Le vingtième siècle/Partie II/Chapitre 9


THÉÂTRE. - LES CLOWNS.
THÉÂTRE. - LES CLOWNS.


IX


Demande en mariage. M. Jules Montgiscard, jeune homme brûlant, est admis à faire sa cour par téléphone. — Intervention inattendue.


Hélène, trop émotionnée par l’affaire Saint-Panachard, manqua d’appétit au déjeuner de l’Époque. Il lui fallut cependant rester jusqu’à la fin, assise à la place d’honneur à côté de la blessée — qui lui parla tout le temps de ses chagrins conjugaux et de la légèreté de M. de Saint-Panachard.

Enfin Hélène put se retirer. Elle regagna l’hôtel Ponto en faisant de tristes réflexions sur l’avenir qui l’attendait si elle persévérait dans le journalisme. Son premier duel avait bien tourné, mais le second se terminerait-il aussi convenablement ?

Mme et Mlles Ponto avaient porté la nouvelle de sa victoire à l’hôtel. M. Ponto attendait sa pupille pour la féliciter.

« Eh bien ! ma chère enfant, dit-il, vous voilà donc victorieuse !

— Oui, dit Hélène, mais sans ce bienheureux parapluie, je recevais un bon coup d’épée !

— Vous ne l’avez pas reçu, c’est le principal. J’ai maintenant une importante communication à vous faire… voulez-vous vous marier !

— Me marier ? fit Hélène.

— Oui ? On est venu vous demander en mariage pendant votre absence… un jeune homme charmant, distingué, aimable et en bonne situation… M. Jules Montgiscard et Cie.

— Et compagnie ?

— Oui… maison Montgiscard et Cie, fabrique de papiers agglomérés pour la construction. Bonne maison… Montgiscard et Cie fera un mari parfait, j’en suis sûr… vous pouvez bénir Mme de Saint-Panachard, c’est elle qui fait votre mariage…

— Mon adversaire ?

Théâtre. — La troupe nègre du Théâtre-Français.
Théâtre. — La troupe nègre du Théâtre-Français.

— Oui, Montgiscard vous a vue sur la plate-forme et, aussitôt le combat terminé, il est accouru me demander votre main !… Il a sollicité la permission de commencer sa cour dès aujourd’hui… cela me paraît un homme très brûlant, ce Montgiscard, allez dans votre chambre, j’entends Montgiscard qui s’impatiente…

— Comment, ce monsieur est dans ma chambre ? dit Hélène effarée.

— Mais non, pas lui, le téléphone… Ecoutez la sonnerie !… vous savez bien que dans notre monde l’usage ne permet qu’une cour téléphonique… Pour éviter les effusions trop brûlantes, les pères de famille prudents ne permettent aux jeunes gens de faire leur cour que par téléphone… C’est beau, la science, et c’est moral !… Plus tard, quand les jeunes gens se conviennent et que les fiançailles sont définitives, on laisse le téléphone de côté… allez causer avec Montgiscard et Cie. »

Hélène entra dans sa chambre où la sonnerie continuait et se laissa tomber dans un fauteuil.

« Il s’impatiente, dit-elle ; voyons, écoutons-le. »

Et elle fit sonner le timbre à son tour. La sonnerie s’arrêta.

« Mademoiselle, dit immédiatement le téléphone, monsieur votre tuteur a dû vous transmettre la demande que j’ai eu l’honneur de lui faire… il m’a autorisé à vous parler, j’ai l’espoir que vous voudrez bien ne pas refuser de m’entendre… Mademoiselle, mon bonheur est entre vos mains ! je vous aime, mademoiselle ! Depuis que j’ai eu le bonheur de vous apercevoir, mon cœur est plein de votre image… un trouble délicieux s’est emparé de mon âme… Ce matin, sur la plate-forme, quand mon parapluie…

— Quoi ! dit Hélène, c’était à vous le parapluie ?

— C’était à moi ! voyez mes initiales J. M., Jules Montgiscard, sur le manche…

— Combien je dois vous remercier ! dit Hélène après avoir vérifié les initiales sur le parapluie rapporté par elle comme trophée de sa victoire ; sans la chute providentielle de votre parapluie, l’épée de mon adversaire me transperçait !

— Je l’ai bien vu ! c’est pour cela que j’ai lancé ce parapluie sur elle…

— Comment, vous l’aviez fait exprès ?

— Certainement et j’ai réussi !

— Monsieur, recevez tous mes remerciements, vous m’avez sauvé la vie !

