Le vol sans battement/Oiseaux du Caire
OISEAUX DU CAIRE
Je viens de voir une centaine de pélicans passant sur la ville et allant du Sud au Nord.
Quelle majesté dans la translation ! J’en suis encore tout ému.
Un aviateur qui a cinq minutes ce spectacle sous les yeux se remet tout de suite à l’ouvrage ; les refroidis, les endormis sont secoués par cet exemple.
Le temps est calme en bas : là-haut, par 200 mètres où ils sont, il doit y avoir une légère brise, quelque chose comme 5 à 10 mètres, et cela suffit pour supporter sans effort cette tonne de chair et de plume.
C’est tout à fait le grand vautour qui avance, il ne lui cède que peu comme régularité de marche.
Il semble que rien ne doit être facile comme la reproduction du mouvement. Aucun battement. Ils sont restés en vue dix minutes au moins, et entre tous je n’ai pas aperçu un seul coup d’ailes.
Ils ont l’air d’aller loin. C’est au moins aux grands lacs des bords de la mer qu’ils se rendent : soit environ 150 kilomètres qu’ils ont encore à produire. Ils y seront dans deux ou trois heures.
Le vautour et le pélican sont deux grands professeurs du genre de vol que nous voulons reproduire. Ni cahot, ni secousse, rien que du vulgaire avancement, sans aucune gêne et sans l’ombre de fatigue ; et cela produit avec une régularité de machine. C’est la locomotive qui se promène, le tour mécanique qui élabore, sans effort son ruban de métal.
Aviateurs, tâchez de voir, là est tout. C’est la lime qu’on retrempe, le ciseau qu’on aiguise. J’étais amolli dans la recherche, me voilà hanté pour huit jours par ce spectacle.
Voyez ! Quand vous aurez vu, l’analyse sera facile.
Confinés dans des caves, comme le sont les malheureux aviateurs des grandes villes, il est clair qu’ils ont tout à deviner. La prescience est chose rare, les mathématiques produisent les effets que j’ai dit, il faut donc de toute nécessité aller étudier.
Moi-même, je ne suis pas parfaitement bien ; malgré qu’on puisse considérer le Caire comme une grande volière.
Que me faudrait-il, grand Dieu, pour me contenter !
Voici cependant, les principaux oiseaux qui habitent la ville et que je puis encore observer, malgré la difficulté que j’ai à me déplacer.
Commençons par les plus petits.
Les sylvies sont en Egypte ce qu’elles sont partout : une goutte de vif argent qui court, saute, se démène comme un petit diablotin qu’elle est. Ce n’est point un oiseau de passage, elle niche dans les maisons, mais malgré cette proximité permanente de l’homme, on la connaît à peine, cela tient au peu d’éclat de son plumage et à sa petitesse.
La bergeronnette nous arrive en octobre. Celle-là, c’est l’amie de l’homme, c’est le marabout de l’Algérie : être sacré pour tous. Elle vit de moustiques, et il y en a tant ! aussi est-elle familière à l’excès. Il y a en pleine ville du Caire un petit bras du Nil qui traverse la cité d’un bout à l’autre. Ce canal est vaseux, peu propre ; niais, tel qu’il est, il fait le bonheur des bergeronnettes qui s’y donnent rendez-vous, qui y chassent vers et mouches, de l’aurore à la nuit. De temps en temps, elles montent pour prendre l’air et un peu de soleil ; c’est alors sur les terrasses qu’elles font la guerre aux insectes. Elles ne nous quittent qu’en avril pour aller nicher dans le Nord. La quantité de ces bestioles est énorme : on peut dire qu’il y en a cinquante par hectare de la terre d’Egypte.
Nous avons, comme l’Europe, nos hirondelles : celle des rochers (hirnndo rupestris), qui couche dans les carrières de la montagne et vient chasser en ville. L’hirondelle des fenêtres (h. urbica), qui est très abondante ; et enfin notre hirondelle de cheminée (h. rustica), celles des étables de vos campagnes, qui chez nous niche partout, même en plein café arabe, malgré la fumée des narguilhés, malgré l’odeur épouvantable du hachich, les disputes et les crailleries des Egyptiens de basse classe qui fréquentent ces lieux. Tout cela ne la regarde pas ; elle entre et sort imperturbablement, étant forcée de passer près de l’homme, à le toucher. Ce n’est pas exactement le même oiseau que celui de l’Europe, c’est une variété qui a le ventre rouge brique d’un ton charmant.
