Le violon de crémone (trad. Loève-Veimars)/Chapitre V

Traduction par Loève-Veimars.
Eugène Renduel (3p. 41-60).

CHAPITRE V.


Les paroles du professeur avaient augmenté les soupçons que m’avait fait concevoir la mort d’Antonie ; et j’étais alors convaincu que le conseiller avait de grandes fautes à expier. Je ne voulais pas quitter H…, sans lui avoir reproché le crime dont je le croyais coupable ; je voulais l’ébranler jusqu’au fond de son âme et lui arracher l’aveu de cet horrible action. Plus j’y songeais, plus je voyais clairement que ce Crespel était un scélérat, et j’en étais venu à établir en moi même cette pensée comme une vérité incontestable. C’est dans cette disposition que je me rendis un jour chez le conseiller. Je le trouvai occupé à exécuter au tour plusieurs petits objets. Il me reçut d’un air riant et calme.

— Comment, m’écriai-je avec violence en l’abordant, comment pouvez-vous trouver un moment de tranquillité dans votre âme, en songeant à l’horrible action que tous les tourmens de l’enfer ne pourront assez punir !

Le conseiller me regarda d’un air étonné et posa son outil de côté.

— Comment l’entendez-vous, mon ami ? me dit-il. Asseyez-vous donc, je vous prie, sur cette chaise ! — Mais moi, m’échauffant de plus en plus, je rompis toutes les barrières, et je l’accusai hautement de la mort d’Antonie, le menaçant de toutes les vengeances du ciel. En ma qualité d’homme de loi, j’allai même si loin, que je m’écriai que je mettrais tout en œuvre pour découvrir les traces de son attentat, et le livrer aux juges temporels. Je fus singulièrement embarrassé, lorsque après avoir terminé mon pompeux et virulent discours, je vis le conseiller me regarder paisiblement, comme s’il eût attendu que je continuasse encore de parler. J’essayai de le faire, mais les paroles ne venaient plus, le fil de mes pensées était rompu, et mes phrases étaient si incohérentes que je ne tardai pas à garder le silence.

Crespel jouissait de mon embarras, un sourire ironique et méchant voltigeait sur ses lèvres. Bientôt il reprit son air grave et me dit d’un ton solennel : — Jeune homme ! tu me regardes comme un extravagant, comme un insensé ; je te pardonne, car nous sommes enfermés dans la même maison de fous, et tu ne t’irrites de ce que je crois être Dieu le père que parce que tu te crois Dieu le fils. Mais comment as-tu osé vouloir pénétrer dans une vie qui doit te rester étrangère, et essayer d’en démêler les fils les plus secrets ? Elle n’est plus, et le secret a cessé !

Crespel se leva et fit plusieurs fois le tour de la chambre. Je repris courage et je le suppliai de m’expliquer cette énigme. Il me regarda long-temps, prit ma main et me conduisit près de la fenêtre, dont il ouvrit les deux côtés. Il appuya ses deux bras sur le balcon, et le corps penché au dehors, les yeux fixés sur le jardin ; il me raconta l’histoire de sa vie. Lorsqu’il l’eut terminée, je me retirai touché et confus.

