Le voyage de Félix Dubois à Tombouctou

Le voyage de M. Félix Dubois à Tombouctou
Georges Valbert

Revue des Deux Mondes tome 139, 1897


LE VOYAGE DE M. FELIX DUBOIS
A TOMBOUCTOU

Si beaucoup de gens sont condamnés à mourir sans avoir vu Carcassonne, il en est bien plus encore qui ne verront jamais Tombouctou. M. Félix Dubois rêvait déjà sur les bancs du collège de visiter la métropole de l’Ouest Africain. Il s’y est rendu par le Sénégal, le Soudan français et le Niger, et il a fait un récit de son voyage si animé, si attachant, qu’il inspire aux plus casaniers de ses lecteurs l’envie de partir, eux aussi, pour Tombouctou[1].

Ce n’est pas tout que d’aimer à courir ; dans le continent noir plus que partout ailleurs, il faut savoir voyager, être philosophe, se contenter de peu, se passer du superflu le plus nécessaire. M. Dubois a les qualités et les vertus du vrai voyageur, l’intense curiosité, l’œil gai, cette humeur ardente que rien ne refroidit, une patience à l’épreuve des contrariétés, des mécomptes, des lassitudes, des dangers. Avant d’arriver au Niger, dont il devint amoureux à première vue, il avait dû se rendre de Dioubéba à Bammako, en cheminant à travers la brousse, et la brousse lui avait paru délicieuse : « Le manger est médiocre, l’eau est médiocre, le coucher est médiocre et la santé parfois précaire. Seules, la chaleur et la fatigue sont de qualité supérieure, et cependant tout cela vous donne du contentement plein le cœur. » Il nous explique que ce qui rend si exquises les heures de brousse, « ce sont les sensations qui se greffent autour des incommodités et les tableaux qui les accompagnent ; c’est l’ensemble de la vie des gens, des bêtes, des forêts et des plaines, restés tels qu’il y a des milliers et des milliers d’années ; c’est vous, les contemplant avec des milliers d’années de civilisation dans les veines. » Mais la belle humeur ne suffit pas ; c’est surtout en matière de voyages que l’art des préparations est essentiel. M. Dubois avait soigneusement préparé le sien. Il savait exactement ce qu’il voulait voir, ce qu’il voulait faire, quels problèmes il se proposait de creuser et de résoudre, et il avait réfléchi sur les meilleures méthodes à suivre. Ce n’est pas en touriste, ce n’est pas en simple curieux qu’il a vu Tombouctou. Il s’était promis de reconstituer son histoire ; il a fait une enquête en forme, et le Soudan n’est pas un pays où les langues se délient facilement. Le noir est circonspect, il dit lui-même « qu’il lui faut du temps pour cracher tout ce qu’il a dans le ventre. »

A Dienné déjà, M. Dubois s’était acquis la réputation d’un intrépide et indiscret questionneur ; on l’avait surnommé l’homme aux questions, le marabout blanc, marabout toubab. Il plaisait ; on le regardait en riant, mais on lui répondait. Les hommes le saluaient à la mode arabe, en portant leur main droite au front, puis au cœur ; les femmes faisaient sur son passage, avec une gaucherie qui ne manquait pas de grâce, le geste du salut militaire. On tenait l’homme aux questions pour un maniaque inoffensif, et on lui témoignait un intérêt mêlé de compassion. A Tombouctou, il réussit sans trop de peine à réunir autour de lui tous les savans de l’endroit ; on s’assemblait dans une petite cour protégée par de grandes tentures contre les ardeurs du soleil saharien. Accroupis sur leurs talons le long des murs, ces hommes prudens devinrent loquaces : « La lente mais pittoresque et minutieuse parole orientale coulait à pleins bords. » Durant ces longs interrogatoires, des pinsons à la queue rouge sautillaient, piaillaient sans répit, et d’effrontés lézards grimpaient sur les épaules des orateurs. M. Dubois avait rapidement apprivoisé son monde, et bientôt aux récits succéda la lecture à haute voix des vieilles chroniques tombouctiennes. Traditions orales, traditions écrites, il n’a rien négligé pour s’initier aux mystères de la capitale de l’islam noir. Il nous la montre telle qu’elle fut, telle qu’elle est, telle qu’elle sera demain, si nous savons nous y prendre et si les destins et les Touaregs ne contrarient pas trop nos entreprises.