Le moineau d’Egypte est le moineau franc, il n’a qu’une légère différence, c’est qu’il est encore plus lutin que les nôtres. Les marchands de riz de la ville ont une véritable rente à payer à cet animal, car il s’approvisionne tout simplement aux tas qui sont exposés à la vente dans des couffes et cela à la barbe du patron, qui jamais ne s’est fâché contre ces pillards audacieux. Quand cependant ils viennent en trop grand nombre ou qu’ils font trop de bruit, le marchand daigne leur adresser, lentement, un coup de chasse-mouches ; alors la bande étonnée de cette outrecuidance, va se poser sur les étagères un peu plus loin et retombe à l’instant sur la montagne de riz.
J’en ai eu longtemps un nid dans ma chambre à coucher. Quand nous dormions trop longtemps le matin, ma femme et moi, ces oiseaux venaient nous réveiller pour pouvoir sortir. Je me souviens d’un spectacle bien amusant : ma femme triant des lentilles sur une grande table et tous les mauvais grains au fur et à mesure que sa main les éloignait, étaient enlevés, et cela par une vingtaine de moineaux effrontés et quatre ou cinq tourterelles qui ne doutaient de rien.
C’est positivement avec ces animaux la vie commune. Au reste, nous nous y prêtions un peu ; il y avait constamment le plat d’eau fraîche-pour désaltérer tout ce petit monde, et le plat n’était nullement au large, mais dans un endroit très passager ; tourterelles, moineaux, corbeaux mêmes y venaient boire.
Ce petit bras du Nil dont j’ai parlé et sur lequel donnent mes fenêtres, a ses oiseaux pêcheurs ; le martin-pêcheur vert, l’escarboucle l’habitent constamment pendant le temps de l’inondation. De loin en loin, nous avons la visite du céryle, le grand martin-pie, qui crie toujours comme un possédé ! Il se tient pour pêcher à la hauteur du second étage et de là pique sa tête sur le fretin qui est abondant dans ce canal comme dans toutes les eaux venant du fleuve.
Les sternes, en hiver, sont à poste fixe sur le grand Nil.
Quand les froids doivent être rigoureux, il y a, pendant les mois de janvier et février, un monde de mouettes et goëlands qui quittent la Méditerranée pour venir habiter nos eaux tranquilles. Les canaux de la Basse-Egypte, les grands lacs, les terres noyées du Delta sont pour les oiseaux de mer un véritable refuge pendant la mauvaise saison ; aussi arrivent-ils par milliers. J’ai remarqué, au reste, depuis vingt-cinq ans que j’habite l’Egypte, que tout hiver rigoureux est indiqué par la présence d’oiseaux rares qu’on ne voit pas dans les années ordinaires. Ainsi, l’année de la banquise, j’ai eu l’occasion d’acheter, pour une bagatelle, deux oiseaux qu’on ne voit pas souvent, même dans l’extrême-nord : le cat-marin (columbus arcticus) et, c’est à n’y pas croire, la grande chouette lapone. Je ne voulais pas en croire mes yeux, mais c’était bien la belle (ulula cinerea), il n’y avait pas d’erreur. Ces deux oiseaux étaient vivants et sans blessure, je les gardai tout l’hiver, et, au printemps, les ayant suffisamment étudiés, je leur donnai la liberté. J’espère pour eux qu’ils vivent encore.
Un merle qui est bien rare en France, le merle bleu (turdus cinœus) nous arrive en pleine ville, le 15 mars, et reste un bon mois chez nous.
Il est défiant comme tous ses congénères. On le voit surtout de grand matin, sur les vieilles maisons qu’il semble prendre pour des rochers, furetant, se coulant entre les pierres, cherchant sa vie avec cette circonspection cauteleuse qui est la tournure particulière de ses cousins à becs jaunes. On ne les prend pas ; ils sont bien trop malins pour donner dans un piège quelconque. C’est, en somme, un insoumis qui ne se laisse voir que de l’Arabe dont il a étudié longuement l’indifférence à son égard.