Voici les circonstances qui concernent Antonie. Vingt ans auparavant la passion que le conseiller avait pour les meilleurs violons des vieux maîtres, l’attira en Italie. Il n’en construisait pas encore, et il ne songeait pas non plus à les démonter. À Venise, il entendit la célèbre cantatrice Angela N…i, qui brillait alors dans les premiers rôles, sur le théâtre di San-Benedetto. L’enthousiasme qu’il éprouva ne s’adressait pas seulement au talent de la signora Angela, mais encore à sa beauté céleste. Le conseiller chercha à faire la connaissance d’Angela, et en dépit deses formes un peu rustiques, il parvint par sa supériorité en musique et par son jeu hardi et expressif sur le violon, à gagner le cœur de la belle Italienne. Une liaison intime les amena en peu de semaines à un mariage qui resta caché, parce que Angela ne voulait pas perdre le nom sous lequel elle avait acquis tant de célébrité, pour prendre le nom peu harmonieux de Crespel. Le conseiller me dépeignit avec l’ironie la plus folle la manière dont la signora Angela l’avait tourmenté dès qu’elle avait été sa femme. Toutes les humeurs, tous les caprices de toutes les premières cantatrices réunies, avaient été, au dire de Crespel, réunis dans le petit corps d’Angela. S’il lui arrivait de vouloir exprimer une volonté, Angela lui envoyait une armée entière d’Abbates, de Maestros, d’Académicos, qui le désignaient comme l’amant le plus incivil, le plus insupportable qui eût jamais résisté à une aimable signora. Une fois, après un de ces orages, Crespel s’était enfui à la maison de plaisance d’Angela, et il oubliait, en improvisant sur son violon de Crémone, tous les chagrins de la journée ; mais bientôt la signora, qui l’avait suivi de près, entra dans la salle. Elle se trouvait dans cet instant en humeur de tendresse, et, embrassant le conseiller, elle lui fit de doux reproches et reposa sa tête sur son épaule. Mais Crespel, plongé dans le tourbillon de ses accords, continua de jouer du violon avec son enthousiasme ordinaire, et il arriva que son archet atteignit légèrement la signora. — Bestia tedesca ! s’écria-t-elle en se relevant avec fureur ; en même temps elle arracha le violon des mains du conseiller, et le mit en pièces en le frappant contre une table de marbre. Le conseiller resta pétrifié ; mais, se réveillant comme d’un rêve, il souleva avec force la signora, la jeta par la fenêtre de sa propre maison, et, sans s’inquiéter de ce qui arriverait, il gagna Venise, d’où il partit aussitôt pour l’Allemagne. Ce ne fut que plus tard qu’il comprit bien ce qu’il avait fait. Bien qu’il sût que l’élévation de la fenêtre n’avait pas plus de cinq pieds, il se sentait cruellement tourmenté, et d’autant plus vivement, que la signora lui avait donné à entendre qu’elle avait espoir de devenir mère. Il osait à peine prendre des informations, et il ne fut pas peu surpris, lorsque environ huit mois après son retour, il reçut de sa chère moitié la lettre la plus tendre. Elle n’y faisait pas le moindrement mention de ce qui s’était passé à la maison de plaisance, et lui annonçait qu’elle était accouchée d’une charmante fille ; le Marito amato, le Padre felicissimo était incessamment prié de revenir aussitôt à Venise. Crespel ne se rendit pas à l’invitation, mais il écrivit à ses amis d’Italie pour s’informer de ce qui s’était passé pendant son absence ; il apprit que la signora était tombée sur l’herbe molle, avec la légèreté d’un oiseau, et que sa chute n’avait eu pour elle que des suites morales. Dès ce moment elle s’était montrée entièrement changée : plus de traces d’humeur, de caprices ; le maestro, qui avait composé les opéras pour le carnaval de cette année-là, avait été le plus heureux des hommes ; car la signora avait consenti à chanter tous ses airs, sans les innombrables changemens qu’elle avait coutume d’exiger. Le conseiller ne fut pas peu touché de cette transformation ; il demanda des chevaux et se jeta dans sa voiture. Tout à coup il fit arrêter : — Mais, se dit-il, est-il bien certain que ma présence ne rende pas à Angela toute son humeur fantasque, et aurai-je donc toujours la ressource de la jeter par la fenêtre ? Il descendit de sa voiture, et écrivit à sa femme une lettre bien tendre, où il parla de la joie qu’il éprouvait d’apprendre que sa fille avait comme lui un petit signe derrière l’oreille ; il lui jura qu’il l’aimait toujours, et il resta en Allemagne. Les protestations d’amour, les regrets de l’absence, les désirs, les espérances volèrent longtemps de Venise à H… et de H… à Venise. Angela vint enfin en Allemagne et eut un succès prodigieux, comme on le sait, sur le grand théâtre de F… Elle n’était plus jeune, mais un attrait magique séduisait en elle, et sa voix n’avait rien perdu de son éclat. Antonie avait grandi, et sa mère avait déjà écrit d’Italie au conseiller que sa fille annonçait un talent du premier rang. Les amis que Crespel avait à F… lui apprirent en effet que deux cantatrices ravissantes étaient arrivées, et ils l’engagèrent avec instances avenir les entendre. Ils ne soupçonnaient pas quels liens étroits l’unissaient à ces deux étrangères. Crespel brûlait d’envie de voir sa fille ; mais, quand il songeait à sa femme, le courage lui manquait, et il resta chez lui au milieu de ses violons brisés.

