entre nous, et quoiqu’il me rendît grâce à deux genoux d’avoir cru en lui aveuglément, il me faisait souvent comprendre que la moindre curiosité de ma part lui serait odieuse. Nous partîmes le lendemain à dos de mulet, et nous prîmes la poste à la ville la plus prochaine jusqu’à Venise. Nous y descendîmes dans une de ces maisons mystérieuses que Leoni semblait avoir à sa disposition dans tous les pays. Celle-là était sombre, délabrée, et comme cachée dans un quartier désert de la ville. Il me dit que c’était la demeure d’un de ses amis absens ; il me pria de ne pas trop m’y déplaire pendant un jour ou deux ; il ajouta que des raisons importantes l’empêchaient de se montrer sur-le-champ dans la ville, mais qu’au plus tard dans vingt-quatre heures je serais convenablement logée et n’aurais pas à me plaindre du séjour de sa patrie.

Nous venions de déjeuner dans une salle humide et froide, lorsqu’un homme mal mis, d’une figure désagréable et d’un teint maladif, se présenta en disant que Leoni l’avait fait appeler. — Oui, oui, mon cher Thadée, répondit Leoni en se levant avec précipitation ; soyez le bien-venu, et passons dans une autre pièce, pour ne pas ennuyer madame de détails d’affaires.

Leoni vint m’embrasser une heure après ; il avait l’air agité, mais content, comme s’il venait de remporter une victoire. — Je te quitte pour quelques heures, me dit-il, je vais faire préparer ton nouveau gîte ; nous y coucherons demain soir.

Il fut dehors pendant tout le jour. Le lendemain il sortit de bonne heure. Il semblait fort affairé, mais son humeur était plus joyeuse que je ne l’avais encore vue. Cela me donna le courage de m’ennuyer encore douze heures, et chassa la triste impression que me causait cette maison silencieuse et froide. Dans l’après-midi, pour me distraire un peu, j’essayai de la parcourir ; elle était fort ancienne ; des restes d’ameublement suranné, des lambeaux de tentures et quelques tableaux à demi dévorés par les rats occupèrent mon attention ; mais un objet plus intéressant pour moi me rejeta dans d’autres pensées. En entrant dans la chambre où avait couché Leoni, je vis à terre le fameux coffre. Il était ouvert et entièrement vide. J’eus l’ame soulagée d’un grand poids. Le dragon inconnu enfermé dans ce coffre s’était donc envolé ; la destinée terrible qu’il me semblait représenter ne pesait donc plus sur nous !

— Allons, me dis-je en souriant, la boîte de Pandore s’est vidée, l’espérance est restée pour moi.

Comme j’allais me retirer, mon pied se posa sur un petit morceau d’ouate oublié à terre au milieu de la chambre, avec des lambeaux de papier de soie chiffonnés. Je sentis quelque chose qui résistait, et je le relevai machinalement. Mes doigts rencontrèrent le même corps solide au travers du coton, et en l’écartant, j’y trouvai une épingle en gros brillans que je reconnus aussitôt pour appartenir à mon père, et pour m’avoir servi le jour du dernier bal à attacher une écharpe sur mon épaule. Cette circonstance me frappa tellement que je ne pensai plus au coffre ni aux secrets de Leoni. Je ne sentis plus qu’une vague inquiétude pour ces bijoux que j’avais emportés dans ma fuite, et dont je ne m’étais plus occupée depuis, pensant que Leoni les avait renvoyés sur-le-champ. La crainte que cette démarche n’eût été négligée me fut affreuse ; et lorsque Leoni rentra, la première chose que je lui demandai ingénuement fut celle-ci : — Mon ami, n’as-tu pas oublié de renvoyer les diamans de mon père, lorsque nous avons quitté Bruxelles ?

Leoni me regarda d’une étrange manière. Il semblait vouloir pénétrer jusqu’aux plus intimes profondeurs de mon ame.

— Qu’as-tu à ne pas me répondre ? lui dis-je, qu’est-ce que ma question a d’étonnant ?

— À quel diable de propos vient-elle ? reprit-il avec tranquillité.

— C’est qu’aujourd’hui, répondis-je, je suis entrée dans ta chambre par désœuvrement, et j’ai trouvé ceci par terre ; alors la crainte m’est venue que dans le trouble de nos voyages et l’agitation de notre fuite tu n’eusses absolument oublié de renvoyer les autres bijoux. Quant à moi, je te l’ai à peine demandé, j’avais perdu la tête.

En achevant ces mots, je lui présentai l’épingle. Je parlais si naturellement, et j’avais si peu l’idée de le soupçonner, qu’il le vit bien ; et prenant l’épingle avec le plus grand calme :

— Parbleu ! dit-il, je ne sais comment cela se fait. Où as-tu trouvé cela ? Es-tu sûre que cela vienne de ton père, et n’ait pas été oublié dans cette maison par ceux qui l’ont occupée avant nous ?

— Oh ! lui dis-je, voici auprès du contrôle un cachet imperceptible ; c’est la marque de mon père. Avec une loupe, tu y verrais son chiffre.

— À la bonne heure, dit-il, cette épingle sera restée dans un de nos coffres de voyage, et je l’aurai fait tomber ce matin en secouant quelque harde. Heureusement c’est le seul bijou que nous ayons emporté par mégarde ; tous les autres ont été remis à une personne sûre et adressés à Delpech, qui les aura exactement reportés à ta famille. Je ne pense pas que celui-ci vaille la peine d’être rendu ; ce serait imposer à ta mère une triste émotion de plus pour bien peu d’argent.

— Cela vaut encore au moins dix mille francs, répondis-je.

— Eh bien ! garde-le jusqu’à ce que je trouve une occasion pour le renvoyer. Ah çà ! es-tu prête ? les malles sont-elles refermées ? Il y a une gondole à la porte, et ta maison t’attend avec impatience ; on sert déjà le souper.

Une demi-heure après, nous nous arrêtâmes à la porte d’un palais magnifique. Les escaliers étaient couverts de tapis de drap amaranthe ; les rampes, de marbre blanc, étaient chargées d’orangers en fleurs, en plein hiver, et de légères statues, qui semblaient se pencher sur nous pour nous saluer. Le concierge et quatre domestiques en livrée vinrent nous aider à débarquer. Leoni prit le flambeau de l’un d’eux, et l’élevant, il me fit lire sur la corniche du pérystile cette inscription en lettres d’argent sur un fond d’azur : Palazzo Leoni. — Ô mon ami, m’écriai-je, tu ne nous avais donc pas trompés ? Tu es riche et noble, et je suis chez toi !