Quand le docteur Oscar Lenz, voyageur autrichien, arriva à Tombouctou en 1880, il put se vanter que quatre Européens seulement y étaient entrés avant lui[2]. Le premier avait été un matelot français, Paul Imbert, qui, fait prisonnier par des Marocains, vendu comme esclave, suivit son maître sur les bords du Niger. Celui-là n’avait jamais rêvé de voir Tombouctou, il l’a vue malgré lui, et, mort en captivité, on n’a jamais su quelles impressions il avait rapportées de son déplorable voyage. Un siècle et demi plus tard, un Écossais, le major Alexandre Gordon Laing, chargé d’une mission par le gouvernement anglais, réussit à atteindre la célèbre et mystérieuse cité ; il y passa quelque temps, mais on ne l’a jamais revu : à peine avait-il repris la route d’Araouan et du désert par laquelle il était venu, il fut assassiné le 24 septembre 1826. S’il en faut croire M. Lenz, un marabout était mort d’une médecine que lui avait administrée le major anglais, et on fit disparaître le dangereux médecin. D’autres prétendent qu’il y avait là-dessous une histoire de femme. Selon la version rapportée par M. Dubois et qui paraît plus sûre, il n’avait eu qu’un tort : il ne s’était pas donné la peine d’expliquer à tous venans ce qu’il venait faire à Toubouctou. Les Soudanais sont à la fois très curieux et très défians ; ils désirent qu’on les rassure, et ils prennent facilement en gré l’étranger qui les amuse. L’infortuné Laing ne les avait ni amusés ni rassurés ; ils le soupçonnèrent d’être un espion.

C’est quelque chose que d’aller à Tombouctou ; mais il faut en revenir, et les premiers Européens qui en revinrent furent un Poitevin, l’héroïque René Caillié, et, vingt-cinq ans plus tard, le docteur Barth, l’éminent explorateur allemand, qui, ainsi que Laing, voyageait pour le compte de l’Angleterre. Jadis les Anglais décrièrent odieusement René Caillié, qu’ils firent passer quelque temps pour un vil imposteur ; Barth l’a réhabilité, mais il parle de cet inculte avec un superbe dédain, et cependant il lui a emprunté ses plus précieux renseignemens. « René Caillié, dit M. Dubois, ayant vu, observé à merveille pendant les quatorze jours qu’il vécut à Tombouctou, a rapporté une moisson incomparablement plus riche que Barth, qui y séjourna de longs mois. » Le docteur allemand a eu la gloire « d’être le premier à tracer le cours du Niger oriental jusqu’à Say, et il a défriché de vastes champs à la géographie autour du lac Tchad. » Mais il a mal vu Tombouctou. Vivant dans la société du cheik El Backay, qui était un étranger et dont il s’exagérait l’influence, brouillé avec les autorités et la population qu’il avait indisposées par sa morgue, réduit à se confiner dans sa maison où ses serviteurs montaient la garde, il n’a vu de la ville que ses toits et n’a guère frayé avec ses habitans.

Le docteur Lenz, lui aussi, sortit peu de chez lui durant les trois semaines qu’il passa à Tombouctou. Il avait péniblement traversé le désert, et il était venu s’échouer dans un repaire qui lui parut affreux, dans le bourg d’Araouan, où il avait employé son temps à se battre contre le sable qui lui entrait dans les yeux, les oreilles, la bouche, le nez, jusque dans sa montre, et à fuir les mouches, dont les cruelles persécutions, nous dit-il, font de cet odieux village saharien un véritable enfer, eine Hölle auf Erden. Il lui tardait d’échapper à son supplice, et dès qu’il eut pénétré dans la grande ville, il s’occupa de s’y refaire ; je crois me rappeler qu’il y fut pris des fièvres, mais les fièvres ne lui ôtaient pas l’appétit, et il nous donne de grands détails sur les menus de ses festins. Il constata avec plaisir que les Tombouctiens faisaient trois repas par jour, que les petites galettes de l’endroit, qu’on trempe dans du miel et du beurre fondu, étaient excellentes, que les viandes étaient honnêtement apprêtées. Tout en se refaisant, il se disait : « Quoiqu’on soit bien ici, je voudrais savoir comment on s’en va ! » Et à peine arrivé, il préparait déjà son départ.

