Le vol sans battement/Le Vol sans Battement (chapitre)

Édition Aérienne (p. 123-146).

LE VOL SANS BATTEMENT


Ce genre de vol est rare ; mais, cependant, il pourrait être produit par une foule de voiliers qui ne l’utilisent que rarement.

Les oiseaux qui se servent usuellement de ce vol sont les grands vautours des deux continents, ayant tous un grand poids ; puis viennent ceux qui le produisent accidentellement, ce sont : les aigles, les pygargues, pélicans, grues, cigognes et généralement tous les oiseaux de proie.

Là se bornent environ les espèces qui utilisent ce mode de locomotion.

C’est donc ceux qui tirent la quintessence de ce que peut produire le plus mince filet d’air, que nous avons à envisager.

Les suivants sont experts en cette évolution : oricou, gyps divers, et probablement les deux ou trois variétés de condors.

L’aigle et tous les aquilinés peuvent exécuter ce genre d’ascension et la produisent quelquefois. C’est ordinairement quand le vent du midi va prendre que les aquilinés se livrent au vol sans battement. À ce moment il y a un arrêt dans l’atmosphère, le temps est lourd. l’air sonore ; on entend là-haut, dans les airs, les cris de ces oiseaux, et on les voit alors toutes voiles déployées, la queue en éventail, tourner lentement, et disparaître finalement dans le ciel.

Par ce temps particulier, presque tous les oiseaux de proie se livrent à cette ascension. Quel est le but de ce pèlerinage à la voile, en hauteur, par couple, de toutes les espèces d’accipitres ? Qui sait ? Il est difficile de l’expliquer.

Cette manœuvre est régulière à chaque retour du vent du sud ; par les autres temps, ils ont leur vol à eux, et ne deviennent réellement voiliers excessifs que dans cette circonstance.

Ce qu’ils font a ce moment spécial, ils peuvent le faire constamment ; pourquoi ne le font-ils pas ?

En voici la raison ;

Ce genre de vol est trop lent pour eux, il ne correspond ni à leur activité, ni à leur puissance, ni aux besoins de la vie ; c’est pour cela qu’il est peu utilisé. Mais, en place, les vautours, qui eux ne sont jamais pressés, abusent du vol plané, et on ne les voit recourir aux battements que dans le cas d’absolue nécessité.

Je l’ai déjà dit, et je le répète ici très intentionnellement, parce que j’ai la conviction de n’avoir pas été cru : un grand vautour fauve (gyps fulvus), par un temps ordinaire, où il y a un léger vent, part de son perchoir qui est ordinairement un roc à pic d’une cinquantaine de mètres de hauteur, s’abaisse, prend le vent, se met à tourner, monte en l’air, si haut qu’il disparaît ; redescend, remonte, fait ainsi des évolutions sans nombre, jusqu’à ce qu’il aborde la terre pour manger ; et tout cela sans un seul battement d’ailes.

Voilà ce dont vous vous persuaderez quand vous pourrez étudier le grand vautour.

Il n’y a pas d’erreur Je l’ai vu mille fois et plus. J’ai suivi le gyps fulvus des journées entières ; et, s’il n’y a pas de vent, s’il ne survient pas de mauvaise rencontre qui l’effraye, ce sera perpétuellement deux ailes fixes, étendues fond, les pointes se pliant ou s’étendant à peine : pas un seul battement, et tout est produit dans la perfection comme transport, ascension, course et descente.

Et ce n’est pas un accident ! c’est le vol de toute la vie du vautour.

Ce fait si important pour l’aviation est tellement précis, tellement étudié qu’il n’est pas discutable.

Je ne sais comment affirmer à nouveau. Je ne puis que dire à ceux qui n’ont pas vu et qui ne pourront voir : croyez ! Je ne mens pas et j’ai bien vu.

Ce mode de translation peut donc être reproduit par un aéroplane fixe, c’est-à-dire qui ne peut pas produire de battement. Donc avec une simple surface rigide on peut reproduire ce vol, à la condition de posséder les deux directions verticale et horizontale.

Ce vol comme perfection d’effets produits, et tous effets utiles à l’homme, toutes manœuvres qu’il désire pouvoir exécuter, ce vol, dis-je, est si beau qu’il pétrifie, qu’il stupéfie. Chaque fois qu’on le voit, on se morigène de n’avoir pas encore essayé de le reproduire.

C’est si simple ! c’est tellement ce qu’on demande qu’on ne désire rien au-delà ; on se contente de cette simple et grande allure et on n’en veut pas d’autre.

Puis cela semble si aisé à imiter. Ce n’est pas la station dans l’air de tempête comme l’oiseau de mer ; non, ce n’est pas aussi difficile que cela, c’est l’énorme oiseau, lourd comme un mouton, qui se coule doucement, mollement et sans effort sur une légère brise ; c’est la course en droite ligne ou ces orbes immenses et sans fin dont le résultat est l’ascension si haute qu’on perd l’oiseau de vue ; enfin ce sont tous nos désirs exécutés.

Le vrai vol est là, le seul abordable pour nous par la simplicité de ses grandes lignes, de ses lentes et naïves manœuvres.

C’est la merveille des merveilles du vol !

Je sens que mon style, lorsque je parle du grand vautour, doit sembler exagéré. Il n’en est rien : J’ai beau m’emporter, m’efforcer d’employer des termes excessifs, je n’approche pas du modèle. Je suis terne, incolore, les mots me manquent pour rendre ce que j’ai vu.

