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(et ses correspondants)
L'Analyse ordinaire et le nouveau Calcul[1]
Texte établi par C.I. Gerhardt (GM5p. 306-308).


XV.
Considérations sur la différence qu'il y a entre l'Analyse ordinaire
et le nouveau Calcul des transcendantes
[1].

La solution d’un problème de conséquence proposé par M. Jean Bernoulli, que M. le Marquis de l’Hospital a donné dans les Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, et tout ce qu’on a eu la bonté d’y dire en faveur de mon calcul, qui sert à ces choses, m’engage à en dire un mot, pour animer les Géomètres à le perfectionner. Il faut avouer, que l’Analyse ordinaire est encore assez imparfaite : le public n’a pas encore le moyen de trouver les racines du cinquième degré et au delà, et il n’a pas encore de méthode générale pour le calcul qui se fait à la façon de Diophante pour résoudre les questions en nombres. Ainsi il ne faut point s’étonner, si notre nouveau calcul des différences et des sommes, qui enveloppe la considération de l’infini et s’éloigne par conséquent de ce que l’imagination peut atteindre, n’est pas venu d’abord à sa perfection. Mais comme il est beaucoup plus utile que le calcul des équations du cinquième degré et au delà, ou que le calcul de Diophante, quoique j’aye trouvé le moyen de les faire encore servir au notre, il est important qu’on s’y applique. Messieurs Bernoulli ont été les premiers, qui ont témoigné publiquement avec un très grand succès, combien ils l’avoient trouvé propre pour résoudre des problèmes Physico-Mathématiques, dont la porte paroissoit fermée auparavant. M. le Marquis de l’Hospital y a pris goût aussi, en ayant donné de beaux échantillons ; et enfin M. Huygens lui-méme en a reconnu et approuvé la conséquence. Il faut rendre cette justice à M. Newton (à qui la Géométrie, l’Optique, et l’Astronomie ont de grandes obligations) qu’encore en ceci il a eu quelque chose de semblable de son chef, suivant ce qu’on en a sçu depuis. Il est vrai qu’il se sert d’autres caractères : mais comme la caractéristique même est, pour ainsi dire, une grande part de l’art d’inventer, je crois que les nôtres donnent plus d’ouverture. Pour ce qui est de ceux qui ne se servent que de l’Analyse ordinaire, et pensent peut-être qu’elle leur suffit, il sera bon de leur proposer des problèmes semblables au dernier de M. Bernoulli.

En voici un plus général, qui le comprend avec une infinité d’autres. Soit donné la raison, comme m à n, entre deux fonctions quelconques de la ligne ACG, trouver la ligne. J’appelle fonctions toutes les portions des lignes droites, qu’on fait en menant des droites indéfinies, qui répondent au point fixe et aux points de la courbe, comme sont (fig. 144) AB ou Aß abscisse, BC ou ßC ordonnée, AC corde, CT ou Cζ tangente, CP ou Cπ perpendiculaire, BT ou ßζ sous-tangente, BP ou ßπ sous-perpendiculaire, AT ou Aζ resecta ou retranchée par la tangente, AP ou Aπ retranchée par la perpendiculaire, Tζ et Pπ sous-retranchées, sub-resectae a tangente vel perpendiculari, TP ou ζπ corresectae, et une infinité d’autres d’une construction plus composée, qu’on se peut figurer.

Le problème se peut toujours résoudre, et il y a moyen de construire la ligne, au moins par les quadratures, ou par les rectifications. Car cette méthode, ou ce calculus differentialis, sert non seulement aux différences, mais encore aux sommes, qui sont le réciproque des différences, à peu près comme le calcul ordinaire ne sert pas seulement aux puissances, mais encore aux racines, qui sont le réciproque des puissances. Et l’analogie va plus loin qu’on ne pense. Dans l’analyse ordinaire on peut toujours délivrer le calcul a vinculo et des racines par le moyen des puissances : mais le public n’a pas encore la méthode de le délivrer des puissances impliquées par le moyen des racines pures. De même dans notre Analyse des transcendante^, en peut toujours délivrer le calcul a vinculo et des sommes par le moyen des différences : mais le public n’a pas encore la méthode de le délivrer des différences impliquées par le moyen des sommes pures ou quadratures : et comme il n’est pas toujours possible de tirer les racines effectivement pour parvenir aux grandeurs rationnelles de l’Arithmétique commune, il n’est pas toujours possible non plus de donner effectivement les sommes ou quadratures, pour parvenir aux grandeurs ordinaires ou algébriques de l’analyse commune. Cependant par le moyen des séries infinies on peut toujours exprimer des grandeurs rompues comme en entiers, et des incommensurables en rationelles, et des transcendantes en ordinaires. Et j’ai donné par là une voye générale, selon laquelle tous les problèmes, non seulement des différences ou sommes, mais encore des différentio-différentielles ou sommes des sommes et au delà, se peuvent construire suffisamment pour la practique : comme j’ai donné aussi une construction générale des quadratures par un mouvement continu et réglé.

Enfin notre méthode étant proprement cette partie de la Mathématique générale, qui traite de l’infini, c’est ce qui fait qu’on en a fort besoin, en appliquant les Mathématiques à la Physique, parce que le caractère de l’Auteur infini entre ordinairement dans les opérations de la nature.

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  1. Journal des Sçavans de l’an. 1694.
    [Journal du 30 août 1694, p. 404 (en ligne sur Gallica).]"