Je parcourus ce palais avec une joie d’enfant. C’était un des plus beaux de Venise. L’ameublement et les tentures, éclatans de fraîcheur, avaient été copiés sur les anciens modèles, de sorte que les peintures des plafonds et l’ancienne architecture étaient dans une harmonie parfaite avec les accessoires nouveaux. Notre luxe de bourgeois et d’hommes du nord est si mesquin, si entassé, si commun, que je n’avais jamais conçu l’idée d’une pareille élégance. Je courais dans les immenses galeries comme dans un palais enchanté ; tous les objets avaient pour moi des formes inusitées, un aspect inconnu ; je me demandais si je faisais un rêve, et si j’étais vraiment la patrone et la reine de toutes ces merveilles. Et puis cette splendeur féodale m’entourait d’un prestige nouveau. Je n’avais jamais compris le plaisir ou l’avantage d’être noble. En France on ne sait plus ce que c’est, en Belgique on ne l’a jamais su. Ici, le peu de noblesse qui reste est encore fastueux et fier ; on ne démolit pas les palais, on les laisse tomber. Au milieu de ces murailles chargées de trophées et d’écussons, sous ces plafonds armoriés, en face de ces aïeux de Leoni, peints par Titien et Véronèse, les uns graves et sévères sous leurs manteaux fourrés, les autres élégans et gracieux sous leur justaucorps de satin noir, je comprenais cette vanité du rang, qui peut être si brillante et si aimable quand elle ne décore pas un sot. Tout cet entourage d’illustration allait si bien à Leoni, qu’il me serait impossible aujourd’hui encore de me le représenter roturier. Il était vraiment bien le fils de ces hommes à barbe noire et à mains d’albâtre, dont van Dyck a immortalisé le type. Il avait leur profil d’aigle, leurs traits délicats et fins, leur grande taille, leurs yeux à la fois railleurs et bienveillans. Si ces portraits avaient pu marcher, ils auraient marché comme lui ; s’ils avaient parlé, ils auraient eu son accent. — Eh quoi ! lui disais-je en le serrant dans mes bras, c’est toi, mon seigneur Leone Leoni, qui étais l’autre jour dans ce chalet entre les chèvres et les poules, avec une pioche sur l’épaule et une blouse autour de la taille ? C’est toi qui as vécu six mois ainsi avec une pauvre fille sans nom et sans esprit, qui n’a d’autre mérite que de t’aimer ? Et tu vas me garder près de toi, tu vas m’aimer toujours et me le dire chaque matin comme dans le chalet ? Oh ! c’est un sort trop élevé et trop beau pour moi ; je n’avais pas aspiré si haut, et cela m’effraie en même temps que cela m’enivre.

— Ne sois pas effrayée, me dit-il en souriant, sois toujours ma compagne et ma reine. À présent, viens souper. J’ai deux convives à te présenter ; arrange tes cheveux, sois jolie, et quand je t’appellerai ma femme, n’ouvre pas de grands yeux étonnés.

Nous trouvâmes un souper exquis sur une table étincelant de vermeil, de porcelaines et de cristaux. Les deux convives me furent gravement présentés ; ils étaient Vénitiens, tous deux agréables de figure, élégans dans leurs manières, et, quoique bien inférieurs à Leoni, ayant dans la prononciation et dans la tournure d’esprit une certaine ressemblance avec lui. Je lui demandai tout bas s’ils étaient ses parens.

— Oui, me répondit-il tout haut en riant, ce sont mes cousins.

— Sans doute, ajouta celui qu’on appelait le marquis, nous sommes tous cousins.

Le lendemain, au lieu de deux convives, il y en eut quatre ou cinq différens à chaque repas. En moins de huit jours, notre maison fut inondée d’amis intimes. Ces assidus me dérobèrent de bien douces heures, que j’aurais pu passer avec Leoni, et qu’il fallut partager avec eux tous. Mais Leoni, après un long exil, semblait heureux de revoir ses amis et d’égayer sa vie ; je ne pouvais former un désir contraire au sien, et j’étais heureuse de le voir s’amuser. Il est certain que la société de ces hommes était charmante ; ils étaient tous jeunes ou élégans, gais ou spirituels, aimables ou amusans ; ils avaient d’excellentes manières et des talens pour la plupart. Toutes les matinées étaient employées à faire de la musique ; dans l’après-midi nous nous promenions sur l’eau, après le dîner nous allions au théâtre, et en rentrant on soupait et on jouait. Je n’aimais pas beaucoup à être témoin de ce dernier divertissement, où des sommes immenses passaient chaque soir de main en main. Leoni m’avait permis de me retirer après le souper, et je n’y manquais pas. Peu à peu, le nombre de nos connaissances augmenta tellement que j’en ressentis de l’ennui et de la fatigue ; mais je n’en exprimai rien. Leoni semblait toujours enchanté de cette vie dissipée. Tout ce qu’il y avait de dandies de toutes nations à Venise se donna rendez-vous chez nous pour boire, pour jouer, et pour faire de la musique. Les meilleurs chanteurs des théâtres venaient souvent mêler leurs voix à nos instrumens et à la voix de Leoni, qui n’était ni moins belle ni moins habile que la leur. Malgré le charme de cette société, je sentais de plus en plus le besoin du repos. Il est vrai que nous avions encore de temps en temps quelques bonnes heures de tête-à-tête ; les dandies ne venaient pas tous les jours, mais les habitués se composaient d’une douzaine de personnes de fondation à notre table. Leoni les aimait tant que je ne pouvais me défendre d’avoir aussi de l’amitié pour elles. C’étaient elles qui animaient tout le reste, par leur suprématie en tout sur les autres. Ces hommes étaient vraiment remarquables, et semblaient en quelque sorte des reflets de Leoni. Ils avaient entre eux cette espèce d’air de famille, cette conformité d’idées et de langage qui m’avait frappée dès le premier jour ; c’était un je ne sais quoi de subtil et de recherché que n’avaient pas même les plus distingués parmi tous les autres. Leur regard était plus pénétrant, leurs réponses plus promptes, leur aplomb plus seigneurial, leur prodigalité de meilleur goût. Ils avaient chacun une autorité morale sur une partie de ces nouveaux venus ; ils leur servaient de modèle et de guide dans les petites choses d’abord, et plus tard dans les grandes. Leoni était l’ame de tout ce corps, le chef suprême qui imposait à cette brillante coterie masculine la mode, le ton, le plaisir et la dépense.