Un jeune compositeur, bien connu, devint amoureux d’Antonie, et Antonie répondit à son amour. Angela n’eut rien à opposer à cette union, et le conseiller y consentit d’autant plus facilement que les compositions du jeune homme avait trouvé grâce devant son tribunal sévère. Crespel s’attendait chaque jour à recevoir la nouvelle du mariage, mais il ne lui vint qu’une lettre cachetée de noir, et écrite par une main étrangère. Le docteur R*** annonçait au conseiller que Angela avait été saisie du froid en sortant du théâtre, et qu’elle était morte dans la nuit qui devait précéder le mariage de sa fille. Angela avait déclaré au docteur qu’elle était la femme de Crespel, et le conseiller était invité à venir au plus tôt chercher sa fille restée seule dans le monde. Crespel partit aussitôt pour F… On ne peut désigner la manière déchirante dont le conseiller me peignit le moment où il avait vu pour la première fois son Antonie. Il y avait dans la bizarrerie même de ses termes une puissance d’expression dont je ne saurais donner une idée. Le jeune fiancé se trouvait auprès d’elle ; et Antonie, saisissant avec justesse l’esprit bizarre de son père, se mit à chanter un motif sacré du vieux padre Martini, que sa mère chantait sans cesse au conseiller, au temps de leurs amours. Crespel répandit un torrent de larmes ; jamais Angela, elle-même, n’avait dit ce morceau avec tant d’expression. Le son de voix d’Antonie était merveilleux ; il ressemblait tantôt au souffle harmonieux d’une harpe éolienne, et souvent aux légères modulations du rossignol. Ces tons semblaient ne pas trouver assez d’espace dans sa poitrine. Antonie, brûlant d’amour et de joie, chanta ses plus beaux airs ; son fiancé l’accompagnait dans l’ivresse la plus grande. Crespel fut d’abord plongé dans le ravissement ; ensuite il devint pensif, silencieux, rentré en lui-même. Enfin il se leva, pressa Antonie sur son sein, et lui dit à voix basse et étouffée : — Ne chante plus, si tu m’aimes… cela me déchire le cœur… ne chante plus… de grâce…

— Non, dit le lendemain le conseiller au docteur, non, je ne me suis pas trompé : hier, tandis qu’en chantant, sa rougeur se concentrait en deux taches sur ses joues pâles, j’ai reconnu que ce n’était pas une ressemblance de famille, mais bien ce que je craignais.

Le docteur, dont le visage s’était embruni aux premiers mots du conseiller, lui répondit : — Soit que les efforts qu’exige le chant, soit qu’une cause naturelle ait amené ce résultat, la poitrine d’Antonie offre un défaut d’organisation qui donne à son chant cette force merveilleuse, et ces tons uniques qui dépassent presque la sphère de la voix humaine. Mais elle payera de sa mort cette faculté céleste ; et, si elle continue de chanter, dans six mois elle aura cessé de vivre.

Crespel se sentit déchiré de mille traits. Il lui semblait voir un bel arbre offrir pour la première fois ses fruits, et se flétrir aussitôt, coupé dans sa racine. Sa résolution fut bientôt prise. Il dit tout à Antonie. Il lui demanda si elle préférait suivre son fiancé, et mourir en peu de temps au milieu du tourbillon du grand monde, ou suivre son père, et vivre avec lui de longs jours, dans une retraite tranquille. Antonie se jeta en gémissant dans les bras de son père qui comprit toute sa douleur et sa résolution. Il conféra avec le jeune fiancé qui lui jura que jamais le moindre chant ne s’échapperait des lèvres d’Antonie ; mais le conseiller savait trop bien que Je compositeur ne résisterait pas à la tentation de faire exécuter ses morceaux ; d’ailleurs, il n’eût pas renoncé à entendre cette voix ravissante, car la race musicale est égoïste et cruelle, surtout dès qu’il s’agit de ses jouissances. Bientôt le conseiller disparut avec Antonie. Le fiancé apprit leur départ avec désespoir. Il suivit leurs traces, et arriva en même temps qu’eux à H…

— Le voir encore une fois et puis mourir ! disait Antonie d’une voix suppliante.