C’est donc bien exactement, cette fois, le vol sans battement : sans un seul battement.

Je suis forcé de reconnaître que, pour le penseur qui n’a pas vu, il y a un semblant de raison à n’accepter qu’avec des restrictions ce que j’affirme sur l’économie de ce vol peu connu. Il m’a même été dit que ce que j’énonce de cette absolue absence de battement est l’exposé d’un problème exactement faux, que c’est tout simplement une variante du mouvement perpétuel que je veux faire admettre, etc., etc. ; et à ce propos, toute la kyrielle de raisonnements sur l’équivalence de la dépense et du résultat. On ne va généralement pas au-delà de l’absolue égalité entre l’ascension et la chute.

À cette critique superficielle je réponds d’abord que c’est un fait précis qui ne se discute point puisque c’est un fait. Les yeux ne peuvent tromper surtout quand l’acte est perpétuellement en vue. Puis, que le raisonnement est faux !

Les penseurs de cabinet font comme les intelligences qui s’accomodent facilement de mathématiques légères ; ils oublient une foule de facteurs annexes de ce problème. Pour eux, le vol du voilier est généralement envisagé par vent 0 : première erreur. Par le calme ce vol n’existe pas. Puis, seconde faute, ils considèrent toujours le courant aérien comme une forme régulière, et cela, mus qu’ils sont par le désir qu’ils éprouvent de trouver des valeurs à leurs formules.

Je l’ai déjà dit bien des fois, le vent régulier est inconnu sur notre terre. Assurez-vous en, et une fois édifiés, développez le problème, qui de simple devient infiniment trop compliqué pour que les mathématiques puissent le suivre.

Enfin arrivent les manœuvres de l’oiseau.

Là encore cette tendance de tout synthétiser fait commettre des erreurs à celui qui veut réduire et expliquer en une formule ce problème extra complexe. Généralement on est porté à étudier l’aéroplane comme une surface absolument immuable au point de vue de l’étendue et de l’équilibre. Pour l’intelligence, à première vue, le raisonnement porte sur des données fixes : surface invariable, équilibre parfait, mais toujours le même ; donc faculté de translation exactement pareille à elle-même dans tous les cas du vol.

Nous avons déjà vu que l’aéroplane oiseau est infiniment moins simple que cela. Il est variable depuis le vol en arrière jusqu’aux ailes pliées en plein repos ; ceci énonce d’un seul coup toutes les manœuvres possibles.

Réduire en formules toutes ces variantes d’équilibre, de surface, de vitesse irrégulière du vent ou de l’oiseau est exactement s’attaquer à l’impossible. C’est vouloir formuler la vie.

Nous voyons donc que ce problème par ses apports nombreux, s’éloigne absolument du mouvement perpétuel et de tous les problèmes similaires dans lesquels une force fixe agit sur elle-même en se décomposant ; nous nous trouvons, au contraire, en face du cas d’un mobile actionné par plusieurs forces différentes : l’attraction, le courant irrégulier, les variations de surface présentée, plus enfin les différents modes d’équilibre de l’aéroplane.

Envisagé comme cela, ce problème arrive à n’être pas plus une utopie que le cas d’une usine qui serait actionnée par plusieurs moteurs différents : l’eau, la vapeur, l’électricité et l’air. Il ne viendra à personne l’idée de douter qu’une pareille usine puisse fonctionner.

L’aéroplane voilier est précisément dans le même cas. Il a pour le soutenir et l’actionner : sa surface, sa chute, et les poussées du coup de vent ; de plus, il a de choix d’utiliser ou d’esquiver ce coup de vent. Il l’utilise en développant sa surface, il l’esquive en la diminuant.

Là est la science de l’oiseau.

C’est dans l’exécution adroite et parfaite de toutes ces manœuvres qu’il parvient à puiser dans la puissance du courant aérien la force qui le soutient, le dirige et l’élève.

L’étude du grand vautour est, je le reconnais, assez difficile ; la rareté de cet oiseau en est la cause.

En Algérie j’en ai vu de grands vols, souvent cinquante et plus ensemble ; mais c’est un fait tout à fait irrégulier. On peut, en quelques jours, au moyen de bêtes mortes déposées au loin de toute habitation et de tout chemin, amener un vol de vautours à planer au-dessus de cet appât ; mais, pour réussir, il faut opérer en août ou septembre ; sans cela on risque de perdre son temps. Il faut un bœuf ou un cheval mort. Une chèvre ou tout animal de cette grosseur n’est pas un régal assez copieux pour les décider à s’arrêter.

Il en est de toute la côte africaine nord comme de l’Algérie : nulle part ils ne sont assez nombreux pour descendre quand on veut les attirer. Au Caire même cet oiseau est loin d’être commun ; et cela, malgré la proximité des nids : Gébel Geneffé, Gébel Attaka, Sinaï, en somme toutes les montagnes désert arabique.

Les nids sont à la distance de dix à cinquante lieues du Caire. Cet éloignement est peu de chose pour ces oiseaux qui volent ordinairement huit heures de suite et doivent fournir au moins deux cents lieues de parcours.