Cette espèce d’empire lui plaisait, et je ne m’en étonnais pas : je l’avais vu régner plus ouvertement encore à Bruxelles et j’avais partagé son orgueil et sa gloire ; mais le bonheur du chalet m’avait initiée à des joies plus intimes et plus pures. Je les regrettais et ne pouvais m’empêcher de le dire. — Et moi aussi, me disait-il, je le regrette ce temps de délices, supérieur à toutes les fumées du monde. Mais Dieu n’a pas voulu changer pour nous le cours des saisons, il n’y a pas plus d’éternel bonheur que de printemps perpétuel : c’est une loi de la nature à laquelle nous ne pouvions nous soustraire. Sois sûre que tout est arrangé pour le mieux dans ce monde mauvais. Le cœur de l’homme n’a pas plus de vigueur que les biens de la vie n’ont de durée ; soumettons-nous, plions, les fleurs se courbent, se flétrissent et renaissent tous les ans ; l’ame humaine peut se renouveler comme une fleur, quand elle connaît ses forces et qu’elle ne s’épanouit pas jusqu’à se briser. Six mois de félicité sans mélange, c’était immense, ma chère ; nous serions morts de trop de bonheur, si cela eût continué, ou nous en aurions abusé. La destinée nous commande de redescendre de nos cimes éthérées et de venir respirer un air moins pur dans les villes. Acceptons cette nécessité et croyons qu’elle nous est bonne. Quand le beau temps reviendra, nous retournerons à nos montagnes, nous serons avides de retrouver tous les biens dont nous aurons été sevrés ici ; nous sentirons mieux le prix de notre calme intimité, et cette saison d’amour et de délices, que les souffrances de l’hiver nous eussent gâtée, reviendra plus belle encore que la saison dernière.

— Oh oui ! lui disais-je en l’embrassant, nous retournerons en Suisse ! Oh ! que tu es bon de le vouloir et de me le promettre !… Mais, dis-moi, Leoni, ne pourrions-nous vivre ici plus simplement et plus ensemble ? Nous ne nous voyons plus qu’à travers d’un nuage de punch, nous ne nous parlons plus qu’au milieu des chants et des rires. Pourquoi avons-nous tant d’amis, ne nous suffirions-nous pas bien l’un à l’autre ?

— Ma Juliette, répondait-il, les anges sont des enfans, et vous êtes l’un et l’autre. Vous ne savez pas que l’amour est l’emploi des plus nobles facultés de l’ame, et qu’on doit ménager ces facultés comme la prunelle de ses yeux. Vous ne savez pas, petite fille, ce que c’est que votre propre cœur : bonne, sensible et confiante, vous croyez que c’est un foyer éternel d’amour ; mais le soleil lui-même n’est pas éternel. Tu ne sais pas que l’ame se fatigue comme le corps, et qu’il faut la soigner de même ? Laisse-moi faire, Juliette, laisse-moi entretenir le feu sacré dans ton cœur : j’ai intérêt à me conserver ton amour, à t’empêcher de le dépenser trop vite. Toutes les femmes sont comme toi, elles se pressent tant d’aimer que tout à coup elles n’aiment plus sans savoir pourquoi.

— Méchant ! lui disais-je, sont-ce là les choses que tu me disais le soir sur la montagne ? Me priais-tu de ne pas trop t’aimer, croyais-tu que j’étais capable de m’en lasser ?

— Non, mon ange, répondait Leoni en baisant mes mains, et je ne le crois pas non plus à présent. Mais écoute mon expérience, les choses extérieures ont sur nos sentimens les plus intimes une influence contre laquelle les ames les plus fortes luttent en vain. Dans notre vallée, entourés d’air pur, de parfums et de mélodies naturels, nous pouvions et nous devions être tout amour, tout poésie, tout enthousiasme ; mais souviens-toi qu’encore là je le ménageais cet enthousiasme si facile à perdre, si impossible à retrouver quand on l’a perdu. Souviens-toi de nos jours de pluie où je mettais une espèce de rigueur à t’occuper, pour te préserver de la réflexion et de la mélancolie qui en est la suite inévitable. Sois sûre que l’examen trop fréquent de soi-même et des autres est la plus dangereuse des recherches ; il faut secouer ce besoin égoïste qui nous fait toujours fouiller dans notre cœur et dans celui qui nous aime, comme un laboureur cupide qui épuise la terre à force de lui demander de produire. Il faut savoir se faire insensible et frivole par intervalles ; ces distractions ne sont dangereuses que pour les cœurs faibles et paresseux. Une ame ardente doit les rechercher pour ne pas se consumer elle-même : elle est toujours assez riche. Un mot, un regard suffit pour la faire tressaillir au milieu du tourbillon léger qui l’emporte, et pour la ramener plus ardente et plus tendre au sentiment de sa passion. Ici, vois-tu, nous avons besoin de mouvement et de variété. Ces grands palais sont beaux, mais ils sont tristes ; la mousse marine en ronge le pied, et l’eau limpide qui les reflète est souvent chargée de vapeurs qui retombent en larmes. Ce luxe est austère, et ces traces de noblesse qui te plaisent ne sont qu’une longue suite d’épitaphes et de tombeaux qu’il faut orner de fleurs. Il faut remplir de vivans cette demeure sonore où tes pas te feraient peur si tu y étais seule ; il faut jeter de l’argent par les fenêtres à ce peuple qui n’a pour lit que le parapet glacé des ponts, afin que la vue de sa misère ne nous rende pas soucieux au milieu de notre bien-être. Laisse-toi égayer par nos rires et endormir par nos chants ; sois bonne et insouciante ; je me charge d’arranger ta vie et de te la rendre agréable, quand je ne pourrai te la rendre enivrante. Sois ma femme et ma maîtresse à Venise, tu redeviendras mon ange et ma sylphide sur les glaciers de la Suisse. —

C’est par de tels discours qu’il apaisait mon inquiétude et qu’il me traînait, assoupie et confiante, sur le bord de l’abîme. Je le remerciais tendrement de la peine qu’il prenait pour me persuader, quand d’un signe il pouvait me faire obéir. Nous nous embrassions avec tendresse et nous retournions au salon bruyant où nos amis nous attendaient pour nous séparer.

