Le vrai dans l’éducation, à propos d’un livre récent de Mme Edgar Quinet

Le vrai dans l’éducation, à propos d’un livre récent de Mme Edgar Quinet
Revue pédagogique, second semestre 1891 (p. 516-520).

LE VRAI DANS L’ÉDUCATION[1]



La Revue pédagogique a déjà donné quelques extraits de ce livre. Si nous y revenons aujourd’hui, c’est qu’il mérite de retenir l’attention de toute une catégorie de notre public, celle de nos lectrices. Toutes celles qui ont, à quelque titre que ce soit, charge d’éducation féminine, l’accueilleront avec reconnaissance, et comme un présent qui leur a été destiné spécialement. Il est dommage que cette publication se soit produite juste au moment de la reprise des cours : c’était une vraie lecture de vacances, un de ces rares ouvrages faits pour les heures de loisir, propres à la fois à les remplir agréablement et à les rendre fécondes.

L’originalité du volume, c’est de n’être pas une étude de pédagogie. L’auteur n’a rien qui rappelle « l’école ». C’est une « laïque », une personne du dehors. Elle ne prétend pas avoir un système et nous le présenter, mais tout simplement causer en liberté, penser tout haut devant nous au gré de sa fantaisie. Et comme cette pensée est riche d’expérience et de raison, et en même temps d’une hauteur constante d’inspiration, il en résulte que ces causeries sont pleines d’intérêt et, comme on dit aujourd’hui, très suggestives ». Au surplus, on en jugera par les citations que nous allons faire, en choisissant de préférence dans les pages plus spécialement consacrées à l’éducation féminine.

Il y a deux grands principes qui paraissent dominer l’idée que Mme Quinet se forme de l’éducation : l’un, c’est l’attachement au vrai, l’autre c’est le souci du naturel. Et au fond ces deux idées se pénètrent l’une l’autre et n’en forment qu’une. C’est parce que la vérité lui est sacrée, que l’auteur déteste l’artifice et prêche le respect de la nature et de la simplicité.

« Toute parole, toute lecture, le choix des amitiés, tout sera dirigé dans un esprit de vérité et de bonté. L’enfant s’habituera à aimer ce qui est vrai plutôt que ce qui brille ; ce qui est impérissable plutôt que la mode passagère. La sincérité absolue, voilà le premier moyen en éducation et le plus puissant…

Il arrive souvent à la meilleure, à la plus charmante des mères de pervertir très innocemment son enfant, en lui disant tout en riant : Oh, la petite menteuse ! tu dis un mensonge, mon amour ! » Et ces mots sont entremêlés de rires et de baisers ! On inculque ainsi aux enfants l’habitude de fautes qu’ils ont commises jusque-là inconsciemment ; leurs défauts viennent d’abord par héritage, ensuite par les propos inconsidérés de ceux qui les entourent.

On distinguera aisément la jeune fille en qui on a cultivé la vie de l’âme, celle qui préfère l’être au paraître, qui ne sacrifie jamais le fond à la forme et qui voile de modestie exquise le savoir et les dons de l’intelligence. Tout en préférant la simplicité à l’éclat, cette jeune fille se trouverait au besoin parfaitement à l’aise au milieu des grandeurs ; elle éprouverait un enthousiasme sacré pour les choses nobles et grandes et un profond dédain pour les joies de la vanité.

La décoration extérieure, en fait d’éducation, voilà jusqu’ici le principal souci des mères les plus intelligentes. Elles aident leurs filles à acquérir tout ce qui leur permettra d’égaler leurs compagnes les mieux favorisées par la fortune et de briller un jour autant par l’instruction que par la science du savoir-vivre. Ce côté de l’éducation est parfaitement dirigé, je le répète. Mais il y a une mystérieuse influence de l’âme enfantine qui doit s’exercer à toute heure, depuis la prière matinale faite en commun, jusqu’à l’examen de conscience après une journée de travail ou de plaisir. Nulle autre science que l’amour n’inspire cette éducation si simple ; elle continue inconsciente, comme les battements du cœur, comme une respiration nécessaire. »

Voici un passage où se montrent le vif et patriotique intérêt que prend Mme Quinet à la grande œuvre de rénovation par l’école, et le haut idéal qu’elle propose en particulier à notre éducation féminine :

