Le vingtième siècle/Partie III/Chapitre 2



II


Changements politiques. — L’argent empereur des temps modernes. — Achat de l’Italie et sa transformation en parc européen. Le royaume de Judée reconstitué par Saiomon II.


Une agente de change.
Une agente de change.

Salut, Argent ! empereur des temps modernes, salut ! Les destinées des peuples se brassent maintenant à la Bourse et dans les cabinets des gros banquiers ; cela vaut mieux après tout que les boudoirs suspects des favorites ou les chancelleries retorses, antres galants ou diplomatiques où tant de fois on a découpé les nations comme des parts de galette.

La puissance de Sa radieuse Majesté l’Argent éclatait, surtout d’une façon suprême à certains jours, lorsque, dans le cabinet de M. Ponto, se réunissait un syndicat formé des six plus gros banquiers parisiens. Ces jours-là, Hélène, de plus en plus secrétaire de son tuteur, qui cherchait à développer en elle des goûts sérieux et pratiques, sentait sa tête éclater sous les formidables chiffres jetés à chaque instant dans la conversation.

Le million semblait la véritable unité monétaire de ces messieurs ; on parlait de 500, de 800, de 1,200, de 1,500 sans ajouter le mot million après, absolument comme s’il se fût agi de 500 malheureux petits francs. Quand il s’agissait de mesquines affaires au-dessous de 200 millions, les banquiers ne daignaient pas s’en occuper et laissaient ce soin à leurs commis. L’affaire la plus importante, traitée par le syndicat, était la fameuse création du Parc européen, une colossale entreprise issue du cerveau sans cesse bouillonnant de M. Ponto. Cette affaire, M. Ponto, tout milliardaire qu’il fût, n’avait pu l’entreprendre à lui tout seul, le Grand syndicat était né de cette nécessité d’associer quelques gros capitalistes à l’entreprise.

Les études préliminaires et les négociations avaient pris six années. Maintenant, tout était prêt et l’affaire allait entrer dans la période d’activité. Dans une grande séance du syndicat, M. Ponto, président-fondateur de la société d’exploitation du Parc européen, acheva de poser les bases de l’entreprise. — Étaient présents à cette mémorable séance (nous copions le compte rendu publié par les journax) les membres du syndicat, plus Me Rollot, notaire à Paris, chargé de pouvoirs de S. M. Humberto III, ancien roi d’Italie, propriétaire à Monaco ; M. le marquis Foscarelli, ambassadeur de la République italienne de la nouvelle Rome (Montevideo, Amérique du Sud) ; M. Hector Piquefol, rédacteur en chef de l’Époque, et quelques autres journalistes des deux mondes convoqués par le chef de publicité de l’entreprise.

Boursière de high-life.
Boursière de high-life.

« Messieurs, dit M. Ponto sans préambule, j’ai le plaisir de vous annoncer que le Parc européen est fait, tous les traités sont conclus, tous les actes de cession signés et enregistrés. — L’Italie tout entière, des Alpes au cap Passaro, au sud de la Sicile, appartient à la Société. (Bravo ! bravo !) Tout est acheté, les derniers propriétaires qui se refusaient à nous vendre leurs terres et leurs maisons sous différents prétextes ont enfin cédé à l’appât de fortes primes et les derniers contrats ont été signés cette semaine à Palerme, à Trapani, à Reggio de Calabre et autres localités. — Le notaire de S. M. Humberto III, Me Rollot, vient de me remettre l’acceptation de son client ; Sa Majesté nous cède, sans aucune espèce de condition ou restriction, tous ses droits à la couronne d’Italie moyennant la somme de trois cents millions. Sa Majesté pourrait suivre ses sujets expropriés en Amérique, mais elle préfère vivre en simple particulier à Monaco. — Si le conseil approuve le traité, j’ai préparé un chèque que je vais remettre immédiatement à Me Rollot…

— Approuvé ! fit le conseil tout d’une voix.

