Le vol sans battement/Aphorismes

Édition Aérienne (p. 407-414).

APHORISMES


Je me permettrai de redire, et cela sans crainte de me répéter, qu’il faut étudier beaucoup l’oiseau, le connaître comme ornithologie, comme anatomie, comme mœurs, et surtout comme manière de voler, puisque c’est surtout ce point qui est le sujet de mes réflexions.

Le moins qu’on puisse faire quand on a un professeur, c’est de suivre ses exemples et ses conseils ; et quel est maître plus savant que celui-ci ? Il n’est pas phraseur, il ne vous dira aucun fait avancé ; en cette matière, l’aviation, il ne dira même rien : il démontre, il exécute le vol plus ou moins bien suivant son savoir, on pourrait dire sans jeu de mot suivant sa capacité.

Son étude, poursuivie avec passion depuis quarante ans, m’a permis d’affirmer dans l’Empire de l’air, sous forme d’axiomes, une série de propositions que, depuis 1881, je me suis appliqué à revoir. Je ne trouve que peu de chose à changer et peu à y ajouter.

Les voici réunies en un seul groupe.

Page 31 : Chez l’oiseau « La force proportionnelle est en raison de la petitesse. »

Page 33 : « La vitesse est en raison inverse de la grandeur de la surface. »

Page 36 : « L’aptitude au changement de direction est en relation avec l’ampleur et la puissance de la queue. »

Page 37 : « Les oiseaux sans queue ont tous l’avant-bras très long. »

Page 63 : « Dans la navigation aérienne la question de base est la vitesse. »

Page 69 : « La quantité de surface proportionnelle nécessaire à un oiseau pour un genre de vol donné diminue avec l’augmentation du poids de l’oiseau. »

Page 210 : « Quand un corps se meut, son centre de gravité (ou son centre de pression) se déplace et se transporte en arrière du sens de mouvement. »

Page 236 : « Dans le vol des oiseaux voiliers, l’exhaussement est produit par l’emploi adroit de la force du vent, et la direction par l’adresse ; de sorte qu’avec un vent moyen, on peut, avec un aéroplane qui n’est pourvu d’aucun appareil pour s’exhausser, s’élever dans les airs et se diriger même contre le vent. »

Page 237 : « L’ascension est produite par l’utilisation adroite de la puissance du vent, et nulle force autre n’est nécessaire pour s’élever. »

Dans le présent livre nous trouvons celle-ci au chapitre «  Aéropane d’essa i » : « L’oiseau qui a l’aile étroite n’a presque pas de queue, et celui qui a l’aile large a la queue très développée. »

Je n’ai malheureusement pu étudier que peu d’oiseaux, l’observation des voiliers africains et américains pourra probablement suggérer d’autres exposés de principes. Il faut donc étudier le volateur vivant en liberté, en pleine action de vie, suivre avec ardeur le professeur dans ses démonstrations, s’en pénétrer et les analyser sagement.

Là est la voie ; il n’y en a pas d’autre !

L’étude crée et détruit. Elle crée la science de l’aviation et détruit les errements produits par l’imagination.

L’imagination, c’est le sentiment faux de la mécanique ; c’est, et cela sans ombre de paradoxe, la spéculation mathématique mal étayée, qui se fourvoie chaque fois que les bases sont fausses, et elles le sont toujours, puisqu’on ne sait encore rien de précis. Puis, il faut l’avouer, ce sont les observation inexactes.

Cette dernière assertion est un danger bien sérieux. On commence à écouter l’observation et à croire son dire, elle doit être la vérité même ; si par malheur elle est fausse, c’est un désastre pour l’entendement humain.

Il y a eu beaucoup d’observations ; ce ne sont pas les yeux du corps qui ont commis ces erreurs, ce sont les yeux de l’intelligence qui ont cru voir, ou même qui ont dit : J’ai vu !

N’insistons pas. Soyons sérieux, soyons véridiques, l’aviation s’en trouvera mieux. Il ne faut parler sur cette matière que quand on sait bien.

Laissons de côté les inexactitudes des autres, et voyons celles de l’auteur.