Si M. Dubois n’était pas un de ces voyageurs à qui leurs curiosités sont plus chères que leurs sensations, il aurait pu se faire que comme M. Lenz, à peine arrivé, il n’eût plus songé qu’à repartir. Sa première impression fut déplorable. Ce n’était pas le Tombouctou qu’il avait vu dans ses rêves. Partout « des rues malades, des rues mourantes, des rues mortes » ; partout des amas de ruines, des décombres, des pans de murs ébréchés et croulans, des espaces vides, des terrains vagues : çà et là des huttes en paille et des clôtures en paillassons ; dans les quartiers les mieux habités, pas une de ces maisons aux dehors engageans, qui abondent à Dienné, et semblent dire : « Entrez, vous trouverez ici tout ce que vous cherchez. » Il assistait à la déroute, à l’effondrement de ses espérances, et il ne pouvait imputer son cruel mécompte aux brutalités de la conquête française : notre drapeau, a été arboré sans assaut, sans qu’un seul coup de fusil ait été tiré.

Fallait-il donc croire que la fameuse métropole du Sahara et du Soudan, dont les commerçans du Maroc, du Touat, de Tunis, de Tripoli célébraient la splendeur et les délices, n’eût jamais été qu’une cité chimérique, enfantée par des imaginations candides et grossissantes ? Leur illusion et leur mensonge eussent été excusables. Qu’on se représente une caravane cheminant des semaines et des mois à travers l’immensité des sables, sous un ciel torride, sur une terre craquelée, dans le pays de la soif, des vipères cornues et des mirages. « Un matin, trois petites taches noires pointent dans l’horizon incandescent. Les chameaux ne grognent plus : ils rugissent. Les trois minarets se précisent. Tombouctou découpe son profil majestueux… C’est tout à coup pour le voyageur la satiété en toutes choses ; c’est l’abondance de l’eau et de l’ombre, c’est le secours de la parole de Dieu, c’est le charme de la parole des hommes, c’est la richesse de l’ivoire et de l’or, c’est la table plantureuse et la douceur du miel, c’est aussi l’abondance des sourires… On m’a conté que d’aucuns, subitement, devenaient fous. » Le bonheur, comme on l’a dit, n’est qu’une comparaison, et quoique M. Lenz n’ait pas l’imagination orientale, il est possible que dans sa joie d’être sorti d’Araouan, de la ville des mouches, il ait idéalisé les galettes de Tombouctou : il les déclare exquises, elles ne sont peut-être que mangeables.

Mais M. Dubois ne tarda pas à reconnaître que les gens de Tripoli et du Touat n’avaient pas menti, que la ville qu’ils ont tant vantée était trois fois plus grande que celle d’aujourd’hui, que Tombouctou est une cité déchue, qui n’est plus que l’ombre d’elle-même. Elle avait eu de très petits commencemens. Vers l’an 1100 de notre ère, une tribu de Touaregs, trouvant l’endroit agréable et précieux aux gens comme aux troupeaux, y établit un campement fixe, défendu contre les lions et les panthères par un enclos en épines mortes. Ce triste village devint une ville lorsque les commerçans de Dienné s’avisèrent d’y installer des comptoirs, d’en faire un entrepôt. Les huttes furent remplacées par des maisons en briques crues, et on bâtit des mosquées. La nouvelle ville avait la plus heureuse situation, mais de mauvais voisins, contre lesquels elle était impuissante à se protéger. Elle fut toujours obligée de se chercher des protecteurs, et les protecteurs sont souvent des maîtres dangereux.