Cependant, à mesure que nos jours se succédaient ainsi, Leoni ne prenait plus les mêmes soins pour me les faire aimer. Il s’occupait moins de la contrariété que j’éprouvais, et lorsque je la lui exprimais, il la combattait avec moins de douceur. Un jour même il fut brusque et amer ; je vis que je lui causais de l’humeur, je résolus de ne plus me plaindre désormais ; mais je commençai à souffrir réellement et à me trouver malheureuse. J’attendais avec résignation que Leoni prît le temps de revenir à moi, et il est vrai que dans ces momens-là il était si bon et si tendre, que je me trouvais folle et lâche d’avoir tant souffert. Mon courage et ma confiance se ranimaient pour quelques jours, mais ces jours de consolation étaient de plus en plus rares. Leoni, me voyant douce et soumise, me traitait toujours avec affection, mais il ne s’apercevait plus de ma mélancolie ; l’ennui me rongeait, Venise me devenait odieuse : ses eaux, son ciel, ses gondoles, tout m’y déplaisait. Pendant les nuits de jeu j’errais seule sur la terrasse, au haut de la maison ; je versais des larmes amères ; je me rappelais ma patrie, ma jeunesse insouciante, ma mère si folle et si bonne, mon pauvre père si tendre et si débonnaire, et jusqu’à ma tante avec ses petits soins et ses longs sermons. Il me semblait que j’avais le mal du pays, que j’avais envie de fuir, d’aller me jeter aux pieds de mes parens, d’oublier à jamais Leoni. Mais si une fenêtre s’ouvrait au-dessous de moi, si Leoni, las du jeu et de la chaleur, s’avançait sur le balcon pour respirer la fraîcheur du canal, je me penchais sur la rampe pour le voir, et mon cœur battait comme aux premiers jours de ma passion, quand il franchissait le seuil de la maison paternelle ; si la lune donnait sur lui et me permettait de distinguer sa noble taille sous le riche costume de fantaisie qu’il portait toujours dans l’intérieur de son palais, je palpitais d’orgueil et de plaisir, comme le jour où il m’avait introduite dans ce bal dont nous sortîmes pour ne jamais revenir ; si sa voix délicieuse, essayant une phrase de chant, vibrait sur les marbres sonores de Venise et montait vers moi, je sentais mon visage inondé de larmes, comme le soir sur la montagne quand il me chantait une romance composée pour moi le matin. Quelques mots que j’entendis sortir de la bouche d’un de ses compagnons augmentèrent ma tristesse et mon dégoût à un degré insupportable. Parmi les douze amis de Leoni, le vicomte de Chalm, Français soi-disant émigré, était celui dont je supportais l’assiduité avec le plus de peine : c’était le plus âgé de tous et le plus spirituel peut-être : mais sous ses manières exquises perçait une sorte de cynisme dont j’étais souvent révoltée. Il était sardonique, indolent et sec ; c’était de plus un homme sans mœurs et sans cœur, mais je n’en savais rien, et il me déplaisait suffisamment sans cela. Un soir que j’étais sur le balcon et qu’un rideau de soie l’empêchait de me voir, j’entendis qu’il disait au marquis vénitien : Mais où est donc Juliette ? Cette manière de me nommer me fit monter le sang au visage ; j’écoutai et je restai immobile. — Je ne sais, répondit le Vénitien. Ah ! çà, vous êtes donc bien amoureux d’elle ?

— Pas trop, répondit-il, mais assez. — Et Leoni ? — Leoni me la cédera un de ces jours. — Comment ! sa propre femme ? — Allons donc, marquis, est-ce que vous êtes fou ? reprit le vicomte : elle n’est pas plus sa femme que la vôtre : c’est une fille enlevée à Bruxelles ; quand il en aura assez, ce qui ne tardera pas, je m’en chargerai volontiers. Si vous en voulez après moi, marquis, inscrivez-vous en titre. — Grand merci, répondit le marquis ; je sais comme vous dépravez les femmes, et je craindrais de vous succéder. —

Je n’en entendis pas davantage, je me penchai à demi morte sur la balustrade, et, cachant mon visage dans mon schall, je sanglottai de colère et de honte.

Dès le soir même, j’appelai Leoni dans ma chambre, et je lui demandai raison de la manière dont j’étais traitée par ses amis. Il prit cette insulte avec une légèreté qui m’enfonça un trait mortel dans le cœur. — Tu es une petite sotte, me dit-il, tu ne sais pas ce que c’est que les hommes : leurs pensées sont indiscrètes et leurs paroles encore plus ; les meilleurs sont encore les roués. Une femme forte doit rire de leurs prétentions, au lieu de s’en fâcher.

Je tombai sur un fauteuil et je fondis en larmes en m’écriant : Oh ! ma mère ! ma mère ! qu’est devenue votre fille ?

Leoni s’efforça de m’apaiser et il n’y réussit que trop vite. Il se mit à mes pieds, baisa mes mains et mes bras, me conjura de mépriser un sot propos et de ne songer qu’à lui et à son amour.

— Hélas ! lui dis-je, que dois-je penser, quand vos amis se flattent de me ramasser comme ils font de vos pipes, quand elles ne vous plaisent plus ?

— Juliette, répondit-il, l’orgueil blessé te rend amère et injuste. J’ai été libertin, tu le sais, je t’ai souvent parlé des dérèglemens de ma jeunesse, mais je croyais m’en être purifié à l’air de notre vallée. Mes amis vivent encore dans le désordre où j’ai vécu ; ils ne savent pas, ils ne comprendraient jamais les six mois que nous avons passés en Suisse. Mais toi, devrais-tu les méconnaître et les oublier ?

Je lui demandai pardon, je versai des larmes plus douces sur son front et sur ses beaux cheveux ; je m’efforçai d’oublier la funeste impression que j’avais reçue. Je me flattais d’ailleurs qu’il ferait entendre à ses amis que je n’étais point une fille entretenue, et qu’ils eussent à me respecter ; mais il ne voulut pas le faire ou il n’y songea pas, car le lendemain et les jours suivans, je vis les regards de M. de Chalm me suivre et me solliciter avec une impudence révoltante.

J’étais au désespoir, mais je ne savais plus comment me soustraire aux maux où je m’étais précipitée. J’avais trop d’orgueil pour être heureuse et trop d’amour pour m’éloigner. Un soir j’étais entrée dans le salon pour prendre un livre que j’avais oublié sur le piano. Leoni était en petit comité avec ses élus ; ils étaient groupés autour de la table à thé, au bout de la chambre qui était peu éclairée, et ne s’apercevaient pas de ma présence. Le vicomte semblait être dans une de ses dispositions taquines les plus méchantes. — Baron Leone de Leoni, dit-il d’une voix sèche et railleuse, sais-tu, mon ami, que tu t’enfonces cruellement ? — Qu’est-ce que tu veux dire ? reprit Leoni, je n’ai pas encore de dettes à Venise. — Mais tu en auras bientôt ? — J’espère que oui, répondit Leoni avec la plus grande tranquillité. — Vive Dieu ! dit le marquis, tu es le premier des hommes pour te ruiner ; cent cinquante mille francs en quatre mois, sais-tu que c’est un très joli train ?

La surprise m’avait enchaînée à ma place ; immobile et retenant ma respiration, j’attendis la suite de ce singulier entretien.

— Cent cinquante mille francs ? demanda le marquis vénitien avec indifférence.

— Oui, repartit Chalm, le juif Thadée lui acompte cent cinquante mille francs au commencement de l’hiver.

— C’est très bien, dit le marquis. Leoni, as-tu payé le loyer de ton palais héréditaire ?