— Mourir ! s’écriait le conseiller avec fureur. Il vit sa fille, celle pour qui il vivait uniquement au monde, s’arracher de ses bras et voler dans ceux de son fiancé ; il voulut alors que tout ce qu’il redoutait arrivât. Il força le jeune homme à se placer au piano ; Antonie chanta et Crespel joua du violon jusqu’à ce que les deux taches rouges se montrassent sur les joues d’Antonie. Il leur ordonna alors de s’arrêter. Lorsque le jeune compositeur prit congé d’Antonie, elle poussa un grand cri et tomba saiîs mouvement. — Je crus, ainsi me le dit Crespel, je crus qu’elle était morte comme je l’avais prédit ; et, comme je m’étais préparé à l’événement le plus funeste, je restai calme et d’accord avec moi-même. Je pris par les épaules le compositeur que cet événement avait abattu, et je lui dis (Ici le conseiller prit sa voix modulée.) : « Puisqu’il vous a plu, mon cher maître, d’assassiner votre fiancée, vous pouvez vous retirer tranquillement, à moins qu’il ne vous plaise de rester jusqu’à ce que je vous plonge ce couteau de chasse dans le cœur, ce que je ne réponds pas de faire si vous ne partez promptement. » — Il faut qu’en ce moment mon regard ait été passablement sanguinaire, car il partit en toute hâte, en poussant de grands cris. — Lorsque le conseiller voulut relever Antonie, elle ouvrit les yeux, mais ils se refermèrent presque aussitôt. À ses cris, la vieille servante accourut ; un médecin qu’on fit venir, ne tarda pas à rappeler Antonie à la vie. Elle se rétablit plus promptement que le conseiller ne l’eût espéré, et elle ne cessa de lui témoigner la tendresse la plus vive. Elle partageait complaisamment toutes ses occupations, ses plus folles idées, ses goûts les plus bizarres. Elle l’aidait aussi à briser ses vieux violons et à en faire de nouveaux. — Je ne veux plus chanter, mais vivre pour toi, disait-elle souvent à son père, lorsque quelqu’un la priait de se faire entendre. Le conseiller cherchait toujours à éviter de semblables propositions ; aussi ne la menait-il qu’avec déplaisir au milieu du monde, et évitait-il toujours les maisons où on faisait de la musique : il savait combien il était douloureux pour Antonie de renoncer à l’art qu’elle avait porté à une si haute perfection. Lorsqu’il eut acheté le magnifique violon qu’il ensevelit avec elle, il se disposait à le mettre en pièces ; mais Antonie regarda l’instrument avec intérêt, et dit d’un air de tristesse : Celui-là aussi ? — Le conseiller ne pouvait lui-même définir quelle puissance l’empêchait de détruire ce violon et le forçait d’en jouer. À peine en eut-il fait sortir les premiers sons, qu’Antonie s’écria avec joie : — Ah ! je me retrouve… Je chante de nouveau ! — En effet les sons argentins de l’instrument semblaient sortir d’une poitrine humaine. Crespel fut ému jusqu’au fond de l’âme ; il joua avec plus d’expression que jamais ; et, lorsqu’il détachait des sons tendres et hardis, Antonie battait des mains et s’écriait avec ravissement : Ah ! que j’ai bien fait cela ! — Depuis ce moment, une sérénité extrême se répandit sur sa vie. Souvent elle disait au conseiller : — Je voudrais bien chanter quelque chose, mon père ! — Crespel détachait le violon de la muraille, et jouait tous les airs d’Antonie ! On la voyait alors s’épanouir de bonheur. — Peu de temps avant mon retour, le conseiller crut entendre, pendant la nuit, jouer sur son piano dans la chambre voisine, et bientôt il reconnut distinctement la manière de préluder du jeune compositeur. Il voulut se lever, mais il lui sembla que des liens de plomb le retenaient immobile. Bientôt il entendit la voix d’Antonie ; elle chanta d’abord doucement en accords aériens qui s’élevèrent jusqu’au fortissimo le plus retentissant ; puis les sons devinrent plus graves, et elle commença un chant sacré à la manière des anciens maîtres, que le jeune compositeur avait autrefois fait pour elle. Crespel me dit que l’état où il se trouvait était incroyable, car l’effroi le plus horrible s’unissait en lui au ravissement le plus délicieux. Tout à coup il se sentit ébloui par une vive clarté ; et il aperçut Antonie et son fiancé qui se tenaient embrassés et se regardaient tendrement. Le chant continua ainsi que les accords du piano, et Antonie ne chantait pas, et le jeune homme ne touchait pas le clavier. Le conseiller tomba dans un évanouissement profond. En se réveillant, il lui resta le souvenir de son rêve. Il courut à la chambre d’Antonie. Elle était étendue sur le sopha, les yeux fermés et le sourire sur les lèvres. Il semblait qu’elle dormît et qu’elle lût bercée par des rêves de bonheur. — Mais elle était morte.


FIN DU VIOLON DE CRÉMONE.