Ce qui les attire vers cette ville, c’est la grande quantité d’animaux morts qu’on met à leur disposition en les transportant à peu de distance, c’est vrai ; mais comme le désert commence aux portes de la ville, cette proximité n’a rien de gênant pour eux. Puis enfin parce que les pères et mères les mènent à ce point depuis une foule de générations et qu’en somme ils sont chez eux.

Malgré toutes ces facilités, les Cairotes ne connaissent guère plus que le Parisien cet admirable voilier.

Pour l’étudier comme je l’ai fait, il faut d’abord avoir le feu sacré, puis beaucoup de temps à dépenser, une bonne monture, et ne craindre ni la fatigue ni le soleil.

Je dois avouer, cependant, que les circonstances m’ont aidé à faire cette étude ; car, malgré qu’il y a une vingtaine d’années j’étais bien vigoureux, je n’aurais certainement pas osé braver le soleil de l’été comme je l’ai fait dans le seul but de les observer. J’avais à aller cinq fois par semaine aux écoles militaires où j’étais professeur. Ces écoles sont situées à quatre kilomètres en plein désert et je revenais en ville à midi.

À cette heure, personne n’est dehors ; le soleil est trop fort ; puis c’est le moment de la sieste, et tout le monde dort en été. Je m’en revenais donc à cette heure bénie, par une chaleur de quarante degrés, par cette lumière aveuglante qui danse sur le sable comme le feu d’un haut fourneau, garanti par une couffie, un parasol et des lunettes noires.

Ce qui me faisait ainsi braver le coup de midi c’était une chose bien prosaïque, c’était le dîner qui m’attendait. J’avoue l’avoir laissé refroidir quelquefois ; c’était quand je rencontrais un vol de ces majestueux oiseaux posés au loin sur le sol du désert, ayant au milieu d’eux un squelette parfaitement nettoyé et tous des jabots monstres que les plumes du poitrail ne pouvaient plus recouvrir.

Quand je les rencontrais dans cet état de béatitude que leur procure la digestion, je ne pouvais me retenir d’aller les déranger. Alors je lançais ma monture dans le tas sans hésitation et à grands coups de fouets je les faisais repartir. Ces oiseaux, dans le cas présent, sont si lourds que plusieurs d’entre-eux ont été frappés par mon fouet.

Il est très facile de les tuer dans cette occasion. Ces oiseaux sont énormes, gros comme des moutons ; si on a le soin de tirer à la tête avec du petit plomb, ils tombent étourdis et on peut les prendre vivants, car ils reviennent ordinairement de ce coup de fusil… surtout si on a tiré avec de la cendrée. Les chasser avec des chevrotines est plus aléatoire. On les tue quelquefois, mais souvent aussi, blessés à mort, ils ont encore assez de force pour aller mourir dans la montagne, trop loin pour pouvoir songer à les rechercher. − Le fait est qu’après en avoir tué ma part je finissais par ne plus leur administrer que des coups de fouet ; et c’était suffisant pour les décider à faire le pénible effort du départ.

Il faut avoir été dans ces agglomérations d’oiseaux, à quelques pas d’eux, pour se faire une idée précise de la difficulté de cet acte. Combien de vols manqués ; l’oiseau se reposant à cent mètres, n’ayant pu arriver à la vitesse nécessaire pour pouvoir s’enlever, vomissant sa charge de nourriture pour pouvoir s’alléger et attendant, tout essouflé, que je me dirige encore sur lui pour se décider à recommencer l’effort, cette fois couronné de succès.

Voilà comment il se fait que j’ai tout bravé, le soleil et la chaleur. Voilà ce que m’a procuré bien souvent le voisinage de cet admirable planeur. Depuis cette époque je le connais tellement que je l’aperçois en l’air quand généralement on ne voit que des milans.

Y aurait-il chez eux un effet pareil à celui qui chez l’homme fait boiter celui qui marche avec un boiteux ? Qui sait ?

J’ai dit dans l’Empire de l’Air à quoi on le distingue dans l’espace [1], mais un point sur lequel je ne saurais trop insister, c’est l’insuffisance du premier coup d’œil pour se rendre compte de la présence de cette grande surface dans l’espace. Le milan a 28 à 30 décimètres carrés de surface, suivant le sexe ; lui, en a de 100 à 105, et, au premier aperçu, à 300 mètres en l’air, ils sont de la même grandeur. Seulement lorsque l’attention est prévenue et qu’elle se fixe sur ces deux points, qui semblent toujours être sur le même plan, les différences se perçoivent, l’intelligence s’ouvre, on est étonné du peu de mobilité de ce point. La régularité de ce mouvement finit par faire concevoir et le poids et l’étendue de cet aéroplane, et il reste alors l’impression d’une énorme masse, nullement sensible au coup de vent, tournant lentement, accomplissant avec lenteur son évolution, revenant contre le vent, et là, ayant un temps d’exhaussement qui, vu d’en bas, produit l’effet d’un arrêt, lent mais complet, dans la marche, dont la durée est quelquefois d’une demi-minute. Pendant cette révolution, les milans et les percnoptères ont fait chacun dix tours, hachés, cassés, irréguliers, et qui n’ont, en tous cas, rien de semblable avec cette tournure lente et suprêmement majestueuse, qui est la note dominante du vol de ce grand voilier.