— Parbleu ! d’avance, dit Chalm, est-ce qu’on le lui aurait loué sans ça ?

— Qu’est-ce que tu comptes faire, quand tu n’auras plus rien ? demanda à Leoni un des parieurs.

— Des dettes, répondit Leoni avec un calme imperturbable.

— C’est plus facile que de trouver des juifs qui nous laissent trois mois en paix, dit le vicomte. Que feras-tu quand tes créanciers te prendront au collet ?

— Je prendrai un joli petit bateau… répondit Leoni en souriant.

— Bien, et tu iras à Trieste ?

— Non, c’est trop près ; à Palerme, je n’y ai pas encore été.

— Mais quand on arrive quelque part, dit le marquis, il faut faire figure dès les premiers jours.

— La Providence y pourvoira, répondit Leoni, c’est la mère des audacieux.

— Mais non pas celle des paresseux, dit Chalm, et je ne connais au monde personne qui le soit plus que toi. Que diable as-tu fait en Suisse avec ton infante pendant six mois ?

— Silence là-dessus, répondit Leoni, je l’ai aimée, et je jetterai mon verre au nez de quiconque le trouvera plaisant.

— Leoni, tu bois trop, lui cria un autre parieur.

— Peut-être, répondit Leoni, mais j’ai dit ce que j’ai dit. Le vicomte ne répondit pas à cette espèce de provocation, et le marquis se hâta de détourner la conversation.

— Mais pourquoi, diable ! ne joues-tu pas ? dit-il à Leoni.

— Ventre-dieu ! je joue tous les jours pour vous obliger. Moi qui déteste le jeu, vous me rendrez stupide avec vos cartes et vos dés, et vos poches qui sont comme le tonneau des Danaïdes, et vos mains insatiables ! Vous n’êtes que des sots, vous tous. Quand vous avez fait un coup, au lieu de vous reposer et de jouir de la vie en voluptueux, vous vous agitez jusqu’à ce que vous ayez gâté la chance.

— La chance, la chance ! dit le marquis, on sait ce que c’est que la chance !

— Grand merci ! dit Leoni, je ne veux plus le savoir ; j’ai été trop bien étrillé à Paris. Quand je pense qu’il y a un homme, que Dieu veuille bien dans sa miséricorde donner à tous les diables !…

— Eh bien ? dit le vicomte.

— Un homme, dit le marquis, dont il faudra que nous nous débarrassions à tout prix, si nous voulons retrouver la liberté sur la terre. Mais patience, nous sommes deux contre lui.

— Sois tranquille, dit Leoni, je n’ai pas tellement oublié la vieille coutume du pays, que je ne sache purger notre route de celui qui me gênera. Sans mon diable d’amour qui me tenait à la cervelle, j’avais beau jeu en Belgique.

— Toi ? dit le marquis, tu n’as jamais opéré dans ce genre-là, et tu n’en auras jamais le courage.

— Le courage ? s’écria Leoni, en se levant à demi avec des yeux étincelans.

— Pas d’extravagances, reprit le marquis, avec cet effroyable sang-froid qu’ils avaient tous : entendons-nous, tu as du courage pour tuer un ours ou un sanglier ; mais pour tuer un homme, tu as trop d’idées sentimentales et philosophiques dans la tête.

— Cela se peut, répondit Leoni en se rasseyant, cependant je ne sais pas.

— Tu ne veux donc pas jouer à Palerme ? dit le vicomte.

— Au diable le jeu ! Si je pouvais me passionner pour quelque chose, pour la chasse, pour un cheval, pour une Calabroise olivâtre, j’irais l’été prochain m’enfermer dans les Abruzzes et passer encore quelques mois à vous oublier tous.

— Repassionne-toi pour Juliette, dit le vicomte avec ironie.

— Je ne me repassionnerai pas pour Juliette, répondit Leoni avec colère, mais je te donnerai un soufflet si tu prononces encore son nom.

— Il faut lui faire boire du thé, dit le vicomte. Il est ivre-mort.

— Allons, Leoni, s’écria le marquis en lui serrant le bras, tu nous traites horriblement ce soir, qu’as-tu donc ? Ne sommes-nous plus tes amis ? Doutes-tu de nous, parle ?

— Non, je ne doute pas de vous, dit Leoni, vous m’avez rendu autant que je vous ai pris. Je sais ce que vous valez tous ; le bien et le mal, je juge tout cela sans préjugé et sans prévention.

— Ah ! il ferait beau voir ! dit le vicomte entre ses dents.

— Allons, du punch, du punch ! crièrent les autres. Il n’y a plus de bonne humeur possible si nous n’achevons de griser Chalm et Leoni ; ils en sont aux attaques de nerfs, mettons-les dans l’extase.

— Oui, mes amis, mes bons amis ! cria Leoni, le punch, l’amitié ! la vie, la belle vie ! À bas les cartes, ce sont elles qui me rendent maussade ; vive l’ivresse, vivent les femmes ! vive la paresse, le tabac, la musique, l’argent ! vivent les jeunes filles et les vieilles comtesses ! vive le diable, vive l’amour ! vive tout ce qui fait vivre ! Tout est bon quand on est assez bien constitué pour profiter et jouir de tout.

Ils se levèrent tous en entonnant un chœur bachique ; je m’enfuis, je montai l’escalier avec l’égarement d’une personne qui se croit poursuivie, et je tombai sans connaissance sur le parquet de ma chambre.

Le lendemain matin on me trouva étendue sur le tapis, roide et glacée comme par la mort ; j’eus une fièvre cérébrale. Je crois que Leoni me donna des soins ; il me sembla le voir souvent à mon chevet, mais je n’en pus conserver qu’une idée vague. Au bout de trois jours j’étais hors de danger. Leoni vint alors savoir de mes nouvelles de temps en temps, et passer une partie de l’après-midi avec moi. Il quittait le palais tous les soirs à six heures et ne rentrait que le lendemain matin, j’ai su cela plus tard.

De tout ce que j’avais entendu, je n’avais compris clairement qu’une chose qui était la cause de mon désespoir : c’est que Leoni ne m’aimait plus. Jusque-là je n’avais pas voulu le croire, quoique toute sa conduite dût me le faire comprendre. Je résolus de ne pas contribuer plus long-temps à sa ruine, et de ne pas abuser d’un reste de compassion et de générosité, qui lui prescrivait encore des égards envers moi. Je le fis appeler aussitôt que je me sentis la force de supporter cette entrevue, et je lui déclarai ce que je lui avais entendu dire de moi au milieu de l’orgie. Je gardai le silence sur tout le reste. Je ne voyais pas clair dans cette confusion d’infamies que ses amis m’avaient fait pressentir ; je ne voulais pas comprendre cela. Je consentais à tout, à mon abandon, à mon désespoir et à ma mort. Je lui signifiai que j’étais décidée à partir dans huit jours, que je ne voulais rien accepter de lui désormais : j’avais gardé l’épingle de mon père ; en la vendant, j’aurais bien au-delà de ce qu’il me fallait d’argent pour retourner à Bruxelles.