— Maître Rollot, dit M. Ponto, voici un chèque de trois cents millions que vous pourrez faire toucher quand il vous plaira… Je continue… M. le marquis Foscarelli, ambassadeur de la République italienne de Montevideo, vient de me notifier une proposition de son gouvernement. Il était convenu que le payement de deux milliards d’indemnité au gouvernement de la République italienne nouvellement installée en Amérique aurait lieu en deux termes après la constitution définitive de la Société du Parc européen. La nouvelle République, engagée dès son arrivée dans une guerre avec l’empire Argentin, son voisin, a besoin d’argent, pour suivre les opérations du siège de Buenos-Ayres… les sièges sont si coûteux !… Elle nous propose donc, par la voix de M. l’ambassadeur, d’avancer le payement de l’indemnité moyennant un escompte de 5 pour 100… Comme l’économie qui va résulter de cette avance est assez considérable, je propose d’accéder à la proposition de M. l’ambassadeur…

— Mais nous n’avons pas de fonds disponibles, objecta un membre du conseil.

— Nous les aurons dans huit jours, le moment me semble venu de faire appel au public… notre grande émission est préparée…

— Oui, oui, très bien !

— Nous acceptons donc la proposition de M. l’ambassadeur ; dans huit jours, la République italienne touchera ses fonds, sauf l’escompte de cent millions. — Ces deux points réglés, reste l’affaire de la neutralisation du Parc européen. Je viens de recevoir une dépêche téléphonique de Rome et j’ai la satisfaction d’apprendre au conseil que le congrès réuni en cette ville vient de nous accorder la neutralisation que nous sollicitions ; pour plus de sûreté, j’ai tenu à payer cette neutralisation, mais je pense que le conseil ne regrettera pas les cinq cents millions consacrés à cette affaire. — Tout est donc terminé, l’Italie appartient en toute propriété à la Société, les trois quarts des Italiens expropriés ont été transportés en Amérique à nos frais, et avec l’argent reçu, ils s’occupent en ce moment de se fonder une patrie sur les territoires de l’ancien Uruguay achetés par nous. Beau pays, air pur, sol fertile, nous espérons que la nouvelle Italie prospérera. L’autre quart des Italiens a consenti à rester au pays natal pour animer ses splendides paysages… Les Italiens du Parc européen jouiront sous notre administration d’un bonheur sans mélange ; ils recevront des appointements…

— Mais… fit un banquier connu pour être un peu liardeur.

— Soyez tranquille, les recettes du Parc européen nous permettront d’agir avec grandeur ! Nous avons conservé tous les aubergistes, cuisiniers, commissionnaires, gondoliers et ciceroni de la Péninsule — et même, ceci est une idée de moi, une troupe de quarante brigands pour la Calabre et la Sicile. — Le reste de la population s’occupera des travaux des champs sous la direction de nos agents et de l’entretien des curiosités ; les hommes guideront les étrangers, joueront de la mandoline, les femmes danseront la tarentelle… Bien entendu, ils seront tous revêtus de costumes nationaux, ceci regarde le directeur de la partie artistique, qui veillera sans cesse à ce que tout soit chez nous pour le plaisir des yeux !
AÉROCHALETS BOURGEOIS AUX BAINS DE MER

— Très bien ! parfait !

LE PARC EUROPÉEN. Le golde de Naples amélioré.
LE PARC EUROPÉEN. Le golde de Naples amélioré.

