Leone Leoni/Chapitre 06

Leone Leoni
◄  V.
VII.  ►

VI.

Trois mois avaient suffi pour cette métamorphose. J’étais à la veille d’épouser Leoni. De tous les papiers qu’il avait promis de fournir, son acte de naissance et ses lettres de noblesse étaient seuls arrivés. Quant aux preuves de sa fortune, il les avait demandées à un autre homme de loi, et elles n’arrivaient pas. Il témoignait une douleur et une colère extrêmes de ce retard, qui faisait toujours ajourner notre union. Un matin, il entra chez nous d’un air désespéré. Il nous montra une lettre non timbrée qu’il venait de recevoir, disait-il, par une occasion particulière. Cette lettre lui annonçait que son chargé d’affaires était mort, que son successeur ayant trouvé ses papiers en désordre était forcé de faire un grand travail pour les reconnaître, et qu’il demandait encore une ou deux semaines avant de pouvoir fournir à sa seigneurie les pièces qu’elle réclamait. Leoni était furieux de ce contre-temps ; il mourrait d’impatience et de chagrin, disait-il, avant la fin de cette horrible quinzaine. Il se laissa tomber sur un fauteuil en fondant en larmes.

Non, ce n’étaient pas des larmes feintes ; ne souriez pas, don Aleo. Je lui tendis la main pour le consoler ; je la sentis baignée de ses pleurs, et, frappée aussitôt d’une commotion sympathique, je me mis à sangloter.

Ma pauvre mère n’y put tenir. Elle courut en pleurant chercher mon père à sa boutique. — C’est une tyrannie odieuse, lui dit-elle en l’entraînant près de nous. Voyez ces deux malheureux enfants ! comment pouvez-vous refuser de faire leur bonheur, quand vous êtes témoin de ce qu’ils souffrent ? Voulez-vous tuer votre fille par respect pour une vaine formalité ? Ces papiers n’arriveront-ils pas aussi bien et ne seront-ils pas aussi satisfaisants après huit jours de mariage ? Que craignez-vous ? Prenez-vous notre cher Leoni pour un imposteur ? Ne comprenez-vous pas que votre insistance pour avoir les preuves de sa fortune est injurieuse pour lui et cruelle pour Juliette ?



Mes deux belles protégées mangeaient sur mes genoux. (Page 12.)

Mon père, tout étourdi de ces reproches, et surtout de mes pleurs, jura qu’il n’avait jamais songé à tant d’exigence, et qu’il ferait tout ce que je voudrais. Il m’embrassa mille fois, et me tint le langage qu’on tient à un enfant de six ans lorsqu’on cède à ses fantaisies pour se débarrasser de ses cris. Ma tante arriva et parla moins tendrement. Elle me fit même des reproches qui me blessèrent. — Une jeune personne chaste et bien élevée, disait-elle, ne devait pas montrer tant d’impatience d’appartenir à un homme. — On voit bien, lui dit ma mère, tout à fait piquée, que vous n’avez jamais pu appartenir à aucun. Mon père ne pouvait souffrir qu’on manquât d’égards envers sa sœur. Il pencha de son côté, et fit observer que notre désespoir était un enfantillage, que huit jours seraient bientôt passés. J’étais mortellement offensée de l’impatience qu’on me supposait, et j’essayais de retenir mes larmes ; mais celles de Leoni exerçaient sur moi une puissance magnétique, et je ne pouvais m’arrêter. Alors il se leva, les yeux tout humides, les joues animées, et, avec un sourire d’espérance et de tendresse, il courut vers ma tante ; il prit ses mains dans une des siennes, celles de mon père dans l’autre, et se jeta à genoux en les suppliant de ne plus s’opposer à son bonheur. Ses manières, son accent, son visage, avaient un pouvoir irrésistible ; c’était d’ailleurs la première fois que ma pauvre tante voyait un homme à ses pieds. Toutes les résistances furent vaincues. Les bans étaient publiés, toutes les formalités préparatoires étaient remplies ; notre mariage fut fixé à la semaine suivante, sans aucun égard à l’arrivée des papiers.

Le mardi gras tombait le lendemain. M. Delpech donnait une fête magnifique ; Leoni nous avait priées de nous habiller en femmes turques ; il nous avait fait une aquarelle charmante, que nos couturières avaient copiée avec beaucoup d’exactitude. Le velours, le satin brodé, le cachemire, ne furent pas épargnés. Mais ce fut la quantité et la beauté des pierreries qui nous assurèrent un triomphe incontestable sur toutes les toilettes du bal. Presque tout le fonds de boutique de mon père y passa : les rubis, les émeraudes, les opales ruisselaient sur nous ; nous avions des réseaux et des aigrettes de brillants, des bouquets admirablement montés en pierres de toutes couleurs. Mon corsage et jusqu’à mes souliers, étaient brodés en perles fines ; une torsade de ces perles, d’une beauté extraordinaire, me servait de ceinture et tombait jusqu’à mes genoux. Nous avions de grandes pipes et des poignards couverts de saphirs et de brillants. Mon costume entier valait au moins un million.

Leoni parut entre nous deux avec un costume turc magnifique. Il était si beau et si majestueux sous cet habit, que l’on montait sur les banquettes pour nous voir passer. Mon cœur battait avec violence, j’éprouvais un orgueil qui tenait du délire. Ma parure, comme vous pensez, était la moindre chose dont je fusse occupée. La beauté de Leoni, son éclat, sa supériorité sur tous, l’espèce de culte qu’on lui rendait, et tout cela à moi, tout cela à mes pieds ! c’était de quoi enivrer une tête moins jeune que la mienne. Ce fut le dernier jour de ma splendeur ! Par combien de misère et d’abjection n’ai-je pas payé ces vains triomphes !