Que n’a-t-on pas dit sur la rapidité des volateurs ? J’ai consacré un chapitre à ce sujet où, tout en baissant la note généralement admise comme chiffre de rapidité de l’être ailé, j’ai été encore du côté de l’exagération.

Ainsi il y est dit que l’oiseau à vol rapide fait 60 kilomètres à l’heure, soit 1 kilomètre à la minute, soit 16 mètres 66 à la seconde. C’est trop, beaucoup trop ; l’oiseau va bien moins vite que cela, et je parle là des pigeons et des tourterelles. Dix ans de plus d’observation m’engagent à diminuer cette estimation et à la reporter, pour ces deux oiseaux, à 10 ou 12 mètres environ seulement pour le vol usuel moyen.

Au reste, dans cette question de vitesse, les chiffres sérieux ne pourront être donnés, que quand on s’accordera pour ne l’estimer que par le calme absolu ; c’est dans ce cas seulement qu’on comptera juste.

Il est clair que si l’on néglige la vitesse du vent on va à l’absurde. Ainsi, supposons un vent de 20 mètres à la seconde ; c’est le grand vent du nord. Faites qu’un pigeon voyageur ait à aller contre lui pour rejoindre son pigeonnier, vous constaterez qu’il n’arrive pas dans la plupart du cas ; ce vent n’est pas pénétrable pour lui sur un long parcours. D’après cette expérience on ne pourra cependant pas dire avec raison que le pigeon ne vole pas. Si, maintenant, c’est le cas contraire qui est posé, le pigeon allant avec le vent, il aura une vitesse de 20 mètres qui est celle du courant d’air plus la sienne propre par le calme qui est de 12 mètres, qui font un total de 32 mètres à la seconde produits sans se forcer. C’est 115 kilomètres à l’heure ; et cependant le pigeon ne peut avoir cette vitesse que quand il est ainsi poussé.

Dernièrement il a été parlé sérieusement d’hirondelle produisant 200 kilomètres à l’heure. On ne peut pas dire que c’est faux, mais on peut assurer que, si c’est exact, le vent avec lequel elle allait avait 175 kilomètres de rapidité.

L’hirondelle va lentement. Expérimentez vous-mêmes, vous le pouvez facilement ayant beaucoup de ces oiseaux sous les yeux. Choisissez un temps pluvieux dans lequel elle vole bas. Etudiez-la suivant un chemin, une rue, de son vol ordinaire de chasse et vous constaterez qu’elle ne fait que 6 à 7 mètres à la seconde. Adressez-vous à l’hirondelle de cheminée (rustica) qui est très familière et qui est la plus véloce des oiseaux de ce genre de France.

Puis ne croyez pas que c’est un vol de circonstance. Je les ai vues en voyage, en pleine mer, bien des fois : c’est le même rythme absolument que celui que vous lui voyez produire sur le sol. L’hirondelle ne se presse que quand, irritée et effrayée, elle poursuit un émouchet ; il y a dans ce cas grande accélération de vitesse, les ressorts la poussent vivement en avant, mais qu’est cet excès de rapidité comparé à 200 kilomètres ? Au fait il reste un vent de 175 kilomètres à l’heure, voyons ce qu’il est. − C’est plus de 48 mètres à la seconde ! N’insistons pas.

Le fait important qui ressort de cette digression est la compréhension de la vitesse minime de l’hirondelle et de généralement tous les petits oiseaux à vol rapide. Cette faiblesse dans la translation est forcée, car ces oiseaux sont de petite taille, de masse faible, ils ont avec cela une grande surface, par conséquent le traînement est énorme. Ces oiseaux le détruisent ce traînement par une succession de coups de force ; mais ces efforts ne sont pas illimités. Il faut pour aller vite non seulement être fort mais peser beaucoup. Voyez les canards. Le pigeon est déjà bien plus lourd que l’hirondelle, aussi doit-il donner aux pigonniers de guerre des résultats bien plus certains que les hirondelliers.