Sa grandeur date du jour où elle fut incorporée à l’empire songhoï, fondé, comme le démontre M. Dubois, par des émigrans venus de l’Est, qui implantèrent en pays noir un simulacre de civilisation égyptienne ou pharaonique. Cet empire eut de glorieux souverains, un Sunni-Ali, un Askia le Grand. Le XVIe siècle fut pour Tombouctou l’âge des brillantes prospérités. Elle commença à déchoir quand elle tomba sous la domination marocaine. Depuis lors elle eut des fortunes diverses, traversa des périodes critiques, et tour à tour fut la proie des conquérans ou connut les misères de l’anarchie, des guerres civiles et de la tyrannie inquiète des petits potentats. Dans ce siècle, Cheikou Ahmadou et ses Foulbès, El-Hadj-Omar et ses Toucouleurs se la disputèrent, jusqu’à ce que les Touaregs lui rappelassent qu’elle leur appartenait, qu’ils avaient sur elle des droits de premiers occupans ou de fondateur s involontaires : « Ils la mirent en coupe réglée et lui firent la tragique et sordide toilette dans laquelle se présente aujourd’hui la Reine du Soudan. » C’est ainsi qu’ils témoignent leur affection aux villes qui ont le malheur de leur plaire. Il y a des endroits prédestinés, des cités si heureusement situées que quelques épreuves qu’elles subissent, elles en sortent amoindries, mais vivantes. Assise entre le désert et le Soudan, Tombouctou est le lieu de rencontre du monde berbère-arabe et du monde nègre, du sel et de l’or, des caravanes du Sahara et des flottilles du Niger, ou, comme l’a dit un vieux chroniqueur soudanais, « de ceux qui voyagent en pirogue et de ceux qui cheminent à dos de chameau. »

M. Dubois s’assura bientôt que dans sa décadence il ne tiendrait qu’à elle de faire encore figure, qu’on y voit circuler parmi les murs écroulés ou croulans de longues processions de chameaux, d’ânes et de porteurs, qu’on y entend parler toutes les langues, qu’on y coudoie des Songhoïs, des Mossis, des Bambaras, des Toucouleurs, des Malinkés, des Foulbés, des Maures, des Marocains. Il constata que dans cette ville étrange il ne faut pas juger des maisons sur leurs apparences, que les dedans sont d’habitude plus engageans que les dehors. Il découvrit dans une case ouverte aux quatre vents des ouvriers fort habiles qui confectionnaient des pantalons et d’amples robes soudanaises ou les ornaient de fines broderies, pendant qu’accroupi dans un coin un vieillard à lunettes et à la voix nasillarde leur lisait le Coran.

Il trouva derrière une façade délabrée, lézardée, qu’un grand négociant ne se souciait pas de rhabiller, une vaste cour entourée de galeries à arceaux, admirablement entretenues, et de riches magasins où s’entassaient les sacs de mil, les sacs de riz, les barres de sel, les ballots de dattes, les paquets de plumes d’autruche, les défenses d’éléphans cousues dans des peaux, 50 000 francs de marchandises. Tombouctou n’a plus que 8 000 habitans, mais ils font tous le commerce. « Ici, disait un Tombouctien à M. Dubois, en gros ou en détail, chacun est négociant, commissionnaire ou courtier. »

Tombouctou n’était pas seulement le centre d’un grand commerce, elle était « le cerveau du Soudan ». Un proverbe africain disait : « Le sel vient du Nord, l’or vient du Sud et l’argent du pays des blancs ; mais la parole de Dieu, les choses savantes, les histoires et les jolis contes, on ne les trouve qu’à Tombouctou. » La gloire de son université de Sankoré se répandait jusqu’à Fez et au Caire ; ses théologiens, ses jurisconsultes noirs marchaient de pair avec les plus fameux docteurs arabes. On admirait leur doctrine et leur éloquence, on admirait aussi la richesse de leurs bibliothèques ; comme la science, les lettres avaient leurs grands hommes. Ce temps n’est plus ; on chercherait vainement sur les bords du Niger un Ahmed-Baba, célèbre par ses biographies des savans illustres ou un Abderrahman, auteur du Tarik, ce chef-d’œuvre de la littérature soudanienne, dont M. Dubois a rapporté une copie. L’Hérodote de Tombouctou y raconte la fondation des villes, leurs commencemens et leur croissance, les aventures des rois et des peuples, les guerres, les hauts faits, les châtimens divins, les catastrophes. Il se plaît à moraliser sur les destinées, sur les vicissitudes de la fortune ; il mêle aux événemens des fables et des merveilles, la grâce à la précision, et tout en contant l’histoire des empires, il raconte la sienne : « Mon union avec Fatima fut conclue le lundi 12 moharrem, mais je ne consommai le mariage que dans la nuit du vendredi 16 du même mois… Un jeudi du mois de djoumada, mourut notre amie, la chérifa Nana Kounou, fille de Boni, le chérif ; son âme s’envola dans un sourire alors que sa tête reposait sur mon genou. »