La huppe au contraire est d’une confiance excessive. Quand on habite la ville indigène, on a souvent la visite de ce ténuirostre. Ces maisons pittoresques à ne pas s’en faire d’idée ont un charme pour les oiseaux sauvages. Pour eux, les hommes qui habitent ces maisons doivent être meilleurs pour les bêtes du bon Dieu que les Européens qui vivent dans la nouvelle ville, où les maisons sont bien alignées, où tout est sec, aride, tiré au cordeau. La huppe ne vient pas là, elle n’y pourrait vivre et, en tous cas, s’y ennuierait ; au lieu de cela, dans ces monuments un peu délabrés de l’ancienne ville, tout est à sa convenance. Les murs immenses lui font l’effet de flancs de montagne, le jardin passablement abandonné a des recoins ombreux et sauvages où elle trouve sa vie ; il y a, en somme, tout ce qu’il faut pour lui plaire, entre autre pas mal d’immondices à retourner ; aussi est-elle là chez elle. Comme jamais on n’en a tué une seule, jamais elle n’a eu peur de l’homme ; et c’est franchement un éloge à faire de la population indigène.
Aux tourterelles maintenant :
La haute ville a des milliers de nids de ces oiseaux. Cette variété qui n’a pas de représentants en Europe est tout à fait gracieuse : sa longue queue, sa petite taille, son air innocent, doux et familier, en font un animal presque domestique : on a ses tourterelles au Caire comme en Europe on a ses canaris, seulement elles sont libres. Comme familiarité, jugez-en par le fait suivant :
J’étais en train de jouer au salon sur un orgue Alexandre grand format. Je faisais un vacarme effroyable ; on devait m’entendre du bout de la rue. Un de mes bons amis entra : « Oh, qu’elle est bien empaillée ! » Je suivis son regard, et je vis qu’il regardait un mâle de tourterelle qui était en train de couver.
Sur le rayon du milieu d’une jolie petite étagère encombrée de bibelots, pendue par ses cordes juste à un pied au-dessus de mon orgue, ces charmants oiseaux avaient osé construire leur nid.
J’étais en train de jouir de son erreur quand la tourterelle changea subitement d’œil pour mieux contempler ce nouvel arrivant qu’elle ne connaissait pas. Mon ami fut tellement étonné de voir qu’elle était vivante qu’il se retira à reculons de peur de l’effrayer.
Voici donc un oiseau nichant à portée de la main, à hauteur des yeux, ne s’effrayant de rien, pas même d’un orgue qui hurle à toute pression. Il est difficile de demander mieux d’un être libre.
Leurs cousins les pigeons sauvages sont passés à l’état d’institution en Egypte depuis l’Ancien Empire. Il y a des stèles de cette époque qui relatent que : un tel a la charge de gardien des pigeonniers du Roi.
Malgré qu’il habite un colombier il est cependant un oiseau sauvage.
Ces pigeonniers sont bien curieux : ce sont comme forme d’immenses pains de sucre hauts comme des maisons. Ils sont là-dedans par milliers. Un chef eunuque du Khédive Ismaïl en possédait dans un village de la Basse-Egypte vingt-mille paires : il fallait cinq tonnes de grain par jour pour les nourrir. Les voisins devaient être bien à plaindre ! La ville du Caire n’a pas de grands pigeonniers, c’est vrai ; mais ces oiseaux ne lui manquent pas pour cela. De tous les environs, et, cela va jusqu’à dix lieues au moins, ils viennent aux grands tas de blé du Gouvernement, et là sont vite rassasiés. Il y en a des nids dans tous les grands édifices et même dans les fentes de rochers des montagnes qui avoisinent la ville.
Ils passent sur le Caire avec une vélocité qui ne permet pas de les confondre avec les pigeons domestiques : au reste, ils ne s’accouplent pas avec ces derniers. Ils sont une race à part, qui reste pure malgré des voisinages quelquefois bien attrayants.