— Ah ! mademoiselle, permettez-moi de vous consacrer la mienne. J’ai vingt-huit ans, mademoiselle, je suis blond, je dirige la grande maison Montgiscard fils et Cie, la première maison pour les papiers et cartons de construction, cinq cent mille francs de bénéfices nets pour ma part tous les ans… L’usine marche toute seule et ne me prend que deux heures par jour… j’ai une maison de campagne d’hiver à Menton et un aérochalet pour l’été… Voulez-vous me donner une heure tous les jours pour causer avec vous ?

— Je ne puis refuser cela à mon sauveur, répondit Hélène.

— Alors, tous les jours de cinq à six, voulez-vous ?… J’espère arriver à toucher votre cœur… Voulez-vous me permettre de vous envoyer ma photographie ?

— Je la recevrai avec reconnaissance ! »

Le premier entretien s’arrêta là. Hélène reçut dans la soirée un paquet de photographies de M. Montgiscard, de face, de profil et de trois quarts, en pied, à mi-corps et en buste. Il n’était pas mal, ce jeune homme, et il avait une barbe blonde agréablement frisottée.
MORALITÉ, TRANQUILLITÉ, FÉLICITÉ. — LA COUR TÉLÉPHONIQUE

« Et cinq cent mille livres de revenu, ajouta M. Ponto toujours pratique, une bonne petite aisance ! »

Hélène, le lendemain, recommença en soupirant son métier de journaliste. Son rédacteur en chef l’attendait.

Hélène et M. Montgiscard.
Hélène et M. Montgiscard.

« Encore une affaire ! lui çria-t-il quand elle entra dans la salle de la rédaction. »

Hélène fit un pas en arrière pour regagner la porte.

« L’affaire Saint-Panachard a des suites, reprit Piquefol, je viens de recevoir un cartel de M. de Saint-Panachard !

— Il faut que je me batte avec M. de Saint-Panachard après m’être battue avec madame !

— Pas vous, moi ! Il se prétend blessé par les termes de l’article dans lequel j’ai rendu compte de votre duel et il m’a envoyé ses témoins… Voulez-vous être le mien ?

— Merci, dit Hélène, c’est assez d’émotions comme cela…

— Ce n’est pas tout, il se pourrait que la danseuse au chignon roux signalée par vous dans la baignoire de Saint-Panachard vous adressât aussi un cartel… il paraît qu’elle prend des leçons de la femme de notre maître d’armes… tenez-vous prête !

— Voilà donc les agréments du journalisme », se dit amèrement Hélène.

Piquefol, le lendemain, décerna un bon petit coup d’épée dans le gras du bras au mari de Mme de Saint-Panachard, pour le plus grand agrément des curieux stationnés devant la plate-forme du journal. Le cartel de la danseuse ne vint pas, sans doute les malheurs du couple Saint-Panachard lui avaient fait peur.

Tous les jours, entre cinq et six, Hélène restait chez elle pour recevoir les effusions téléphoniques de M. Montgiscard. Ce n’était pas très amusant. Ce M. Mongiscard était bien poétique pour un fabricant de papier aggloméré, on ne pouvait toujours se contenter de répondre aux choses gracieuses transmises par le téléphone, par de secs oui ou non !

M. Ponto avait les meilleurs renseignements sur Montgiscard et Cie — ce soupirant téléphonique devait faire un mari parfait. En considération du service rendu à Hélène, il se disposait à l’autoriser à venir faire sa cour en personne, pour marier sa pupille le plus vite possible, lorsqu’un événement inattendu vint se mettre à la traverse de ses projets.

Il était cinq heures. Hélène, avec une exactitude de vieil employé de ministère, venait de s’asseoir devant son téléphone pour entendre les communications de l’aimable Montgiscard. Celui-ci, toujours ponctuel, fit retentir la sonnerie d’appel à la minute précise et commença son heure de galants discours par s’informer de la santé de la jeune fille.

« Ah, dit-il ensuite, quand aurai-je le plaisir de vous dire, sans intermédiaire de téléphone, que je vous adore ! quand aurai-je le bonheur de vous voir ? quand… »

M. Montgiscard s’interrompit brusquement. Hélène, surprise, entendit comme le bruit d’une gifle et le téléphone ne transmit plus qu’un murmure de voix confuses. Le téléphone garda ensuite le silence pendant quelques minutes, Hélène se disposait à quitter sa chambre, lorsque la sonnerie d’appel la ramena dans son fauteuil.