Ma tante était habillée en juive et nous suivait, portant des éventails et des boîtes de parfums. Leoni, qui voulait conquérir son amitié, avait composé son costume avec tant d’art, qu’il avait presque poétisé le caractère de sa figure grave et flétrie. Elle était enivrée aussi, la pauvre Agathe ! Hélas ! qu’est-ce que la raison des femmes ! Nous étions là depuis deux ou trois heures ; ma mère dansait et ma tante bavardait avec les femmes surannées qui composent ce qu’on appelle en France la tapisserie d’un bal. Leoni était assis près de moi, et me parlait à demi-voix avec une passion dont chaque mot allumait une étincelle dans mon sang. Tout à coup la parole expira sur ses lèvres ; il devint pâle comme la mort et sembla frappé de l’apparition d’un spectre. Je suivis la direction de son regard effaré, et je vis à quelques pas de nous une personne dont l’aspect me fut désagréable à moi-même : c’était un jeune homme, nommé Henryet, qui m’avait demandée en mariage l’année précédente. Quoiqu’il fût riche et d’une famille honnête, ma mère ne l’avait pas trouvé digne de moi et l’avait éloigné en alléguant mon extrême jeunesse. Mais au commencement de l’année suivante il avait renouvelé sa demande avec instance, et le bruit avait couru dans la ville qu’il était éperdument amoureux de moi ; je n’avais pas daigné m’en apercevoir, et ma mère, qui le trouvait trop simple et trop bourgeois, s’était débarrassée de ses poursuites un peu brusquement. Il en avait témoigné plus de chagrin que de dépit, et il était parti immédiatement pour Paris. Depuis ce temps, ma tante et mes jeunes amies m’avaient fait quelques reproches de mon indifférence envers lui. C’était, disaient-elles, un excellent jeune homme, d’une instruction solide et d’un caractère noble. Ces reproches m’avaient causé de l’ennui. Son apparition inattendue au milieu du bonheur que je goûtais auprès de Leoni me fut déplaisante et me fit l’effet d’un reproche nouveau ; je détournai la tête, et feignis de ne l’avoir pas vu ; mais le singulier regard qu’il lança à Leoni ne put m’échapper. Leoni saisit vivement mon bras et m’engagea à venir prendre une glace dans la salle voisine ; il ajouta que la chaleur l’incommodait et lui donnait mal aux nerfs. Je le crus, et je pensai que le regard d’Henryet n’était que l’expression de la jalousie. Nous passâmes dans la galerie ; il y avait peu de monde, j’y fus quelque temps appuyée sur le bras de Leoni. Il était agité et préoccupé ; j’en montrai de l’inquiétude, et il me répondit que cela n’en valait pas la peine, qu’il était seulement un peu souffrant.

Il commençait à se remettre, lorsque je m’aperçus qu’Henryet nous suivait ; je ne pus m’empêcher d’en témoigner mon impatience.

— En vérité, cet homme nous suit comme un remords, dis-je tout bas à Leoni ; est-ce bien un homme ? Je le prendrais presque pour une âme en peine qui revient de l’autre monde.

— Quel homme ? répondit Leoni en tressaillant ; comment l’appelez-vous ? où est-il ? que nous veut-il ? est-ce que vous le connaissez ?

Je lui appris en peu de mots ce qui était arrivé, et le priai de n’avoir pas l’air de remarquer le ridicule manége d’Henryet. Mais Leoni ne me répondit pas ; seulement je sentis sa main, qui tenait la mienne, devenir froide comme la mort ; un tremblement convulsif passa dans tout son corps, et je crus qu’il allait s’évanouir ; mais tout cela fut l’affaire d’un instant.

— J’ai les nerfs horriblement malades, dit-il ; je crois que je vais être forcé d’aller me coucher ; la tête me brûle, ce turban pèse cent livres.

— Ô mon Dieu ! lui dis-je, si vous partez déjà, cette nuit va me sembler éternelle et cette fête insupportable. Essayez de passer dans une pièce plus retirée et de quitter votre turban pour quelques instants ; nous demanderons quelques gouttes d’éther pour calmer vos nerfs.

— Oui, vous avez raison, ma bonne, ma chère Juliette, mon ange. Il y a au bout de la galerie un boudoir où probablement nous serons seuls ; un instant de repos me guérira.

En parlant ainsi, il m’entraîna vers le boudoir avec empressement ; il semblait fuir plutôt que marcher. J’entendis des pas qui venaient sur les nôtres ; je me retournai, et je vis Henryet qui se rapprochait de plus en plus et qui avait l’air de nous poursuivre ; je crus qu’il était devenu fou. La terreur que Leoni ne pouvait plus dissimuler acheva de brouiller toutes mes idées ; une peur superstitieuse s’empara de moi, mon sang se glaça comme dans le cauchemar, et il me fut impossible de faire un pas de plus. En ce moment Henryet nous atteignit et posa une main, qui me sembla métallique, sur l’épaule de Leoni. Leoni resta comme frappé de la foudre, et lui fit un signe de tête affirmatif, comme s’il eût deviné une question ou une injonction dans ce silence effrayant. Alors Henryet s’éloigna, et je sentis mes pieds se déclouer du parquet. J’eus la force de suivre Leoni dans le boudoir, et je tombai sur l’ottomane aussi pâle et aussi consternée que lui.