Les grands vols de ces oiseaux offrent une étude tout à fait intéressante comme effets d’agglomération, mais il n’est pas spécial à l’Egypte, j’en ai vu en France, dans la haute Auvergne qui ne leur cédaient en rien comme nombre.
Il va de soi que tout ce monde ailé deviendrait un fléau si les destructeurs étaient absents. Ils n’ont garde d’y manquer ; la place est bien trop bonne, le choix et la quantité ne manquent pas ; aussi toutes les races de faucons sont-elles présentes, depuis le faucon pieds rouges, gros comme un merle, jusqu’au pèlerin, le grand chasseur du Moyen-Age, qui niche en pleine ville tout comme la crécerelle des clochers de nos pays du Nord. Les uns vivent de souris, les autres d’insectes. Les hobereaux font chaque soir un repas copieux avec les grosses nyctinomes qui nous arrivent des grottes du désert. Le petit aigle et l’aigle impérial viennent aussi nous rendre visite ; il y en a quelques couples autour de la ville, ce qui fait qu’ils passent assez souvent sur nos têtes. Les poules les distinguent très bien des perpétuels milans dont elles ne s’effarouchent guère. Quand, au contraire, l’aigle passe, toute la volaille affolée rentre sous le plus proche couvert qu’elle rencontre, serait-ce même un magasin.
Je ne dirai rien du milan ni de la corneille, il en a été assez parlé dans ces ouvrages.
Il y a cependant un corbeau autre que la corneille mantelée, qui est intéressant par son genre de vol. Comme il vient souvent dans les faubourgs, il a rang de citadin.
Je trouve dans mes études une note sur lui, la voici :
Pyramides. 14 mars 1886.
J’ai vu dans cette promenade trois oiseaux intéressants.
Le petit aigle fondant sur un renard que je venais de déloger du grand mastaba ouest, une paire de grands corbeaux, ainsi qu’un couple de faucons pèlerins.
Le grand corbeau du désert égyptien est toujours très curieux avec ses battements élastiques. Chaque coup d’ailes semble faire courber non seulement les rémiges mais l’aile entière. Je ne sais à quoi attribuer cet effet d’optique, car cela doit en être un, il est impossible de songer à faire ployer l’os.
Ils ont suivi en croassant la face est de l’immense pyramide, et, arrivés au tournant de la face nord, le coup de vent les a surpris et les a engagés à planer ; ce qu’ils font, au reste, avec la même grâce que le battement. Ce corbeau est décidément bien moins lourd comme allure que le grand corbeau européen. Il est de fait que ce vol est bien curieux ! pour le décrire d’un mot, on pourrait dire que c’est le type du vol élégant.
Les grands faucons sont toujours d’une étude-intéressante, surtout sur ce point où ils restent en vue pendant des heures entières.
Ce qu’ils ont surtout de remarquable et de très particulier, c’est le vol rapide avec ses battements lents quoique excessivement énergiques, mais ayant comme particularité spéciale d’être produits les pointes des ailes près de la queue.
C’est le nec plus ultra du coup de fouet, de la poussée en avant par le battement.
Si cette vitesse excessive était supprimée, il y aurait chute immédiate la tête la première ; et cependant il est en équilibre avec ou sans battement.
Qui l’équilibre ainsi, si ce n’est la loi du déplacement du centre de gravité ou de pression sous l’action de la vitesse ? L’effet directeur de la queue n’y est pour rien, car lorsque le pèlerin prend ce vol rapide il a la queue aussi diminuée de surface qu’il lui est possible de le faire : elle est alors juste de la largeur d’une seule plume, et l’œil ne discerne aucun mouvement de direction produit par ce gouvernail.
Jusqu’où irait ce déplacement du centre de pression sous l’action d’une vitesse encore plus grande ?
Voici la place d’une expérience facile à faire. Répétez pour vous en persuader celle-ci, qui date de loin pour moi.