Tombouctou, qui n’eut jamais de Thucydide, n’a plus d’Hérodote, et son université ne fait plus parler d’elle. Mais tous ses habitans ou presque tous savent lire et écrire, et si ses bibliothèques ont été pillées par les Foulbés et les Toucouleurs, non seulement ses marabouts et ses cadis, mais tous ses commerçans riches se font gloire de posséder des livres.

On en prêta beaucoup à M. Dubois, en l’autorisant à les faire copier ; mais il ne put jamais décider personne à lui en vendre aucun, quelque prix qu’il en offrit. Omar brûla la bibliothèque d’Alexandrie ; il alléguait que philosophes et historiens, le Coran tient lieu de tout. Son général Amrou le blâma, le traita de destructeur de trésors. Accoutumés à chercher dans un livre toutes les règles de leur vie, les musulmans ont un respect naturel pour l’écriture. M. Lenz, s’il m’en souvient, rend aux habitans du Sahara la justice que, si peu scrupuleux qu’ils soient, et quoiqu’ils ne fassent pas une grande distinction entre le tien et le mien, tout papier écrit leur est sacré, que toutes les missives qu’au cours de son voyage il expédia en Europe parvinrent à leur adresse, qu’une lettre est la seule chose qui ne se perde pas dans le désert.

Ce n’était pas seulement par son or, son ivoire, ses plumes d’autruche et la célébrité de ses docteurs que Tombouctou avait tant d’attrait pour les Berbères et les Arabes ; elle s’était acquis dans tout l’Ouest africain la réputation d’une ville de plaisirs. On s’y amuse encore. Un commerçant marocain de Saint-Louis disait un jour à M. Dubois : « Tu vas à Tombouctou ?… Oh ! il y en a des dames, beaucoup, et beaucoup jolies ! Oh ! oh ! » Et ses yeux s’illuminaient. On a dit que dès le coucher du soleil, toute l’Afrique fétichiste dansait. L’islamisme n’empêchera jamais les noirs de danser, et il a beaucoup de peine à les empêcher de boire. Il a dû s’accommoder à leur humeur, à leurs mœurs faciles, à leur morale relâchée. Le Soudanais consent à prier cinq fois le jour ; mais il entend jouir de la vie, pour peu que ses maîtres ne l’en dégoûtent pas. Aussi longtemps que les Touaregs les laissèrent tranquilles, les Tombouctiens furent de bons vivans et de grands dépensiers. Coûteuses étaient les fêtes qu’on offrait aux femmes. Les festins étaient plantureux, et on se grisait de dolo de miel. Puis on faisait venir les musiciens, les danses commençaient et se prolongeaient toute la nuit : « On voyait des gens, disait-on à M. Dubois, dépenser deux et trois cents gros d’or (2 à 3 000 francs) en un jour, quand ils voulaient, par exemple, disputer une maîtresse à un rival. A vivre ainsi, ceux qui étaient venus pour quelques semaines restaient des mois et des années, retenus par la vie agréable ou par quelque passion, et tel qui était arrivé avec une fortune en marchandises, rentrait chez lui ruiné. »