Le courage avec lequel je parlai, et que la fièvre aidait sans doute, frappa Leoni d’un coup inattendu. Il garda le silence et marcha avec agitation dans la chambre, puis des sanglots et des cris s’échappèrent de sa poitrine ; il tomba suffoqué sur une chaise. Effrayée de l’état où je le voyais, je quittai comme malgré moi ma chaise longue et je m’approchai de lui avec sollicitude. Alors il me saisit dans ses bras, et me serrant avec frénésie : — Non, non ! tu ne me quitteras pas, s’écria-t-il, jamais je n’y consentirai ; si ta fierté bien juste et bien légitime ne se laisse pas fléchir, je me coucherai à tes pieds, en travers de cette porte, et je me tuerai si tu marches sur moi. Non, tu ne t’en iras pas, car je t’aime avec passion ; tu es la seule femme au monde que j’aie pu respecter et admirer encore après l’avoir possédée six mois. Ce que j’ai dit est une sottise, une infamie, et un mensonge : tu ne sais pas, Juliette, oh ! tu ne sais pas tous mes malheurs ! tu ne sais pas à quoi me condamne une société d’hommes perdus, à quoi m’entraîne une ame de bronze, de feu, d’or et de boue, que j’ai reçue du ciel et de l’enfer réunis ! Si tu ne veux plus m’aimer, je ne veux plus vivre. Que n’ai-je pas fait, que n’ai-je pas sacrifié, que n’ai-je pas souillé pour m’attacher à cette vie exécrable qu’ils m’ont faite ! Quel démon moqueur s’est donc enfermé dans mon cerveau, pour que j’y trouve encore parfois de l’attrait, et pour que je brise, en m’y élançant, les liens les plus sacrés ? Ah ! il est temps d’en finir, je n’avais eu depuis que je suis au monde qu’une période vraiment belle, vraiment pure, celle où je t’ai possédée et adorée. Cela m’avait lavé de toutes mes iniquités, et j’aurais dû rester sous la neige dans le chalet ; je serais mort en paix avec toi, avec Dieu, et avec moi-même, tandis que me voilà perdu à tes yeux et aux miens. Juliette, Juliette ! grâce, pardon ! je sens mon ame se briser si tu m’abandonnes. Je suis encore jeune, je veux vivre, je veux être heureux, et je ne le serai jamais qu’avec toi. Vas-tu me punir de mort pour un blasphème échappé à l’ivresse ? Y crois-tu, y peux-tu croire ? Oh ! que je souffre ! Que j’ai souffert depuis quinze jours ! J’ai des secrets qui me brûlent les entrailles ; si je pouvais te les dire, mais tu ne pourrais jamais les entendre jusqu’au bout…

— Je les sais, lui dis-je, et si tu m’aimais, je serais insensible à tout le reste…

— Tu les sais ! s’écria-t-il d’un air égaré, tu les sais ! Que sais-tu ?

— Je sais que vous êtes ruiné, que ce palais n’est point à vous, que vous avez mangé en quatre mois une somme immense ; je sais que vous êtes habitué à cette existence aventureuse et à ces désordres ; j’ignore comment vous défaites si vite et comment vous rétablissez votre fortune ainsi ; je pense que le jeu est votre perte et votre ressource ; je crois que vous avez autour de vous une société funeste, et que vous luttez contre d’affreux conseils ; je crois que vous êtes au bord d’un abîme, mais que vous pouvez encore le fuir.

— Eh bien ! oui, tout cela est vrai, s’écria-t-il, tu sais tout ! et tu me le pardonnerais ?

— Si je n’avais perdu votre amour, lui dis-je, je croirais n’avoir rien perdu en quittant ce palais, ce faste et ce monde qui me sont odieux. Quelque pauvres que nous fussions, nous pourrions toujours vivre comme nous avons fait dans notre chalet, soit là, soit ailleurs, si vous êtes las de la Suisse. Si vous m’aimiez encore, vous ne seriez pas perdu, car vous ne penseriez ni au jeu, ni à l’intempérance, ni à aucune des passions que vous avez célébrées dans un toast diabolique ; si vous m’aimiez, nous paierions avec ce qui vous reste ce que vous pouvez devoir, et nous irions nous ensevelir et nous aimer dans quelque retraite, où j’oublierais vite ce que je viens d’apprendre, où je ne vous le rappellerais jamais, où je ne pourrais pas en souffrir… Si vous m’aimiez !…

— Oh ! je t’aime, je t’aime, s’écria-t-il, partons ! Sauvons-nous, sauve-moi ! Sois ma bienfaitrice, mon ange, comme tu l’as toujours été. Viens, pardonne-moi.

Il se jeta à mes pieds, et tout ce que la passion la plus fervente peut dicter, il me le dit avec tant de chaleur que j’y crus,… et que j’y croirai toujours. Leoni me trompait, m’avilissait, et m’aimait en même temps.

— Écoute, me dit-il, quand nous fûmes réconciliés, demain je ferme la maison à tous mes commensaux, et je pars pour Milan, où j’ai à toucher encore une somme assez forte qui m’est due. Pendant ce temps, soigne-toi bien, rétablis ta santé, mets en ordre toutes les requêtes de nos créanciers, et fais les apprêts de notre départ. Dans huit jours, dans quinze au plus, je reviendrai payer nos dettes et te chercher pour aller vivre avec toi, où tu voudras, pour toujours.

Je crus à tout, je consentis à tout ; il partit, et la maison fut fermée. Je n’attendis pas que je fusse entièrement guérie pour m’occuper de remettre tout en ordre et de réviser les mémoires des fournisseurs. J’espérais que Leoni m’écrirait dès son arrivée à Milan, comme il me l’avait promis ; il fut plus de huit jours sans me donner de ses nouvelles. Il m’annonça enfin qu’il était sûr de toucher beaucoup plus d’argent que nous n’en devions, mais qu’il serait obligé de rester vingt jours absent, au lieu de quinze. Je me résignai. Au bout de vingt jours, une nouvelle lettre m’annonça qu’il était forcé d’attendre ses rentrées jusqu’à la fin du mois. Je tombai dans le découragement. Seule dans ce grand palais, où, pour échapper aux insolentes visites des compagnons de Leoni, j’étais obligée de me cacher, de baisser les stores de ma fenêtre et de soutenir une espèce de siége, dévorée d’inquiétude, malade et faible, livrée aux plus noires réflexions et à tous les remords que l’aiguillon du malheur réveille, je fus plusieurs fois tentée de mettre fin à ma déplorable vie.