« Dans son ouvrage la République, Edgar Quinet a tracé un programme d’éducation pour les jeunes filles. Il n’a pas vu ses idées réalisées, mais on peut tout espérer, aujourd’hui qu’une génération de Françaises éclairées, formées par l’esprit laïque, élèvera à son tour des citoyens dignes de la France nouvelle. Nous en sommes encore loin ; pourtant les instruments de la régénération sont préparés ; ils fonctionnent déjà. Les jeunes directrices d’école normale ou de lycée ont une grande et belle tâche devant elles ; les voilà à l’œuvre. L’esprit nouveau greffé sur le vieux fond janséniste ou huguenot devrait inspirer l’éducation de la France moderne, au moins pour les femmes. C’est ainsi seulement qu’elles échapperont à l’influence néfaste qui les ressaisit facilement. La femme française de l’avenir, celle que nos écoles normales et nos lycées nous préparent, ne sera ni athée, ni catholique, ni protestante, mais un sentiment religieux profond, éclairé par la lumière de l’esprit moderne, animera l’éducation dont elle aura charge ; elle saura unir dans une juste mesure le culte immuable d’un idéal divin et mystérieux avec les hardiesses d’une intelligence affranchie de toute superstition. »

Ces nobles paroles expriment une noble confiance et dans le pouvoir de l’éducation et dans les aptitudes des éducatrices. Mais on se méprendrait en y voyant la preuve que l’auteur rêve pour la femme de l’avenir un rôle étranger à sa vraie nature. Le clair bon sens français ne perd jamais ses droits avec Mme Quinet :

« Non, les femmes du xxe siècle ne causeront pas entre elles algèbre, astronomie, numismatique, et il n’y aura pas de bataillons scolaires féminins. Les grâces légères de l’esprit français, ornement délicieux de la conversation, ne seront pas bannies d’un salon, parce que les intelligences se trouveront lestées d’un savoir solide. Les femmes se garderont bien d’en faire l’étalage fastidieux, mais tout dans leurs paroles, dans leur maintien, révélera un degré de vie supérieure. Un millionnaire qui l’est depuis longtemps ne s’amuse pas à détailler dans ses conversations le placement de ses capitaux ; une vraie patricienne n’aura pas l’idée d’énumérer ses titres nobiliaires ; de même la femme française de l’avenir n’exhibera pas ses richesses intellectuelles pour le sot plaisir d’en faire parade.

La mission de la femme, telle que je la conçois, est à la fois très simple et d’une ambition surhumaine. La femme n’aspire pas à l’égalité, aux droits de l’homme. Elle aspire à des droits supérieurs. C’est plus facile, la loi ne les interdit pas. Quels sont ces droits supérieurs ? Ceux que personne ne réclame. Pour les exercer, il faut une abnégation entière de soi-même ; il faut d’abord s’armer contre l’injustice, contre le sarcasme. Laissez dire ; le monde, qui n’a pas le temps d’examiner ce qui est vrai ou faux, commence par ricaner : ne vous en inquiétez pas. Votre vie a un but plus élevé que de plaire ou de déplaire à ce monde éphémère et changeant ; ce Protée finit par être terrassé et peut-être avez-vous contribué aussi à le dompter. L’ambition sainte de la femme, c’est d’être le bon génie qui veille sur ceux dont elle a charge d’âme. »

Il y a, dans le volume de Mme Quinet, un chapitre qui sera peut-être le plus précieux de tous pour ceux qui ont charge d’éducation, et qui sentent la difficulté de renouveler en eux-mêmes, pour la communiquer aux autres, la vie intérieure, l’énergie de la pensée et du sentiment. C’est le chapitre intitulé : La vie de la pensée. Il semble qu’il soit le plus « vécu » de l’ouvrage, et que l’auteur y livre son propre secret. Nous ne résistons pas au plaisir de donner en entier une de ces belles et profondes pages :