Un fait singulier est l’espèce de joie que semble amener parmi les milans et les percnoptères l’arrivée des vautours. Ils montent en grand nombre les rejoindre, semblent prendre des leçons de vol, deviennent de suite planeurs excessifs ; on dirait même qu’ils s’essayent à tourner lentement : N’y a-t-il pas là influence du modèle prépondérant ? Quoi qu’il en soit, il est un fait certain, c’est que tout vol de vautours qui étudient le sol a une escorte. Après cela n’est-ce encore que l’annonce d’un repas copieux qui les réjouit ainsi.

− Mais alors le grand vautour aurait donc une faculté de vue que ces oiseaux de moindre volume ne posséderaient pas ?

— C’est probable. L’organe de la vue, je l’ai dit, est forcé d’être, chez cet animal, le premier de la création ; nul être sur la terre n’a besoin de voir aussi loin : le besoin impose à cet oiseau cette puissance extrême de l’organe de la vision. Songeons donc que pour eux l’étude du sol et des vautours voisins est constamment de plusieurs kilomètres. Le milan et le percnoptère n’ont pas d’études pareilles à faire. Le milan ne dépasse pas comme champ de vision utile quelques centaines de mètres : admettons le double ou le triple pour le percnoptère nous sommes encore bien loin de la puissance de vue que les vautours doivent avoir pour distinguer un bœuf ou un cheval mort, du haut de l’atmosphère où ils se tiennent, quand ils étudient une contrée.

La hauteur à laquelle ils stationnent ne peut pas être précisée rigoureusement, cependant on peut dire que cette altitude est telle qu’ils sont parfaitement invisibles de la terre. Souvent, j’en ai distingué au zénith qui étaient déjà en descente, avec une lunette de cinq centimètres de diamètre.

D’où venaient-ils de quelle hauteur descendaient-ils ? J’estime qu’on ne peut pas dire moins de cinq kilomètres et plus, car cette lunette les découvre très facilement à quatre mille mètres de distance horizontale.

Mais ce qui doit surtout décider les petits oiseaux à suivre les grands, c’est la croyance fermement établie qu’ils ont que leurs gros congénères ont un mot d’ordre qui les relie entre eux ; c’est la persuasion chez eux bien arrêtée qu’ils ont une langue particulière, qui leur indique à des distances défiant tous les regards la présence d’un repas. Ces petits rapaces ont vu bien des fois leurs grands amis se diriger sans hésitation pendant des lieues sans nombre, vers un point précis hors de tout champ de vision, et arriver au résultat, c’est-à-dire au repas abondant et d’un abord facile.

Ce fait, souvent reproduit ou pour mieux dire ponctuellement répété, a transformé pour eux le grand vautour en un oracle qui ne se trompe jamais. Ils le suivent de confiance comme on suit le Maître. Ils règlent leur allure sur la sienne, l’accompagnent, étant toujours certains d’avoir quelques débris à ingurgiter, pour les récompenser de leur longue course.

Les petits rapaces ne semblent pas avoir saisi comment les grands vautours s’avertissent entre eux d’une trouvaille.

J’ai fait une remarque sur leur vol qui explique comment ils s’y prennent. Depuis lors, j’ai revu bien des fois cette manœuvre et j’ai toujours trouvé que là était le signal qui décide le voisin vautour à se mettre en marche dans une direction précisée : la voici.

J’ai dit que le grand vautour ne bat jamais des ailes dans son vol de recherche, mais que cependant on voit quelquefois un grand coup d’ailes donné en-dessous ; battement que je ne m’expliquais que par le besoin que doit éprouver cet oiseau de se déraidir les jointures qui sont restées longtemps à un même point fixe.

L’explication du but de ce battement insolite était fausse ; et il devait en être ainsi. Chaque être est un chef-d’œuvre de mécanique ; il était probable que ce besoin ne devait pas se faire sentir. Le vautour est organisé pour être porté constamment sur ses deux ailes, tout comme la cigogne l’est pour dormir sur une jambe. Là n’était pas l’utilité de cet énorme coup d’ailes particulier qui ne ressemble nullement à un battement, car le battement se fait de haut à l’horizontale et celui-ci de l’horizontale en bas.

En regardant mieux — il faut souvent regarder très longtemps les oiseaux pour arriver à pouvoir les comprendre — on remarque que ce coup d’ailes particulier qui rompt nettement, d’une manière étrange, l’allure du planement, n’a lieu que quand l’oiseau cesse de produire les cercles et prend une direction rectiligne. À première vue c’est une mise en marche, un élancé bien franc dans une direction bien précise ; mais en regardant plus attentivement, on arrive à penser que c’est un signal, inconscient peut-être de la part de l’individu, mais à coup sûr utile à l’espèce.

C’est par cette manœuvre que le voisin vautour, qui est lui aussi une unité, un nœud de cet immense réseau qui fait l’étude d’une contrée, est averti à plusieurs kilomètres de distance de la découverte d’une proie.

Ce battement spécial, en vol extra-arqué, c’est-à-dire absolument en-dessous, tout à fait unique, se répète quelquefois une seconde fois dans le vol rectiligne. Il semble vouloir accentuer l’affirmation de la découverte. Il doit dire : non seulement j’ai vu, mais ce que j’ai vu est intéressant ; il y en a pour beaucoup d’entre nous.