— L’Italie, la vieille Italie d’autrefois, poussiéreuse et j’ose le dire très mal entretenue, voyait cependant des flots, sans cesse renouvelés de touristes accourir chez elle de tous les coins du monde civilisé et ce, malgré sa détestable cuisine dont la mauvaise réputation était universelle. Que sera-ce, lorsque notre Italie à nous, transformée en parc européen, aura reçu toutes les améliorations que nous méditons : villes nettoyées, ruines entretenues, curiosités améliorées, promenades créées, populations costumées ! etc., etc. Déjà le nombre des visiteurs a augmenté dans des proportions considérables, depuis le commencement des travaux, depuis la construction de nos premiers casinos, de nos hôtels et surtout depuis notre premier envoi de douze cents chefs de cuisine sortant de l’École nationale de cuisine française. Des calculs rigoureux nous permettent de compter sur une moyenne de 500,000 visiteurs par année ; en portant le chiffre moyen de leurs dépenses à 5,000 francs par tête, nous obtenons la somme de deux milliards cinq cents millions de revenu, plus un milliard pour le produit des terres ensemencées, des coupes de bois, des mines, carrières et pêcheries que nous continuerons à faire exploiter, ci : trois milliards et demi au budget des recettes. Le budget des dépenses ne s’élevant qu’à un milliard cinq cents millions pour frais d’exploitation et appointements des Italiens, la Société du Parc européen recueillera donc deux milliards de bénéfice par an ! Nous faisons appel à l’épargne publique par une émission d’un million d’actions de cinq mille francs chacune et nous promettons à nos actionnaires un dividende de 40 pour 100, susceptible d’une augmentation considérable lorsque tous les travaux seront exécutés !

— Bravo ! bravo ! très bien ! succès colossal certain ! émission cinquante fois couverte en deux jours ! s’écrièrent les membres du conseil.

— Le Parc européen est appelé à une prospérité sans exemple ! dit un banquier ; je propose au conseil de voter une adresse de remerciements à M. Ponto, l’illustre financier, son fondateur !… le Parc européen est la plus belle pensée de sa carrière !…

— Et moi, je propose, dit un autre membre, d’offrir à M. Ponto, pour lui et ses descendants, la couronne de l’Italie régénérée !…

— Je suis touché, messieurs ; je suis ému… plus que je ne puis dire, mais je n’accepte pas… je préfère mon titre de directeur-fondateur du Parc européen…

— Cependant, M. de Rothschild a bien accepté la couronne du royaume de Judée…

— Ce n’est pas la même chose. En groupant les seuls capitaux juifs, M. de Rothschild, S. M. Salomon II, a réussi à refaire le royaume de Judée ; il a reconstitué les douze tribus, rebâti Jérusalem avec un Temple et une Bourse dignes de lui et de son peuple… Une merveilleuse et glorieuse renaissance du peuple juif va dater de son règne… Les Juifs le tiennent pour le vrai Messie… c’est un grand homme, messieurs, que S. M. Salomon II…

— Eh bien ! et vous ? »

M. Ponto sourit avec modestie.

« Je ne parle pas de moi… N’oublions pas, messieurs, que notre entreprise à nous est essentiellement européenne… ne la diminuons pas !… À propos de Salomon II, la Bourse de Jérusalem, qui donne le ton à toutes les Bourses du globe, est très favorablement préparée pour notre émission ; mon ami le duc de Jéricho m’en a donné l’assurance.

— Que font aujourd’hui les consolidés juifs ? demanda un banquier.

— 998 75, répondit M. Ponto sans même consulter la cote, les bitumes du lac Asphaltite sont à 1,250, le Crédit foncier de Jérusalem à 1,827 35, les scieries du Liban à 1,784 47 1/2, les huiles d’olive à 1,672, et la Compagnie d’irrigation et de reboisement à 7,525…

— Et l’hôtel des ventes universelles ?

— Mauvaise affaire, le public ne donne pas, on ne veut plus vendre à Jérusalem, les actions sont à 137 50, et elles descendront encore, à moins que n’aboutisse enfin la transformation de l’hôtel des ventes en docks pour les marchandises achetées à travers le monde, centralisées à Jérusalem et réexpédiées partout suivant les demandes… Mais revenons à notre Parc européen ; l’émission dans huit jours, les derniers travaux poussés avec activité et l’inauguration solennelle dans trois mois…

— Vous pouvez compter sur le concours de la presse ! s’écria Hector Piquefol.

— Messieurs, je vous convie à un grand banquet solennel au sommet du Vésuve, avec une éruption artificiellement obtenue au dessert ! »

CONGRÈS DE CUISINIERS À NAPLES.
CONGRÈS DE CUISINIERS À NAPLES.