A ce propos, de faire servir à la guerre ces petits oiseaux, que peut-on espérer tirer d’un volateur qui n’habite l’Europe que fin avril à fin septembre, soit cinq mois ? Le pigeon offre bien plus de garanties : il est à poste fixe, il s’élève, s’éduque, s’entraîne, apprend son métier de voyageur ; c’est beaucoup à son avoir. Ne devrait-on pas cependant lui substituer un de ses congénères qui le dépasse de beaucoup dans toutes ces aptitudes. Il y a en Egypte beaucoup de bizets (colomba livia), variété africaine. Celui-ci est le vrai type du voyageur : ailes étroites, pectoraux énormes, volateur émérite et sociable ; il habite ici des pigeonniers. Comme vol, il laisse de bien loin en arrière tous les pigeons du Caire, et vous savez que toutes les variétés de pigeons d’Europe viennent de cette ville où les amateurs de ces oiseaux sont très nombreux. Il y a un marché spécial de pigeons qui se tient chaque vendredi sur lequel on voit régulièrement des variétés qui ne se trouvent pas en Europe. Les amateurs font des folies pour ces volatiles. Leur grande récréation est de les faire voler au-dessus de la vieille ville, le matin et le soir. Vous rencontrerez à ce marché non seulement les paons trembleurs d’une pureté de race remarquable les chanteurs aux roucoulements curieux et interminables, les énormes pigeons turcs, etc., et tous ceux qui volent mal, mais vous remarquerez que où l’Egyptien montre un savoir de sélection tout particulier, c’est dans le choix des variétés de voyageurs. Tous les becs courts à ailes longues que vous pouvez posséder sont présents ici : les grandes et les petites tailles sans parler du plumage, depuis le 0ᵐ90 d’envergure jusqu’au minuscule blanc à manteau noir gros comme une tourterelle. Hé bien ! quand un bizet passe à travers tous ces vols, du premier coup d’œil on saisit que c’est un oiseau sauvage. La vitesse de l’un et des autres n’est pas comparable ; elle est probablement d’un tiers en plus, puis, la route suivie est rectiligne et très haute ; tout-à-fait hors de portée d’un coup de fusil.

Ils font ainsi, sans y être poussés par autre chose que leur instinct, de véritables voyages qui indiquent que ces pigeons ont la géographie infuse dans leur petite tête : ils n’auraient donc pas besoin d’être entraînés.

Il serait facile de s’en procurer quelques centaines de paires d’un seul coup. Comme manger c’est un gibier.

Les rameurs même les plus rapides vont donc lentement dans l’air calme. On a toujours des tendances à exagérer leur vélocité. Quant aux voiliers c’est encore pire. Le milan vise à planer sur place, le vautour a le même but et y réussit ; c’est donc l’envers de la vitesse.

Dans certains cas, qu’on ne considère généralement pas comme des exceptions, il y a des tours de force qui sont produits. C’est surtout dans les pays montagneux que ce mode de locomotion fait des effets extraordinaires. Ainsi, dans la montagne, les routes sont excessivement sinueuses, et le chemin de l’air est droit ; une contrée accidentée, comme la Suisse ou la Savoie par exemple, demande pour être traversée sur terre un temps très long ; par la route de l’air c’est peu de chose : de là l’illusion.

Malgré toutes ces considérations sur la lenteur des êtres ailés il n’en reste pas moins qu’il faut 8 à 10 mètres de rapidité par le calme pour être porté par un aéroplane à grande surface, ce qui est encore trop pour que, sans éducation préalable, l’homme ose s’y livrer.

Il a été dit plusieurs fois dans ces deux études que plus la surface augmente pour une charge donnée, plus le ralentissement croît. Ce ralentissement produit une très curieuse impression, c’est encore un effet inconnu de l’entendement usuel et sur lequel il est bon d’insister.

Une flèche de grande taille, de deux mètres carrés de surface et du poids de 3.500 grammes va avec une vitesse d’environ cinq mètres à la seconde dans l’air immobile. Un aéroplane de 5 mètres d’envergure et de 4 mètres carrés de surface est d’une lenteur singulière dans sa marche. J’ai cet appareil tout construit depuis dix ans, je l’ai vu en acte de vol, mais malheureusement d’une façon trop sommaire. Sa note frappante est le ralentissement dans le parcours. Nous devons donc, pour les premiers essais, nous servir de surfaces les plus grandes possibles, afin de n’être pas effrayés par la vitesse.