« Mademoiselle ! dit avec un accent courroucé une voix qui n’était pas celle de M. Montgiscard, je viens d’interrompre les roucoulements de Jules par une forte gifle ; vous l’avez peut-être entendu ? Jules est un polisson, un misérable ! voilà quinze jours que je le guette, je me doutais de quelque chose… ne croyez pas un mot de ce qu’il a pu vous dire, c’est moi qu’il aime et je ne lui permettrai pas de se marier ! Tout ce qu’il a pu vous dire, il me l’a dit ! il a promis, que dis-je ? il a juré de m’aimer toujours, et comme il n’y a encore que dix-huit mois de cela, je ne le tiens pas quitte ! Je lui ai fait jurer son amour dans un phonographe, j’ai les clichés de ses serments… Hélas !… j’aimais à me les faire répéter par le phonographe quand il n’était pas là, pour entendre sa voix toujours, toujours !… je l’aimais tant, le monstre ! l’infâme ! le scélérat ! ! ! Et il m’a déjà trompée… et plus d’une fois… ah ! mademoiselle, je vais vous en raconter de belles sur Jules… c’est épouvantable… »

Hélène courut chercher M. Ponto à son bureau et l’amena devant le téléphone pour entendre les épouvantables révélations promises par sa rivale.

« Que dites-vous de cela ? disait le téléphone quand ils entrèrent, n’avez-vous pas frémi ? Quelle duplicité !… Jules est un véritable monstre, ses infidélités constantes m’obligent à le surveiller… Il prétend vous adorer, parbleu, mais il en a adoré bien d’autres… il m’a entraînée à l’oubli de mes devoirs et maintenant il songe à me quitter… je ne le permettrai pas, mademoiselle !…

Jules est un misérable.
Jules est un misérable.

— Entendez-vous ! s’écria Hélène.

— C’est peut-être moins grave que cela paraît, fit M. Ponto avec l’indulgence masculine ordinaire ; quelques petites fredaines…

— Mais vous entendez que cette dame vient de raconter quelque chose d’épouvantable…

— Bah ! bah ! n’écoutez pas… d’ailleurs cette conversation me semble inconvenante !…

— … Jules ferait votre malheur, mademoiselle, continua le téléphone, c’est un monstre, tous les jours de cinq à six il vous parlait d’amour, eh bien, tous les jours de six à… plus tard, il m’en parlait, à moi !… Et si cela ne vous suffit pas pour rompre tout projet de mariage, si après ce que je viens de vous raconter… en rougissant… vous persistiez à me disputer Jules, sachez que je ne suis pas femme à m’incliner devant une rivale… je me défendrai ! à outrance ! par tous les moyens… Prenez garde !

— Je ne persiste pas ! s’écria Hélène en se préparant à répondre par le téléphone.

— Un instant ! s’écria M. Ponto très ennuyé, ne brusquons rien… »

Une sonnerie dans le grand salon interrompit M. Ponto.

« M. Jules Montgiscard et Cie », annonça le téléphonographe.

Au même instant des pas précipités s’entendirent, des portes battirent et une voix bien connue d’Hélène s’écria :

« Monsieur Ponto ! Mademoiselle Hélène !… »

M. Ponto ouvrit la porte, un homme se montra sur le seuil.

« Mademoiselle… monsieur… je tiens à vous dire… à vous faire connaître… je ne veux pas vous laisser supposer…

— Inutile, monsieur, dit Hélène.

— J’ai été interrompu… tout à l’heure… un oncle,un oncle irascible et insupportable…

— Ah ! fit Hélène, c’était la voix de monsieur votre oncle, vraiment… il nous avait semblé que c’était une voix féminine…

— Non, c’était mon oncle… ne croyez pas un mot de ce qu’il a pu vous dire… il a des absences…

— Parlez-lui alors, fit M. Ponto en poussant Montgiscard vers le téléphone, voyons, ne vous faites pas prier, ou bien vous nous feriez croire…

— Mon cher oncle, dit Montgiscard en s’efforçant de déguiser sa voix, mon cher oncle…

— Ah ! rugit le téléphone, c’est toi, Jules !… misérable, suborneur, don Juan, monstre !… Jules, mon petit Jules, tu ne m’aimes donc plus ?… j’en mourrai ! !…

— Monsieur votre oncle me paraît bien affectueux, fit M. Ponto en dissimulant une forte envie de rire. »

Montgiscard s’arracha quelques cheveux.

« Ah ! tu me trahis, poursuivit le téléphone, ah ! tu m’abandonnes !… Eh bien, tu vas voir ! je vais demander au bureau central des téléphones avec qui je suis en communication et je cours faire un esclandre… gare ! ! ! »

Montgiscard se leva précipitamment et, balbutiant quelques phrases d’excuses confuses, il s’enfuit vers l’ascenseur pour regagner l’aérocab qui l’avait amené.

« Pourvu que cette dame furieuse n’arrive pas ici, dit Hélène à son tuteur ; je ne me soucie pas d’un nouveau duel…

— Je la recevrai si elle vient… allons, voilà un mariage manqué ! »