Si les demi-mondaines de Tombouctou savent gruger leurs amis, les honnêtes femmes s’y donnent de grands airs. Laissant à leurs intendantes le soin d’administrer leur ménage, elles emploient leur temps à lire, à jouer du violon, à faire ou recevoir des visites, et souvent aussi à fumer la pipe. D’humeur peu rigide et de vertu peu sévère, savantes dans l’art de se peindre, de se coiffer, de se draper, elles ont le regard très prenant, très enveloppant, et passent pour être de grandes coquettes, qui aiment à gouverner les hommes. Il ne faut pas croire que toute l’Afrique soit pour les femmes une terre de servitude. M. le lieutenant Jaime a constaté que dans les pays du haut Niger, lorsqu’elles veulent se faire offrir un bijou ou une pièce d’étoffe, elles ont toutes les ruses, tous les artifices, toute la souplesse des femmes blanches ; qu’autant que les Européennes, elles s’entendent à faire souffrir à un pauvre homme tous les tourmens de la jalousie ou à le réduire en esclavage[3]. En Afrique comme en Europe, la faiblesse de la femme est une puissance dont elle abuse.

M. Dubois a pénétré le secret de la décadence de Tombouctou. Si on y voit des quartiers déserts et beaucoup de ruines vieilles ou fraîches, si les plus riches maisons n’y ont aucune apparence, si leurs façades sont délabrées ou sordides, les Touaregs en sont cause. Trente-cinq années durant, ils ont été les maîtres. — « Tu les as vas, répondait un Tombouctien à l’homme aux questions, tu les as vus, les hommes voilés, dont la poitrine et le dos sont comme cuirassés de talismans en cuir rouge et jaune ? Quand ils viennent vers nous maintenant, ils sont modestes ; mais avant votre arrivée, nous étions leurs tributaires, et c’était là le moindre de nos maux : ils nous traitaient comme des captifs de guerre, comme des esclaves. »

Ces maîtres rapaces et brutaux arrivaient sans cesse par petits groupes et se dispersaient à travers la ville. Sur leur passage, les portes se fermaient, les boutiques se barricadaient ; mais bon gré mal gré, il fallait ouvrir, et ils entraient en brandissant leurs lances. Ils se faisaient nourrir et défrayer. Apercevaient-ils quelque objet de prix, ils avaient bientôt fait de le prendre, et en guise de remerciement, ils crachaient sur leur hôte. Ils dévalisaient les passans dans les rues, enlevaient aux femmes leurs bijoux d’or et leurs colliers de corail. Malheur à qui résistait ! Ils s’entendent à tuer comme à voler.

On se lasse bien vite d’être exploité, molesté, vexé, dépouillé et quand on a de méchans maîtres qui vous font un crime d’être riche, on fait le pauvre. Les étrangers domiciliés partirent, nombre de négocians indigènes émigrèrent. Ceux qui restaient s’appliquèrent à dissimuler leur richesse, et Tombouctou la grande devint Tombouctou la mystérieuse, une boutique assez bien fournie, mais sans devanture et sans étalage. Si on ne dégrada pas volontairement sa demeure, on n’eut garde de réparer les dommages causés par les intempéries, de boucher les trous et les lézardes. « La couche de crépi s’en alla lavée par les tornades de l’hivernage, sur les façades, les briques de terre crue se montrèrent à nu ; les murs des terrasses s’effritèrent et leurs petites fenêtres mauresques se déchaussèrent. » En revanche, on soigna beaucoup les portes ; on les construisit en plaques de bois dur et lourd ; on les barda, on les ferra. On ne faisait pas seulement le pauvre, on faisait le mort ; on se cloîtrait. On ne pila plus le couscouss dans les grands mortiers en bois, on écrasa le grain entre deux pierres : le pilon, trop bruyant, risquait d’attirer le Touareg. L’homme voilé s’était-il retiré dans sa tente, on respirait, mais on n’était qu’à moitié rassuré, et on traitait clandestinement les affaires, on attendait la nuit pour livrer les marchandises.