Lancez un aéroplane avec une fusée allongée fixée dans le corps de l’appareil. Faites de la poudre d’action progressive, en fractionnant la charge et ajoutant de plus en plus de pulvérin à mesure qu’on arrive plus près de l’ouverture. Tenez la poudre légèrement humide et comprimez fort, vous obtiendrez une fusée intéressante comme progression dans l’effet du recul. Ainsi construite, fixez-la par le tâtonnement sous l’aéroplane au point où l’appareil produit la course la plus correcte. Allumez-la de façon à ce qu’elle se mette à fonctionner quand l’aéroplane est en plein mouvement, c’est-à-dire, en pleine course sous l’angle de chute d’environ 10 degrés. Dès qu’elle entrera en fonction, l’angle de 10 degrés diminuera, il se transformera en 8°, 7°, 5°, atteindra l’horizontale, gagnera l’ascension et finira par la spirale et le brisement de l’aéroplane sous l’action d’une poussée devenue trop forte.
Ceci nous mène à penser que ce mot de coup de fouet, très employé par les aviateurs rameurs, est un terme faux qu’il conviendrait de changer. Le véritable coup de fouet a une action tout à fait brève. La détonation qu’il produit indique la rapidité du déplacement de la mèche de cet instrument. Dans le vol ramé rien de pareil ne se produit même dans le cas extrême de cet acte de vol. La poussée en avant, fournie par toutes les remiges formant ressort, existe, mais elle est d’une action longue et lente. La pression ne se traduit pas par un coup sec, mais par une poussée allongée.
Cette action, parfaitement visible dans le vol ramé du faucon pèlerin, l’est encore bien plus dans le vol à poussée perpétuelle des oiseaux de mer. Qui a regardé voler cinq minutes une mouette est persuadé de cette lenteur dans la poussée, qui n’a rien de comparable, comme effet avec l’acte, explosible tant il est rapide, du véritable fouet.
Nous pouvons donc dire que dans le vol ramé la poussée en avant peut être d’autant plus allongée (quoique cependant portant en plein et sans perte d’effort) que la vitesse de l’oiseau ou de l’air, ou pour dire mieux le mélange des deux, est plus rapide. Nous pouvons ajouter que chez les oiseaux de mer le coup de poussée est bien plus lent que le coup d’enlèvement dans le départ.
Les aviateurs qui ont étudié le coup de fouet ne doivent avoir observé que l’oiseau à vol bref : pigeons, tourterelles, etc, et qui étaient peu lancés ; car, le coup de poussée donné en plein vol est même pour ces oiseaux un de leurs coups d’ailes le plus lent.
Le lecteur sait ce que nous avons comme vautours. La poule de Pharaon peut se rencontrer sur chaque terrasse un peu haute. Les gyps divers sont comme je les décris. L’arrian et surtout l’oricou sont très rares. Il y a plusieurs années que j’en ai aperçu sur la ville ; mais cela n’implique pas que ces oiseaux aient quitté le pays. Pour les rencontrer, ainsi que les gypaëtes qui viennent de temps en temps nous visiter, il faudrait habiter le faubourg nord ou le faubourg sud, l’Abassieh ou le Vieux-Caire ; c’est là seulement qu’ils daignent se montrer, car les deux abattoirs sont dans ces quartiers.
C’est un vrai monde d’oiseaux que cette ville : j’oubliais tous les nocturnes.
Le plus petit est le plus drôle : c’est le scops. Mignonne boule de plumes, bavarde comme une pie, familière comme une poule. Elle a toujours quelque chose à raconter ! mais son dire n’est pas désagréable comme la plainte lugubre de l’effraye ...qui pousse sa plainte effrayante en secouant lourdement ses grandes ailes blanches, elle dit cocomio d’une façon tout à fait gaie.
Les hiboux, les chouettes, otis brachyotus, etc. sont les noctambules habituels de la vieille cité des Kalifes. Toutes ces tours crevées, ces minarets démontés, croulants, où nul n’ose monter, sont un paradis pour les oiseaux de nuit. Il y a même plusieurs couples d’ascalaphes, le grand-duc d’Afrique. Dernièrement prenant le frais sur ma terrasse, un de ces énormes oiseaux passa silencieusement à quelques mètres au-dessus de moi. Il arracha à ceux qui le virent cette expression : Ah : la belle bête ! Il est de fait qu’il était bien gros comme une femelle de dinde. Il passa lentement sans même produire un murmure et disparut dans l’ombre de la nuit qui tombait.