C’est très probablement la signification de cette manœuvre ; car lorsque le vautour voyage pour son utilité particulière : rentrée au perchoir, recherche de l’eau, etc., etc., tous actes particuliers à son individu, son vol n’a pas ce battement spécial. Il peut, s’il n’y a absolument pas de vent, être obligé de ramer souvent pour se soutenir et marcher sur l’air, mais ces battements sont autrement produits ; il n’y a pas à s’y méprendre, même quand on n’est qu’un simple observateur, à plus forte raison quand on est vautour, et qu’on en sait la langue télégraphique.

C’est donc simplement un signal destiné à dire de très loin : j’ai vu et j’y vais.

De leurs nids, de la manière dont ils élèvent leurs petits je ne saurais rien dire, n’ayant jamais eu l’occasion de les voir de près. J’ai vu de loin, à l’Attaka, sur la mer Rouge, des nids absolument inaccessibles. Ils étaient reconnaissables de très loin aux bancs de guano qui les avoisinent. Ces masses de fumier ont souvent un très gros volume : plusieurs centaines de mètres cubes. Que de siècles il a dû falloir pour produire de telles masses de déjections !

Ce que je puis encore dire d’eux, c’est que j’ai assisté à l’accouplement de ces oiseaux : cet acte n’a rien de particulier. Je sais encore que, pour nourrir leurs petits, ils mettent la viande qu’ils transportent dans l’arrière-gorge. Peut-être ont-ils la faculté d’arrêter la digestion de leur estomac ; je le crois, mais n’en suis pas certain. C’est à peu près tout ce que je sais de la vie de famille de cet oiseau.

Il n’est pas facile de pénétrer dans le gynécée de cet animal. Pour pouvoir l’étudier avec succès, il faudrait une très puissante lunette et une position spéciale, plongeante ; mais au fait, cela n’aurait d’intérêt que pour l’ornithologie ; cet oiseau ne nous intéresse pas par son procédé de nidication mais par son vol. Revenons-y.

Tout est merveilleux dans ce vol ! Toute allure est anormale, hors nature, n’ayant rien de semblable dans le monde des volateurs. Prenons, par exemple, un fait bien simple : le vol rectiligne. Rien dans la création ne procure l’impression que donne cette célérité régulière, immuablement fixe. Je ne vois que la locomotive, œuvre humaine, courant sur une voie droite qui rende cet effet. L’aigle, la cigogne, le milan, le goëland, ne ressemblent pas plus comme tournure de translation au vautour se rendant à un point désigné qu’ils ne ressemblent eux-mêmes à la caille ou à l’alouette.

Quand, au moyen d’une bonne lunette, on peut l’étudier de près dans cette course extra-rapide, et qu’on le voit de face ou d’arrière, le bout des ailes offre un spectacle curieux ; la pointe des rémiges disparaît, on les voit tellement vibrer que leurs extrémités deviennent invisibles. J’avais déjà vu cet effet avant de connaître le vautour ; un peintre, un observateur, Paul Flandrin, m’avait montré sur ses tableaux ce phénomène de vibration. Je l’avais vu sur ses toiles mais nullement saisi. Je sentais qu’il avait voulu rendre un effet que j’ignorais. Depuis lors, j’ai eu grandement l’occasion de l’observer sur nature et je dois dire que comme tournure pittoresque, il est bien curieux.

Cet aspect est pour nous, aviateurs, mécaniciens, une forte leçon : ce sont les aéroplanes superposés qui nous sont indiqués par la Nature ; et cela par l’oiseau qui est notre modèle. Son but a été d’augmenter la puissance de sustension d’un aéroplane auquel, pour des raisons à elle connues, elle ne voulait pas donner une plus grande surface.

C’est, en somme, un bénéfice de sustension qu’elle procure à cet oiseau. La cigogne et le pélican offrent quelquefois légèrement cet effet ; le milan, dans un effort de remontée, pour aborder son perchoir, a aussi ses rémiges qui agissent sous cet aspect ; le vautour est l’être dans lequel la Nature nous démontre d’une manière claire que les aéroplanes superposés sont utiles et qu’on doit s’adresser à eux pour éviter d’avoir à faire grand.

L’abordage du perchoir est aussi étrange que les autres actes de vol de ce brillant planeur.

Un aigle, un milan, arrivent souvent à toute vitesse à quelques mètres au-dessous du point où ils veulent atterrir, mais on doit dire que cette manœuvre est compréhensible à notre sentiment mécanique. Le grand vautour trouble complètement notre instinct ; il arrive, lancé à toute vitesse à vingt-cinq mètres au-dessous de l’endroit qu’il s’est désigné pour se reposer : on ne se rend pas compte au juste du point où il veut s’arrêter. On le regarde monter en l’air perpendiculairement, toujours en planant, et quand on croit que sa provision d’élancé est éteinte, on le voit avec stupéfaction continuer de monter, et cela infiniment plus haut que notre instinct nous l’avait fait préjuger.

Cela tient à l’importance de sa masse que nous n’avons pas l’habitude d’envisager ; cela tient à ce que nous nous sommes trompés dans notre estimation ; et ce qu’a de particulier cet oiseau, c’est qu’il trompe toujours. Les manœuvres des autres oiseaux de quatre à cinq kilog. s’assimilent de suite, celles de sept kilog. et demi, poids du gyps fulvus, surprennent. Même quand on les sait par cœur, elles continuent à étonner. Aussi, malgré l’habitude que j’ai de ce planeur, suis-je toujours surpris, et je vois chaque fois que je l’ai sous les yeux quelque effet curieux se produire que j’analyse, c’est vrai, mais que je n’ai pas prévu.