On ne voyait plus devant les maisons ces timtims ou larges bancs en terre battue, où venaient s’asseoir, dans leurs heures de loisir, les gens aisés, friands de causeries ou de lectures. Plus d’écoles en plein air ; on gardait les enfans dans les cours ; les Touaregs les volaient quelquefois, et il fallait payer rançon pour les revoir. On transformait ses vêtemens comme sa demeure. Aux turbans en tissu scintillant comme du mica, on substitua des bonnets sans prix, et de vieilles savates aux bottes en fin cuir rouge et aux babouches jaunes des femmes. Les caftans, les belles robes finement brodées, les dissas frangées, qui se jettent sur l’épaule comme la cape du toréador, furent remplacées par des loques, par des vêtemens étriqués et malpropres, et les hautes cannes agrémentées de cuivre ou de fer gravé par de simples bâtons de bois blanc. Pour ne pas induire le voleur en tentation, on s’interdisait tous les plaisirs de vanité.

Tel était l’état de Tombouctou quand la France en a pris possession : cité déchue, elle avait encore de beaux restes, que par mesure de sûreté elle s’étudiait soigneusement à cacher. On s’explique que nous ayons pu la prendre sans coup férir, que ses habitans nous aient dit : « Nous sommes des femmes, nous ne nous battons pas. » A vrai dire, ils nous ont accueillis sans enthousiasme ; accoutumés à changer de maîtres, ils attendaient pour se réjouir de savoir qui nous étions ; il leur était arrivé plus d’une fois de tomber de fièvre en chaud mal. Quand le commandant français les mit en demeure de signer avec lui un traité et de reconnaître notre protectorat, personne n’osa donner sa signature ; qu’en dirait le Touareg ? On ne le voyait plus, mais on croyait le voir. M. Boiteux brusqua la conclusion ; il lança dans le marigot de Kabara deux chalands armés de canons-revolvers, empruntés aux canonnières. Son audace eut un effet décisif, et il put se dispenser de faire parler ses canons. Les notables et les marabouts, assemblés dans la mosquée, lui envoyèrent dire : « Nous demandons la paix : nous ferons tout ce que tu voudras ; nous sommes désormais avec vous. » C’est ainsi que Tombouctou, située à plus de 1 000 kilomètres de la mer, fut prise par des marins, et que sept Européens et douze noirs sénégalais amenèrent à composition une ville de 8 000 habitans. Rassurés par deux grands forts qui ont remplacé les fortins improvisés et dont les canons battent aujourd’hui de tous côtés les chemins par où peuvent venir les brigands du désert, les Tombouctiens ont repris cœur. On commence à réparer et à rebâtir les maisons, « à entre-bâiller les portes, à porter de nouveau les belles robes brodées. »

M. Dubois ne doute pas que l’occupation française ne rende à Tombouctou ses beaux jours, n’ouvre à cette métropole appauvrie et diminuée une nouvelle ère de gloire et de prospérité. Il lui prophétise de grands bonheurs, il lui promet des merveilles, le prochain déblaiement du marigot ensablé de Kabara, son grand fleuve lui apportant une eau plus abondante, ses campagnes subitement rafraîchies, le reverdissement de ses palmiers, des avenues ombragées, une ceinture de jardins, le désert dompté, des locomotives électriques circulant dans le Sahara, la Méditerranée se mariant au Niger. Active cité cosmopolite, trait d’union entre le monde blanc et le monde noir, elle verra du même coup son université, ses écoles sortir de leurs ruines, et la renommée de ses savans se répandra comme jadis jusqu’au lac Tchad, jusqu’au pays de Kong et à l’Atlantique.

Touchée de si grands bienfaits, elle ne sera pas ingrate ; elle élèvera sur ses places des statues aux Faidherbe, aux Borgnis-Desbordes, aux Archinard, aux glorieux pionniers qui ont préparé de loin son relèvement. On enseignera leur histoire dans les écoles, et les maîtres diront aux enfans : « Honorez-les ; ils pensaient déjà à vous alors que vos pères n’étaient pas nés. » « Dans le lointain des temps futurs, s’écrie M. Dubois, je vois Tombouctou ayant rejeté ses haillons d’aujourd’hui et redressé sa taille courbée par les malheurs… Je la vois apparaître superbe, lettrée, riche, reine du Soudan, telle qu’elle se dessine dans le lointain des temps passés, telle que son panorama en donne l’illusion au voyageur des temps présens. »