Mais je n’étais pas au bout de mes souffrances. Un matin que je croyais être seule dans le grand salon, et que je tenais un livre ouvert sur mes genoux sans songer à le regarder, j’entendis du bruit auprès de moi, et sortant de ma léthargie, je vis la détestable figure du vicomte de Chalm. Je fis un cri, et j’allais le chasser, lorsqu’il se confondit en excuses d’un air à la fois respectueux et railleur, auquel je ne sus que répondre. Il me dit qu’il avait forcé ma porte sur l’autorisation d’une lettre de Leoni, qui l’avait spécialement chargé de venir s’informer de ma santé et de lui en donner des nouvelles. Je ne crus point à ce prétexte, et j’allais le lui dire ; mais, sans m’en laisser le temps, il se mit à parler lui-même avec un sang-froid si impudent, qu’à moins d’appeler mes gens, il m’eût été impossible de le mettre à la porte. Il était décidé à ne rien comprendre. — Je vois, madame, me dit-il d’un air d’intérêt hypocrite, que vous êtes informée de la situation fâcheuse où se trouve le baron. Soyez sûre que mes faibles ressources sont à sa disposition ; c’est malheureusement bien peu de chose pour contenter la prodigalité d’un caractère si magnifique. Ce qui me console, c’est qu’il est courageux, entreprenant, ingénieux. Il a refait plusieurs fois sa fortune ; il la relèvera encore. Mais vous aurez à souffrir, vous, madame, si jeune, si délicate, et si digne d’un meilleur sort ! C’est pour vous que je m’afflige profondément des folies de Leoni et de toutes celles qu’il va encore commettre avant de trouver des ressources. La misère est une horrible chose à votre âge, et quand on a toujours vécu dans le luxe…

Je l’interrompis brusquement, car je crus voir où il voulait en venir avec son injurieuse compassion. Je ne comprenais pas encore toute la bassesse de ce personnage.

Devinant ma méfiance, il s’empressa de la combattre. Il me fit entendre, avec toute la politesse de son langage subtil et froid, qu’il se jugeait trop vieux et trop peu riche pour m’offrir son appui, mais qu’un jeune lord immensément riche, qui m’avait été présenté par lui et qui m’avait fait quelques visites, lui avait confié l’honorable message de me tenter par des promesses magnifiques. Je n’eus pas la force de répondre à cet affront ; j’étais si faible et si abattue, que je me mis à pleurer sans rien dire. L’infâme Chalm crut que j’étais ébranlée, et, pour me décider entièrement, il me déclara que Leoni ne reviendrait point à Venise, qu’il était enchaîné aux pieds de la princesse Zagarolo, et qu’il lui avait donné plein pouvoir de traiter cette affaire avec moi.

L’indignation me rendit enfin la présence d’esprit dont j’avais besoin pour accabler cet homme de mépris et de confusion. Mais il fut bientôt remis de son trouble. — Je vois, madame, me dit-il, que votre jeunesse et votre candeur ont été cruellement abusées, et je ne saurais vous rendre haine pour haine, car vous me méconnaissez et vous m’accusez ; moi, je vous connais et vous estime. J’aurai, pour entendre vos reproches et vos injures, tout le sloïcisme dont le véritable dévouement doit savoir s’armer, et je vous dirai dans quel abîme vous êtes tombée, et de quelle abjection je veux vous retirer.

Il prononça ces mots avec tant de force et de calme, que mon crédule caractère en fut comme subjugué. Un instant, je pensai que dans le trouble de mes malheurs j’avais peut-être méconnu un homme sincère. Fascinée par l’impudente sérénité de son visage, j’oubliai les dégoûtantes paroles que je lui avais entendu prononcer, et je lui laissai le temps de parler. Il vit qu’il fallait profiter de ce moment d’incertitude et de faiblesse, et se hâta de me donner sur Leoni des renseignemens d’une odieuse vérité.

— J’admire, dit-il, comment votre cœur facile et confiant a pu s’attacher si long-temps à un caractère semblable. Il est vrai que la nature l’a doté de séductions irrésistibles, et qu’il a une habileté extraordinaire pour cacher ses turpitudes et pour prendre les dehors de la loyauté. Toutes les villes de l’Europe le connaissent pour un roué charmant. Quelques personnes seulement, en Italie, savent qu’il est capable de toutes les scélératesses pour satisfaire ses fantaisies innombrables. Aujourd’hui vous le verrez se modeler sur le type de Lovelace, demain sur celui du Pastor Fido. Comme il est un peu poète, il est capable de recevoir toutes les impressions, de comprendre et de singer toutes les vertus, de prendre et de jouer tous les rôles. Il croit sentir tout ce qu’il imite, et quelquefois il s’identifie tellement avec le personnage qu’il a choisi, qu’il en ressent les passions et en saisit la grandeur. Mais comme le fonds de son ame est vil et corrompu, comme il n’y a en lui qu’affectation et caprice, le vice se réveille tout à coup dans son sang, l’ennui de son hypocrisie le jette dans des habitudes entièrement contraires à celles qui semblaient lui être naturelles. Ceux qui ne l’ont vu que sous une de ses faces mensongères s’étonnent et le croient devenu fou ; ceux qui savent que son caractère est de n’en avoir aucun de vrai sourient et attendent paisiblement quelque nouvelle invention. —

Quoique ce portrait horrible me révoltât au point de me suffoquer, il me semblait y voir briller des traits d’une lumière accablante. J’étais attérée, mes nerfs se contractaient. Je regardais Chalm d’un air effaré ; il s’applaudit de sa puissance et continua.

— Ce caractère vous étonne ; si vous aviez plus d’expérience, ma chère dame, vous sauriez qu’il est fort répandu dans le monde. Pour l’avoir à un certain degré, il faut une certaine supériorité d’intelligence, et si beaucoup de sots s’en abstiennent, c’est qu’ils sont incapables de le soutenir. Vous verrez presque toujours un homme médiocre et vain se renfermer dans une manière d’être obstinée, qu’il prendra pour une spécialité, et qui le consolera des succès d’autrui. Il s’avouera moins brillant, mais il se déclarera plus solide et plus utile. La terre n’est peuplée que d’imbéciles insupportables ou de fous nuisibles. Tout bien considéré, j’aime encore mieux les derniers ; j’ai assez de prudence pour m’en préserver, et assez de tolérance pour m’en amuser. Mieux vaut rire avec un malicieux bouffon que bâiller avec un bonhomme ennuyeux. C’est pourquoi vous m’avez vu dans l’intimité d’un homme que je n’aime ni n’estime. D’ailleurs j’étais attiré ici par vos manières affables, par votre angélique douceur ; je me sentais pour vous une amitié paternelle. Le jeune lord Edwards, qui vous avait vue de sa fenêtre passer des heures entières immobile et rêveuse à votre balcon, m’avait pris pour confident de la passion violente qu’il a conçue pour vous. Je l’avais présenté ici, désirant franchement et ardemment que vous ne restassiez pas plus long-temps dans la position douloureuse et humiliante où l’abandon de Leoni vous laissait ; je savais que lord Edwards avait une ame digne de la vôtre, et qu’il vous ferait une existence heureuse et honorable… Je viens aujourd’hui renouveler mes efforts et vous révéler son amour, que vous n’avez pas voulu comprendre…