« La simple lecture de certains livres de philosophie religieuse suffit pour rasséréner l’esprit et réconforter le cœur. Oh ! que le hasard est bienfaisant (faut-il l’appeler hasard ?) s’il a placé sous vos yeux, alors que vous étiez encore enfant, des pages d’une haute et sainte inspiration ! Remerciez le ciel de vous avoir donné l’instinct du vrai, il vous aidera à rencontrer des génies de lumière, et vous fera reconnaître les esprits qui appartiennent à une même famille, ceux qui ont foi dans la vie éternelle. On se prépare ainsi un refuge de paix d’où l’on contemple le ciel moral étoilé de vérités ; il nous donne ici-bas l’immortalité. Chaque matin, baignez votre esprit dans cette pure lumière, respirez cette atmosphère imprégnée de saines pensées, fortifiez-vous dans ces régions plus hautes que les cimes alpestres. Elles sont nécessaires, ces heures où l’on vit pour son propre compte, c’est-à-dire pour acquérir un bien quelconque, ne fût-ce qu’une goutte de rosée qui alimentera la végétation intellectuelle. Commencez la journée par un recueillement divin. Je dirai qu’un livre didactique, tout d’analyse, nous fait mieux pénétrer dans cet univers moral que des pages littéraires éloquentes où la poésie, la beauté de la forme nous absorbent et nous font perdre de vue la ligne géométrique de la vérité. Un livre qui est une sorte de cosmos idéal force les ignorants à réfléchir, à sonder les lois qui règlent la constitution morale de l’être humain. L’âme apparaît alors comme le couronnement de la création, le plus accompli des globes célestes destinés à se mouvoir dans l’espace. Un des plus grands bienfaits de notre temps, c’est la vulgarisation des hautes pensées, autrefois réservées aux savants, confinées dans la poussière des bibliothèques, verrouillées, protégées par des fermoirs, comme des mystères sacrés, protégées surtout par l’obscurité du vocabulaire. L’Impératif catégorique, les Postulats de la conscience, autant de termes cabalistiques pour les ignorants. Mais toutes les libertés se tiennent ; aujourd’hui la science popularisée a fait descendre l’abstraction des hauteurs inaccessibles où elle s’isolait.

Pour ressaisir l’équilibre de l’esprit, essayez aussi de lire chaque soir quelques pages de Platon. Je ne dis pas seulement le Phédon ; il y a même dans la République, dans les Lois, des vérités éternelles qui vous transportent au milieu de la région familière aux sages, aux saints ; elles vous calment et vous fortifient dans une idée impersonnelle de justice, qui vous fait braver le jugement des contemporains. Au milieu de la destruction universelle, on se sent invulnérable, puisque la pensée est impérissable et tout le reste éphémère. »

Mais il faut s’arrêter, quoiqu’on en ait, car c’est presque tout le livre que l’on se laisserait aller à citer page à page. Restons sur cette dernière, si grave d’accent, et qui est en même temps d’une expérience si vraie et si réelle. Celle qui l’a écrite y a certainement dévoilé le secret de son équilibre intérieur, de la force à la fois et de la grâce de sa pensée. Nous parlions en commençant de l’inspiration supérieure qui anime cette pensée. Si elle ne se résume nulle part en un exposé dogmatique, elle n’en est pas moins très visible et très ferme. C’est une inspiration profondément religieuse et parfaitement laïque. Ces deux traits la caractérisent autant l’un que l’autre. Pour Mme Quinet, le but de la vie n’est pas contenu dans cette vie. La vraie destinée de l’homme dépasse de toutes parts les bornes d’ici-bas, elle est divine au plein sens du mot, car elle consiste à réaliser un idéal de vérité et de bonté qui a sa source dans l’Esprit infini. Mais cette foi profonde est en même temps toute pénétrée du sentiment laïque, toute liberté et toute raison. C’est uniquement aux puissances naturelles, aux forces vives de l’esprit libre et de la conscience libre, que fait appel Mme Quinet. Elle a foi dans la nature humaine, et dans son aptitude à saisir seule le vrai et à le réaliser. Il circule dans ces pages je ne sais quel souffle venu de l’antiquité, le souffle pur et vivifiant qui a passé jadis sur les ombrages d’Académus et rafraîchi les immortels causeurs du cap Sunium : c’est l’esprit de la philosophie grecque, si haute et si raisonnable, si pratique et si religieuse, si pure d’ascétisme et pourtant si pleine du divin, par là si moderne, j’entends si propre à soutenir et à nourrir l’âme et les œuvres de notre temps.


  1. Le Vrai dans l’Éducation, par Mme Edgar Quinet ; 1 vol. in-16, Calmann Lévy, 1891.