Les esprits chagrins l’accuseront sans doute d’être un rêveur. On lui reprochera de s’exagérer la richesse naturelle du Soudan. M. Jaime, par exemple, estime qu’on a beaucoup surfait la fertilité de ces contrées, que le sol maigre, aride, ne peut être cultivé que par le noir et que le noir est paresseux, que lorsqu’il a fait pousser dans son champ un peu de mil, de manioc ou de riz, il pense avoir fini sa tâche, se croise les bras, danse ou s’endort. Mais M. Dubois aurait le droit de répondre que pour que la terre produise, il faut que le cultivateur soit assuré du lendemain, que ce sont les incertitudes de son avenir qui rendent le nègre paresseux, que sa liberté précaire a dans tous les siècles couru de tristes hasards, que des conquérans rapaces et féroces lui ont disputé sans cesse le fruit de ses sueurs, que de toutes les institutions la plus nécessaire à l’Afrique noire, celle qui lui a toujours manqué, est une bonne gendarmerie, que nous serons le bon gendarme du Soudan, que nous avons toutes les qualités de l’emploi.

Cependant certaines circonstances que nous ne pouvons modifier s’opposent fatalement à ce que Tombouctou recouvre toute son importance d’autrefois. Comme l’a remarqué dans une intéressante notice M. le lieutenant-colonel Rébillet, attaché à la maison militaire de notre résident général à Tunis, le commerce soudanien tend à changer de direction ; il est comme drainé par les puissances européennes établies à la côte[4]. D’autre part la plus recherchée, la plus précieuse des marchandises que transportassent les caravanes sahariennes était le captif, et nous avons supprimé la traite. Au surplus la région de transit entre le Soudan et la Berbérie est détenue par le Touareg. Que ferons-nous du Touareg ?

Ces hommes voilés, que les Tombouctiens qualifient « de loups, d’hyènes, d’abandonnés de Dieu », et dont ils disent « que leur parole est semblable à l’eau qui tombe dans le sable, qu’on ne la retrouve jamais », se regardent comme les propriétaires légitimes du Sahara ; ils perçoivent des redevances ou coutumes sur tout le commerce qui s’y fait, sur les bêtes et les gens qu’ils y voient passer, et ils s’arrogent aussi le droit de traiter l’étranger en ennemi, de s’approprier son bien ou de lui couper la gorge. Réussirons-nous, comme voudrait le croire M. Rébillet, à les gagner, à leur persuader de prendre nos caravanes sous leur protection ou, comme s’en flatte M. Dubois, de devenir « les amis du chemin de fer, de braves garde-voie ? » Ils ont bu plus d’une fois notre sang ; faut-il penser que qui a bu boira, ou parviendrons-nous à déchiffrer ces âmes mystérieuses et à les apprivoiser ? En un mot le Touareg est-il une sorte de loup qui se laisse domestiquer ? Cette question ne sera résolue ni demain ni après-demain.

Ce qui paraît évident, c’est qu’en changeant de maîtres, les Tombouctiens ont fait un marché dont ils n’auront pas à se repentir, qu’ils ont raison de recrépir leurs façades, de mettre à l’air leurs grands turbans, de retirer des coffres où elles dormaient leurs belles robes brodées. Ce qu’on peut affirmer aussi, c’est que M. Dubois a écrit un livre non seulement très agréable et très instructif, mais très réconfortant. Un explorateur qui en parlait ces jours-ci dans les termes les plus élogieux, ajoutait que le seul défaut de l’auteur était un excès d’optimisme, mais que pour sa part il lui en faisait un mérite. Nous vivons dans un temps où les découragés, les mélancoliques abondent, où des trois vertus théologales l’espérance est la plus rare ; on a du plaisir à rencontrer un de ces sanguins qui ont le courage et le don d’espérer.


G. VALBERT.


  1. Tombouctou la mystérieuse, par Félix Dubois ; Paris, 1897, librairie E. Flammarion.
  2. ''Timbuktu, Reise durch Marokko, die Sahara und den Sudan, yon Dr. Oskar Lenz ; Leipzig, 1884.
  3. De Koulikoro à Tombouctou, par le lieutenant de vaisseau G. Jaime, 1891.
  4. Revue générale des sciences, n° du 15 décembre 1896.