La vue du grand duc produit toujours une vive impression : cette grosse masse qui se meut silencieusement est loin d’avoir un aspect usuel.
Je ne parlerai pas de l’œdicnème qui se pose après le coucher du soleil sur les immenses toitures des casernes turques, du charadrius spihosus — le dominicain — qui nous visite la nuit. Ces deux oiseaux passeraient inaperçus si leurs voix criardes ne venaient nous révé1er leur présence.
Mais un oublié : le bihoreau, demande une mention :
Ardea nycticorax. — Le dernier de ces mots latins
veut dire corbeau de nuit ; et ce nom est bien juste, carbrume du soir, font croire, à première audition, qu’il passe là-haut un vol de corneilles : fait impossible à cette heure, car elles sont toutes couchées. En regardant, on voit un vol d’oiseaux plus gros que les corbeaux, plus lents dans leurs évolutions ; alors on écoute mieux, et on perçoit la différence dans leur cri.
Ces hérons ont l’habitude de coucher tous ensemble sur quelques grands arbres assez rapprochés les uns des autres pour que la tribu se sente parfaitement réunie. Ils choisissent au Caire, pour établir leur héronnière, ces grands jardins abandonnés depuis de longues années, et où personn ne va, sauf les quelques gardiens qui sont sensés les entretenir et qui se soucient bien peu des bihoreaux.
Ces jardins oubliés produisent un effet curieux. La nature y reprend ses droits, les graines se sèment et poussent à leur aise où elles réussissent ; les dessous des grands arbres prennent l’aspect de la brousse sauvage, il y a réellement à s’y tromper ; aussi, en y réfléchissant, on arrive à comprendre le spectacle que présente ce perchoir.
Qu’on se figure une dizaine de grands lebecks tordant dans toutes les directions leurs longues branches sans rameaux. Sur ces troncs lisses, parfaitement garantis de la lumière par la végétation feuillée qui s’est réfugiée dans les sommets, sur ces troncs, de gros oiseaux sont alignés, très rapprochés les uns des autres. L’ombre est profonde ; on ne distingue pas bien, même en plein jour ; cependant, quand l’œil s’habitue à cette obscurité, on perçoit les détails. Leur plumage est gracieux, leurs formes sont loin d’être communes. Leurs becs pointus, leurs yeux jaunes sont tous dirigés vers le spectateur qui se sent impressionné par ces milliers de regards tournés vers lui.
Le soir arrive, ils partent par petites troupes pour visiter les champs herbeux de la Basse-Egypte, et, à l’aurore, ils sont tous rentrés.
Ce spectacle est aussi bien peu connu des Cairotes, malgré qu’il y a moins de dix ans une de ces héronnières était située au beau milieu de la ville… derrière Scheppet hotel.
Comparez maintenant ce monde d’oiseaux aux hirondelles, moineaux et colombes de Paris et il sera facile de comprendre combien l’étude est commode au Caire et difficile en France …Joignez à cela que tous ces oiseaux sont d’une familiarité insolente, bien autre que celle du moineau français.
En Europe, les voiliers sont rares. Quand on voit un milan, c’est par deux cents mètres, et cela arrive deux ou trois fois par an, ou quand on habite la campagne et qu’on regarde en l’air ; ici, il n’y a qu’à lever les yeux. on en voit toujours.
Le corbeau est assommant, il y en a trop. Le percnoptère est moins commun : les couleurs vives du mâle le font déjà regarder ; mais, ce qui, sans être rare, est cependant difficile à voir, c’est le grand vautour. Il ne faut pas être myope assurément, sans cela on le confond toujours avec les milans qui encombrent le ciel. Il est ensuite rarement en voyage le matin ou le soir ; c’est au milieu du jour qu’il faut le chercher dans cette lumière intense du bleu cru du Midi. Au bout de quelques minutes de cette étude de l’espace les yeux n’en peuvent plus, on voit mille paillettes d’or se mouvoir sur la rétine ; il faut absolument. abandonner la recherche. Mais quand on le voit, devrait-on perdre la vue, on ne l’abandonne que quand il s’éteint à l’horizon. Heureusement pour les yeux que ce n’est pas long.