Cette faculté de glissement de ces grandes ailes sur l’air, cette prise exacte de l’aéroplane sur le fluide aérien, produisent des décompositions plus précises de force que nous n’avons l’habitude de le voir.

C’est le même effet que celui qu’on perçoit quand on regarde glisser un jeune homme sur la neige rugueuse, ou quand on le voit patiner sur la glace unie.

Dans le premier cas, on comprend que toutes les aspérités qu’il a à surmonter ne lui permettent pas une carrière bien longue, tandis que, dans le second, on est surpris de l’amplitude et de la précision du mouvement.

Autant cet oiseau est intéressant en liberté pour les aviateurs, autant il l’est peu en captivité.

C’est une borne, il est immobile comme une pierre. De temps en temps, toutes les heures, il daigne s’étirer les ailes. Lentement, longuement, il étale aux yeux du spectateur ses deux merveilles. Le matin et le soir, à l’heure du départ et à l’heure du coucher, il devient inquiet, descend de son perchoir, cherche à s’envoler, et ne réussit qu’à s’érailler les plumes contre les barreaux de sa cage.

C’est bien le roi des cieux prisonnier !

Ceux qu’on voit au Jardin des Plantes de Paris ont une prison assez vaste. Ils peuvent juste donner deux coups d’ailes très retenus. Rien de leur véritable aspect n’apparaît au visiteur, et c’est naturel.

Quand on réfléchit qu’un des cercles qu’ils décrivent n’a pas moins de cent mètres de rayon, on arrive à comprendre qu’il n’y a nulle prison assez vaste pour permettre de l’étudier en captivité. Il faut l’immensité à ses vastes ailes et rien de moins. L’Hippodrome et la Galerie des Machines sont bien grands, mais un vautour lâché sous ces nefs ne pourrait y démontrer qu’une chose, c’est qu’il est un piètre rameur. Il n’y serait pas plus intéressant que dans la petite cage du Jardin des Plantes ; aussi est-il inutile de songer à voir ce maître exécuter en chambre le vol plané.

Même en liberté, ce n’est qu’arrivé à la hauteur d’une centaine de mètres qu’il développe tous ses dons, surtout si l’homme est proche, cas où il cherche au plus vite à se mettre hors de portée de ce voisinage dangereux.

Mais, quand il se sent bien en sécurité, à l’abri de tout danger, il devient alors le démonstrateur du vol sans battement.

Voici donc une énorme oiseau qui a un mètre carré de surface et 2ᵐ50 d’envergure, qui a un vol permanent qu’aucun oiseau d’Europe, dont l’étude peut être journalière, ne possède. C’est constamment la crécerelle dans son allure d’ascension, la buse dans ses courts instants de planement, le milan si rare, passant une fois devant les yeux de l’aviateur, traversant peut-être d’un horizon à l’autre, sans ramer, mais fait qu’on ne revoit pas, qui finit par s’effacer du souvenir et qui fait que longtemps après on se demande si on était bien éveillé et si on a bien vu. C’est même infiniment mieux que tout cela ! Regardons-le dans le ciel immense se promener sans effort, nager dans le fluide aérien, sans ombre de fatigue puisqu’il n’y a pas de force dépensée, puisqu’on en ferait autant si on avait des ailes ; attendu que la vue de ces évolutions convainct l’intelligence que, à part la force dépensée pour se soutenir sur ses ailes étalées sur l’air, il n’y a que la direction qui est un acte actif. Cette direction même, que nos sens analysent parfaitement, pondèrent avec la plus parfaite justesse, cette direction doit coûter peu d’effort.

Quand on voit un milan se torturer dans un faisceau de courants parfaitement inextricables, on a conscience que, rien qu’en direction, l’effort produit par l’oiseau est de beaucoup au-dessus de notre force musculaire et de notre activité vitale, mais le grand vautour ne produit pas du tout cette impression. On sent qu’on possède en soi assez de puissance de vie pour pouvoir reproduire les actes de direction si simples et si lents qui lui permettent de stationner dans l’air.

En le voyant bien, très attentivement, sans aucune idée préconçue, voilà l’effet qu’il produit :

Comme force dépensée, il n’y a rien au-dessus de l’effort qu’un homme de force moyenne ne puisse produire. On le sent, on en est certain, mais comme science du vol, comme précision instinctive de ces manœuvres, on sait de suite qu’on est loin de compte, que quand on sait beaucoup on sait encore trop peu, à plus forte raison quand on ignore le vol. Cependant on comprend que l’intelligence humaine est de taille à se mesurer avec ce problème, et que ce n’est en somme qu’apprendre à patiner, à nager ou à aller en vélocipède d’une autre manière.

Oui, c’est absolument la note particulière de ce vol : pas de force dépensée comme station ni comme direction.

Chaque être a ses dons, ses aptitudes particulières. Le grand vautour a celui du planement excessif. Il a l’horreur du battement ! On peut dire de lui qu’il est l’oiseau qui décompose le mieux le courant d’air et qui l’utilise avec le plus d’adresse.

