Le vol sans battement/Du chois dans l’observation

Édition Aérienne (p. 424-428).

DU CHOIX DANS L’OBSERVATION


Quand on étudie l’oiseau, il ne faut jamais considérer ce qu’il fait mais ce qu’il peut faire. On ne doit pas voir ce qu’il fait dans l’instant, mais ce qu’il fait par moment. Ainsi, on voit un voilier excessif ramer à outrance sous l’action du besoin, on ne doit pas se dire : cet oiseau est un rameur, mais, au contraire, l’étudier longuement, le voir dans l’ensemble de ses actes de vol et se dire : il ne rame que par accident et est, au contraire, un voilier.

En étudiant l’être ailé avec intelligence, au point de vue exclusif de l’aviation à la voile, on doit dépasser de beaucoup l’observation attentive de l’ensemble de son vol. Ainsi, son vol de voilier est composé d’une foule d’actes différents ; les uns simples, les autres compliqués : on doit chercher d’abord à se les expliquer tous, puis laisser de côté ceux qui s’éloignent du vol simple de parcours et ne conserver que ceux dont l’exécution est facile.

Un voilier peu imitable, observé à ce point de vue spécial des actes qui peuvent être utiles, devient alors un excellent professeur.

Ainsi le milan, ce professeur perpétuel de difficultés inimitables a, lui-même, de bons instants ; il produit, de loin en loin, des manœuvres d’une simplicité surprenante. On se demande en le voyant voler de ce vol naïf : pourquoi n’emploie-t-il pas toujours ce procédé infiniment moins compliqué que ceux qui lui sont usuels ? C’est que interviennent une foule de raisons qui n’ont aucun rapport avec l’aviation ; c’est qu’il est milan, oiseau actif, énergique, puis, qu’il vole pour lui et non pour professer.

Pour pouvoir faire un pareil choix dans les évolutions des volateurs il faut assurément avoir un grand nombre d’exemples sous les yeux. La quantité des oiseaux qu’on a à portée de la vue est beaucoup, mais ce n’est cependant pas tout ; il faut regarder et assidûment. Il y a des gens qui ont des yeux pour ne pas voir. Combien dans notre bonne ville du Caire, véritable paradis des voiliers, n’ont pour ainsi dire pas remarqué qu’il y a plus de milans qu’ailleurs, et qui par dessus le marché n’ont jamais vu ni pélican ni vautour ? Quand on sait voir on trouve dans les airs des êtres ailés de grande taille qui passent tout à fait inaperçus des gens qui n’observent pas. Ainsi, en 1881, en pleine rue de Paris, j’ai montré à un groupe de connaissances deux aigles qui passaient au-dessus de nous. Il fallut de l’attention à ces gens qui n’étaient pas initiés à cette. recherche pour arriver à comprendre que ces deux oiseaux, qu’ils prenaient pour des pigeons, avaient un mètre cinquante au moins d’envergure, mais enfin, une fois leur attention bien éveillée, ils convinrent que, si je ne les avait pas fait remarquer, ils ne les auraient pas soupçonnés.

Il faut apprendre à voir ! L’observation est comme le dessin, elle demande non seulement une aptitude et une conformation spéciale de l’œil, mais même une gymnastique et un entraînement particuliers. Le lecteur qui aura fait des études sérieuses sur ce qu’on nomme, en dessin de figure « la ligne » me comprendra ; pour ceux qui n’ont pas poussé jusque là je dirai simplement qu’il faut d’abord avoir une belle vue, puis l’amour de cette étude.

Généralement, on ne se sert pas de ses yeux, on ne voit rien, on est distrait. Il faut que l’oiseau vienne positivement vous heurter pour qu’il éveille votre attention ; tandis que, quand on est né ou devenu observateur, un rien, un point qui passe là-haut avec une tournure qui n’est pas naturelle attire votre regard.

Cet oubli de voir ce qui existe, cette paresse de l’œil même bien conformé, est extrême ; c’est à confondre celui qui sait voir. Les pays dépourvus d’oiseaux en ont cependant suffisamment pour permettre l’étude du vol, ce n’est pas précisément là qu’est l’écueil, il est dans l’inattention de la vue. Ainsi on peut voir en Europe l’ascension par le planement produite dans de mauvaises conditions, c’est vrai, mais enfin fournie d’une façon exacte par la crécerelle, et cela en pleine ville, par certains jours de changement de temps. Le vol de parcours plané n’est pas plus rare ; dans chaque port de mer on peut l’observer toutes les fois que le vent est un peu vif ; par une bonne brise, les oiseaux marins rament peu. Ces deux exemples d’oiseaux faciles à rencontrer démontrent le vol de parcours et l’ascension ; quand l’observateur aura aperçu ces deux genres de locomotion, lorsqu’il aura saisi leur économie, lorsque seulement il sera persuadé qu’ils existent, il se dira alors qu’il y a des oiseaux qui font mieux ces exercices que ceux qu’il étudie ; qui, par le fait de leur grosseur sont plus aptes à fournir une démonstration plus facile à analyser ; alors, il cherchera à voir ces gros volateurs et le sentiment de l’observation sera né chez lui.

Ce qu’il verra alors l’étonnera ; il se demandera souvent pourquoi, auparavant, il n’avait jamais soupçonné ce qui lui crève les yeux maintenant. Il m’a été dit souvent ceci : depuis que j’ai vu l’Empire de l’Air mon attention est éveillée, et je vois des oiseaux où avant je n’en voyais pas. Oui assurément les êtres ailés auront décuplé pour l’observateur dont l’esprit s’est ouvert à cette étude. Il en verra partout, dans la forêt, dans les buissons, dans la plaine, dans l’immensité des cieux, et même dans la nuit. — Les gens qui ont visité le Caire ne sont pas rares. Demandez-leur combien ils ont vu de chauves-souris, de 0 m. 50 de diamètre. Ils vous diront certainement : aucune. Cependant le soir, sans se déranger, sur ma terrasse, je leur en ferai voir un cent en une heure. Elles auront toutes de 0.40 à 0.50 d’un bout d’une aile à l’autre, ce qui est respectable ; et ils verront cela, sans l’ombre de fatigue, étendus sur un divan, tournant le dos à la lune et en prenant le frais. On les entendra même voler s’il fait un peu de brise. Et cependant neuf cairotes sur dix ne les soupçonnent pas. Du même coup, on apercevra le scops qui est juste gros comme la rousselle, l’effraye, l’otis brachyotus qui plane si merveilleusement dans l’air calme de la nuit, et enfin, peut-être, le duc africain. Celui-ci vaut le dérangement ; on ne l’oubliera pas facilement.

Il faut donc décidément se résoudre à regarder en l’air et non sur le papier. Il faut agir, quitter les villes, fréquenter la campagne, visiter les pays éloignés où se trouvent les oiseaux de grande taille, ou laisser l’aviation où elle est, c’est-à-dire en pleine ornière. Il faut abandonner le chapeau, l’ombrelle et le parapluie. Pour voir ce qui se passe dans le ciel, il ne faut pas de visière ; c’est quelquefois ennuyeux, mais c’est comme cela. Vous figurez-vous la longue carabine avec un chapeau ! Quand vous chassez l’oiseau, s’il arrive par derrière et passe au-dessus de vous, vous ne le verrez, ayant un chapeau, que quand il sera hors de portée. La moitié du champ de vision est supprimée et c’est bien à considérer. Il faut avoir la vue libre si on veut bien voir et c’est naturel.