Je mordais mon mouchoir de colère ; mais, dévorée par une idée fixe, je me levai et je lui dis avec force :

— Vous prétendez que Leoni vous autorise à me faire ces infâmes propositions, prouvez-le-moi ; oui, monsieur, prouvez-le ! — Et je lui secouai le bras convulsivement.

— Parbleu ! ma chère petite, me répondit ce misérable avec son impassibilité odieuse, c’est bien facile à prouver, mais comment ne vous l’expliquez-vous pas à vous-même ! Leoni ne vous aime plus ; il a une autre maîtresse.

— Prouvez-le ! répétai-je avec exaspération.

— Tout-à-l’heure, tout-à-l’heure, dit-il. Leoni a grand besoin d’argent, et il y a des femmes d’un certain âge dont la protection peut être avantageuse.

— Prouvez-moi tout ce que vous dites, m’écriai-je, ou je vous chasse à l’instant.

— Fort bien, répondit-il sans se déconcerter, mais faisons un accord. Si j’ai menti, je sortirai d’ici pour n’y jamais remettre les pieds ; si j’ai dit vrai en affirmant que Leoni m’autorise à vous parler de lord Edwards, vous me permettrez de revenir ce soir avec ce dernier.

En parlant ainsi, il tira de sa poche une lettre sur l’adresse de laquelle je reconnus l’écriture de Leoni.

— Oui ! m’écriai-je, emportée par un invincible désir de connaître mon sort, oui, je le promets !

Le marquis déplia lentement la lettre et me la présenta. Je lus :

« Mon cher vicomte, quoique tu me causes souvent des accès de colère où je t’écraserais volontiers, je crois que tu as vraiment de l’amitié pour moi, et que tes offres de service sont sincères. Je n’en profiterai pourtant pas. J’ai mieux que cela, et mes affaires reprennent un train magnifique. La seule chose qui m’embarrasse et qui m’épouvante, c’est Juliette. Tu as raison. Au premier jour elle va faire avorter mes projets. Mais que faire ? J’ai pour elle le plus sot et le plus invincible attachement. Son désespoir m’ôte toutes mes forces. Je ne puis la voir pleurer sans être à ses pieds… Tu crois qu’elle se laisserait corrompre ? Non, tu ne la connais pas, jamais elle ne se laissera vaincre par la cupidité. Mais le dépit, dis-tu ? Oui, cela est plus vraisemblable. Quelle est la femme qui ne fasse par colère ce qu’elle ne ferait pas par amour ? Juliette est fière, j’en ai acquis la certitude dans ces derniers temps. Si tu lui dis un peu de mal de moi, si tu lui fais entendre que je suis infidèle… peut-être ! Mais, mon Dieu ! je ne puis y penser sans que mon ame se déchire… Essaie ; si elle succombe, je la mépriserai et je l’oublierai. Si elle résiste… ma foi, nous verrons. Quel que soit le résultat de tes efforts, j’aurai un grand désastre à craindre, ou une grande peine de cœur à supporter. »

— Maintenant, dit le marquis, quand j’eus fini, je vais chercher lord Edwards.

Je cachai ma tête dans mes mains, et je restai long-temps immobile et muette. Puis tout à coup je cachai cet exécrable billet dans mon sein, et je sonnai avec violence. — Que ma femme de chambre fasse en cinq minutes un porte-manteau, dis-je au laquais, et que Beppo amène la gondole.

— Que voulez-vous faire, ma chère enfant ? me dit le vicomte étonné ; où voulez-vous aller ?

— Chez lord Edwards apparemment ! lui dis-je avec une ironie amère dont il ne comprit pas le sens. Allez l’avertir, repris-je, dites-lui que vous avez gagné votre salaire, et que je vole vers lui.

Il commença à comprendre que je le raillais avec fureur. Il s’arrêta irrésolu. Je sortis du salon sans dire un mot de plus, et j’allai mettre un habit de voyage. Je descendis, suivie de ma femme de chambre portant le paquet. Au moment de passer dans la gondole, je sentis une main agitée qui me retenait par mon manteau. Je me retournai. Je vis Chalm troublé et effrayé. — Où donc allez-vous ? me dit-il d’une voix altérée. — Je triomphais d’avoir enfin troublé son sang-froid de scélérat. — Je vais à Milan, lui dis-je, et je vous fais perdre les deux ou trois cents sequins que lord Edwards vous avait promis.

— Un instant, dit le vicomte furieux, rendez-moi la lettre, ou vous ne partirez pas.

— Beppo ! m’écriai-je avec l’exaspération de la colère et de la peur, en m’élançant vers le gondolier, délivre-moi de ce ruffian qui me casse le bras.

Tous les domestiques de Leoni me trouvaient douce et m’étaient dévoués. Beppo, silencieux et résolu, me saisit par la taille et m’enleva de l’escalier. En même temps il donna un coup de pied à la dernière marche, et la gondole s’éloigna au moment où il m’y déposait avec une adresse et une force extraordinaires. Chalm faillit être entraîné et tomber dans le canal. Il disparut en me lançant un regard qui était le serment d’une haine éternelle et d’une vengeance implacable.


DU
DERNIER LIVRE

DE M. V. HUGO.


(Littérature et Philosophie mêlées.)

Il y a dans les nouveaux volumes de M. Hugo trois parties bien distinctes et qui méritent une égale attention, mais non pas une louange égale : l’une, générale, théorique, qui traite du style et du caractère de l’art sous ses formes diverses, c’est la préface ; la seconde se compose d’essais littéraires sur quelques noms illustres ; la troisième enfin présente un ensemble de pensées détachées, écloses et recueillies dans l’espace de huit mois, dont la plupart se rapportent aux événemens accomplis en France depuis le mois d’août 1830 jusqu’au mois d’avril 1831. Il convient, je crois, pour estimer la valeur générale du livre, d’examiner séparément chacune de ces trois parties.

La préface est, à mon avis, un des morceaux les plus remarquables que M. Hugo ait écrits depuis la préface de Cromwell, qui