Il y a des aptitudes différentes chez les volateurs, des savoirs particuliers. Le gyps fulvus a celui du planement excessif. Il plane même quand il sait qu’il ne peut pas monter. Comparez-le à un pigeon. A-t-on jamais vu pigeon planant faire autre chose qu’une descente ? Cependant il a de plus grandes ailes que le vautour.

Voyez-le avec un bon voilier qu’on a assez souvent sous les yeux en Europe : la cigogne. Quelle différence dans la tenue du vol ! Cette force de soutènement du courant aérien qui est insuffisante pour elle suffit amplement au Maître dont les ailes sont cependant bien autrement chargées que les siennes.

Il faut donc reconnaître à cet oiseau un savoir particulier que n’ont pas les autres.

Si nous éliminons les causes qui lui font frapper l’air : calme absolu et défense de son individu, nous pouvons dire, et cela exactement, qu’il ne rame jamais.

Ce n’est donc nullement une manœuvre accidentelle, c’est au contraire son vol permanent, celui avec lequel il vit de sa vie de chercheur.

Ce besoin de la recherche ne permet pas, au reste, un autre genre de vol. Ces oiseaux doivent, non seulement trouver l’animal mort, mais encore pouvoir attendre indéfiniment que la proie soit abordable. S’ils étaient obligés de ramer pour se soutenir tout le temps que les chiens, les hyènes, l’homme même mettent à prendre leurs parts du cadavre, ils se lasseraient assurément. Au lieu de cela, ils sont là-haut, en grand nombre, souvent une centaine et plus. On ne voit d’abord rien en l’air, mais en cherchant avec attention au zénith on finit par apercevoir des points presque imperceptibles qui se meuvent avec une lenteur curieuse. À mesure que la place devient libre, ces points grandissent. On distingue les vautours qui sont en descente depuis longtemps. Puis la dégringolade commence, l’avalanche se précipite du haut du ciel. Ils tombent de là-haut, de trois ou quatre mille mètres, perpendiculairement’ comme des parachutes.

Les premiers arrivés ne sont plus qu’à cent mètres ; là on peut parfaitement les étudier. Leurs ailes sont légèrement repliées, leur vitesse de tombée est égale ; c’est la chute du grave sans accélération. Leur tournure est alors curieuse au possible ; ils n’avancent ni ne reculent, mais tombent simplement, lentement, sans aucune oscillation.

Et les points noirs apparaissent toujours au-dessus de la bête morte venant des quatre points cardinaux ; le cent est devenu des cents. Tout ce monde d’énormes oiseaux fait l’effet d’une trombe qui se tourmente.

Les plus rapprochés du sol, n’étant pas bien persuadés de l’inocuité de l’abord, commencent à planer à la manière habituelle pour étudier le sol ; cela fait une couche de vautours servant de base à cette énorme colonne sans sommet.

Puis toujours la descente, ces tournoiements immenses, insensés, qui vous donnent le vertige rien qu’à les regarder.

Cela dure jusqu’à ce que, l’étude finie, la bête jugée abordable, les plus affamés se précipitent sur elle.

Alors, survient un spectacle inouï qui défie toute description. La descente lente se transforme en une tombée frénétique. C’est à celui qui arrivera le premier. Tous ces oiseaux s’évitent avec une adresse incroyable. Les milans plongent entre toutes ces ailes étendues en poussant leurs cris stridents. Les percnoptères cinglent l’espace avec leur tournure d’arc tendu. Les gyps, jamais pressés, sachant qu’on ne mangera pas tout et qu’on leur cèdera toujours la place, choient silencieusement, sans précipitation, avec cette lenteur de ballon qui atteint la terre.

Ils sont alors tout à fait près du sol, se posent en masse, et le cadavre de cheval ou de chameau disparaît bientôt, littéralement, sous une nuée de vautours qui se battent ; crient, luttent pour arriver à la bête. Les ailes sifflent, s’entrechoquent, l’air vibre sous ces puissants coups d’ailes ; c’est un chaos indescriptible, qui ne dure pas longtemps au reste, car peu d’instants après tous ces rapaces s’éloignent à petits pas : le festin est fini, la bête est dévorée, engloutie. Cinq minutes ont suffi à la trombe affamée pour manger un cheval. Il ne reste plus que le squelette de l’animal, bien nettoyé, net comme une préparation zoologique, que corbeaux, milans et percnoptères sont en train d’épurer.

Ils sont ensuite tous posés à terre à une cinquantaine de pas du squelette, alourdis, le bec au vent, le gésier démesurément gonflé, occupés à digérer.

Ils resteront ainsi quelques heures tranquillement à terre, si rien ne vient les déranger ; puis, au bout de ce temps, un à un, ils repartiront avec une peine extrême, en courant contre le vent souvent pendant plus de cent pas, volant péniblement ras terre, et finalement, se trouvant en pleine vitesse, reprenant leurs orbes immenses et ne les quittant que pour prendre une direction rectiligne, et se perdre lentement dans le bleu de l’horizon.

Voilà le vautour ! n’est-ce pas splendide, ce vol ! Et ce n’est pas une faiblesse qui m’est particulière ; tous ceux que j’ai vus devant ce spectacle sont hypnotisés, les initiés comme les profanes. Celui qui ne comprend rien au vol est arrêté par l’étrangeté de ce mode de locomotion ; cela trouble l’habitude du sauvage tout comme du civilisé de voir un corps se mouvoir dans l’espace de cette façon-là ; cela dérange ses facultés mécaniques, il ne connaît pas ce genre de translation et c’est pour cela qu’il le suit des yeux.

Vous ai-je convaincu, lecteur, que le vol plané existe ? Que le vol sans dépense de force n’est pas un rêve ?

On n’invente pas une merveille comme le vautour ! C’est l’absolue vérité que j’essaye de vous dépeindre.

Ne cherchez pas à vous dérober : il n’y a pas d’erreur.

Le voilà ce moteur étrange tant cherché !

Léger et fort !

Léger, poids néant, c’est le vent, c’est l’air.

Fort ! Hélas souvent il l’est trop. Quelquefois cependant insuffisant, surtout à la surface, mais par mille mètres de hauteur on peut affirmer, comme donnée générale, qu’il a toujours assez de vitesse pour pouvoir supporter un aéroplane chargé de 7.500 grammes par mètre carré.

Puis, comme il est pratique et surtout bon marché, ce réservoir de mouvement offert à tout être ailé qui sait l’utiliser.

Que la vapeur et l’électricité deviennent faibles et lourdes devant cette source de puissance !

Il y a dix ans que j’ai présenté ce moteur et on s’est efforcé de ne pas le voir.

Vous en reviendrez tous là, et forcément, aviateurs rameurs. À force de briser des appareils à la suite de mécomptes sans nombre, vous finirez par comprendre que vous vous heurtez contre l’impossible, contre une difficulté devant laquelle la Nature elle-même a renoncé.

Vous n’avez pas voulu croire. C’est naturel, vous n’avez pas vu !

Il vous a fallu arriver au fond de l’impasse et constater que le chemin finit là deux ou trois kilogrammes et on ne va pas plus loin ; la route est barrée.

Ainsi le veut la relation qui existe entre la résistance des corps et l’effort qu’il faut produire pour vaincre l’attraction de notre globe.

Dans cette lutte contre la résistance des matériaux la difficulté a été tournée par la Nature, avec la grandeur qui distingue toujours les œuvres de la maîtresse de toutes choses : l’os devient trop faible pour supporter le battement : elle supprime le battement, et le vol est cependant conservé dans sa plus grande ampleur.

Donc un vol qui existe, c’est un fait qu’on doit reconnaître et étudier, à moins qu’on ne veuille systématiquement nier ce qui existe.

Je n’insiste ainsi que pour convaincre ceux qui ne pourront jamais voir ce chef-d’œuvre de l’aviation, pour bien leur faire comprendre que nous n’avons pas affaire, comme on a essayé de le prétendre, à un problème qu’il faut restreindre parce qu’il est mal digéré. On a été jusqu’à vouloir nier l’économie du vol à la voile. J’insiste donc et j’assure qu’il faut absolument admettre comme un fait, qu’on peut voir démontré chaque jour, que ce volateur, par un vent minima de moins de 5 mètres de vitesse à la seconde, peut produire une ascension de 1.000 mètres de hauteur en reculant seulement de 1.000 mètres, et que, de cette altitude, prenant sa course rectiligne, contre le courant d’air, il pourra, par ce faible vent, sans employer d’autre force que l’action de l’attraction sur sa masse, atteindre le sol à 10 kilomètres au vent. Si maintenant nous l’autorisons à user de toutes ses ressources, par ce vent de 5 mètres en moyenne, mais irrégulier comme tout vent sur notre globe, ce n’est pas alors à 10 kilomètres qu’il atterrira, c’est au contraire une course indéfinie contre le vent, et produite plus rapidement que ne peut le faire aucun oiseau. Pur un vent de 10 mètres, vent moyen, le vautour peut aller contre le vent en s’élevant.

Je sais bien que ce que j’énonce-là troublera beaucoup d’entendements.

Je sais bien qu’il y a des positions faites qui ne permettront pas d’admettre cette assertion, mais mon dire est un fait précis : Le vautour viendra me prêter sa démonstration quand on voudra s’assurer de la justesse de ce que j’énonce.

Oui, il viendra vous dire lui-même, quand vous irez le voir que :

« L’ascension est produite par l’utilisation adroite de la force du vent, et que nulle force autre n’est nécessaire pour s’élever. »


  1. Voici le passage auquel il fait ici allusion : « Vous le distinguerez cependant très vite à l’angle en avant formé par ses ailes, à l’absence de battements, et surtout à la lenteur et à la régularité avec laquelle il se meut dans l’espace : c’est là un signe infaillible pour le reconnaître à perte de vue. Sa grandeur ne se comprendra que bien plus tard, lorsqu’il ne sera plus qu’à 2 ou 300 mètres ; et, à partir de cette distance, il croîtra avec le rapprochement beaucoup plus que les autres oiseaux.

    « Vous le distinguerez encore à la forme particulière du bout de ses ailes. On peut dire que c’est l’oiseau qui a les rémiges les plus écartées les unes des autres : il y a à l’extrémité, entre chaque plume, un espace vide de cinq largeurs de plume.

    « Puis encore à une autre particularité : la rémige, au lieu d’aller en s’effilant vers la pointe, est construite d’une manière inverse ; elle semble implanté dans le corps de l’aile par le bout mince ; la pointe se trouvant sensiblement plus large que la partie qui semble s’attacher à l’aile et qui précède juste le grand élargissement des barbes. »