Le vingtième siècle/Partie I/Chapitre 6


AU PALAIS-ROYAL.
AU PALAIS-ROYAL.


VI


Le fruit défendu. — La surveillance par téléphonoscope. Indiscrétions téléphonoscopiques. — Les comédiens en chambre. Le théâtre rétrospectif.


Le dernier clou de la pièce, à la fin de l’acte V, était un simple ballet : les noces de Curiace et de Camille ressuscités par le collaborateur de Corneille, avec un feu d’artifice et une apothéose pour laquelle 150 figurantes avaient été engagées.

« Ma foi, dit Barbe, pour voir ce ballet de la fin, il nous faut entendre tout un acte de tragédie classique à peine améliorée ; c’est dur…… Nous dormirons toutes, comme papa, bien avant la fin de cet acte…… Si nous changions de théâtre ?

— Si nous profitions du sommeil de papa, s’écria vivement Barnabette, pour voir quelques scènes des pièces où l’on refuse de nous conduire ?

— Bonne idée ! fit Barbe ; voyons un peu le fruit défendu, les théâtres interdits aux jeunes filles. Ah ! le Palais-Royal ! j’ai des amies mariées qui ne manquent pas une pièce du Palais-Royal ou des Variétés……

— Va pour le Palais-Royal ! voyez le programme, qu’est-ce qu’on joue ?

— Le Dernier des célibataires, charentonnade en 15 tableaux !

— Vite ! Barnabette, établis la communication. »

Barnabette fit sonner le timbre d’appel du téléphonoscope.

« Mettez-nous en communication avec le Dernier des…… avec le théâtre du Palais-Royal ! »

Le timbre répondit au bout d’une minute et le téléphonoscope cessa de refléter la scène du grave Théâtre-Français ; mais lorsqu’au bout d’une éclipse de cinquante secondes la plaque de cristal s’éclaira de nouveau, au lieu d’encadrer la scène du Palais-Royal, ce fut la salle elle-même qu’elle montra aux jeunes filles.

« Oh ! que c’est contrariant ! fit Barnabette, un entr’acte ! Il va falloir attendre…… pourvu que papa ne se réveille pas ! »

En même temps que la plaque montrait la salle, le balcon, les loges et les fauteuils d’orchestre, le téléphonoscope apportait tous les bruits de la salle, le murmure des causeries, les frémissements des éventails et les petits rires perlés s’échappant du fond des baignoires obscures. La pièce devait être gaie, car les spectateurs semblaient en belle humeur.

« Pourvu que papa ne se réveille pas tout de suite ! murmura de nouveau Barnabette, qui attendait les trois coups avec impatience.

— Chut ! chut ! fit Barbe, il remue. »

En effet M. Ponto se réveilla soudain.

« Hein ? quoi ? on rit ? fit-il en se frottant les yeux, on rit au Théâtre-Français ? qu’est-ce qu’il y a ?

— C’est l’entr’acte, papa, répondit Barnabette faisant bonne contenance.

— Mais ce n’est pas la salle de Molière-Palace ! s’écria M. Ponto ; ah ! friponne, vous avez profité de mon assoupissement pour changer de théâtre… vous avez été au fruit défendu, je parie… voyons, quel est ce théâtre ?

— Papa, c’est… l’Odéon ! répondit Barbe.

— Allons donc, je me reconnais très bien, c’est le Palais-Royal ! Ah ! mes enfants, vous irez plus tard, si vos maris vous le permettent, mais pas maintenant… ce n’est pas un théâtre de jeunes filles… mais… Voyons, je ne me trompe pas… là-bas, dans cette baignoire à gauche, c’est votre frère Philippe !

— Philippe est à Constantinople, papa, à la succursale de votre banque, vous le savez bien !

— C’est-à-dire qu’il devrait y être… mais voyez donc, dans la baignoire là-bas…

— À côté de la grosse dame en jaune ?

— Non, deux baignoires plus loin ; il y a une dame en chapeau rose sur le devant… c’est votre frère… il vient de se rejeter dans l’ombre… »

Les jeunes filles se penchèrent sur le téléphonoscope.

« Il me semble… dit Barbe.

— Mais oui ! fit Barnabette.

— Non, ce n’est pas mon cousin Philippe, dit Hélène, je le reconnaîtrais bien…

LA SUPPRESSION DE L’ABSENCE.
LA SUPPRESSION DE L’ABSENCE.

— Il y a moyen de s’en assurer, reprit Barbe, téléphonez à la baignoire…

— Si c’est lui, il se gardera bien de répondre, dit M. Ponto ; cependant…

— Ah ! la fin de l’entr’acte, voici les trois coups ! s’écria Barnabette.

— Interdit aux jeunes filles ! » s’écria M. Ponto en fermant rapidement la communication du téléphonoscope. »

La plaque de cristal s’éteignit subitement et le salon se trouva plongé dans l’obscurité.

« Ah ! firent les jeunes filles désappointées.

— Je vais savoir tout de même si c’est Philippe que nous venons de voir dans une baignoire du Palais-Royal, dit M. Ponto en reprenant l’embouchure du téléphonoscope ; je vais téléphoner chez lui.

— Mettez-moi en communication avec M. Philippe Ponto, à la banque Ponto, boulevard Mahomet, 235, troisième étage ! »

La sonnerie de réponse se fit attendre deux minutes, mais en même temps qu’elle retentissait, une faible lueur parut sur la plaque du téléphonoscope.

« Bon ! fit M. Ponto, Philippe a oublié de mettre son téléphonoscope au cran de sûreté ; s’il est là, nous allons le voir lui-même…

— Mais on ne voit pas grand’chose, dit Barbe.

— C’est la chambre de Philippe, éclairée par une simple veilleuse… voici le lit dans le fond…

— Philippe est couché ! s’écria Barnabette, je le vois !…

— C’est vrai, dit M. Ponto, je l’aperçois, il dort… ce n’est pas lui qui se dissimulait tout à l’heure dans la baignoire du Palais-Royal ; j’en suis satisfait…

— Mais il dort toujours, il n’a pas entendu le timbre de son téléphonoscope… si on le réveillait pour lui souhaiter une bonne nuit ?…

— Mais non, c’est inutile… si tu veux lui parler demain matin, tu lui téléphoneras… ce soir, laissons-le dormir ! »

Et M. Ponto coupa la communication et ralluma la lampe électrique.

« Comme c’est commode, dit Hélène, le téléphonoscope supprime l’absence !

— À peu près, répondit M. Ponto, puisque l’on peut, tant que l’on veut, causer avec l’absent que l’on regrette et le voir aussi longtemps qu’on le désire…

— À la condition d’être abonné…

— Ce n’est pas indispensable ; il y a les téléphonoscopes de l’administration… il suffit, quand on n’est pas abonné, de se rendre au bureau de l’administration ; la personne demandée se rend au bureau correspondant et la communication est établie… Excellent pour les voyageurs, le téléphonoscope !… on ne craint plus de s’expatrier, puisque tous les soirs on retrouve sa famille au bureau du téléphonoscope !

— Encore faut-il ne pas s’en aller dans les déserts…

— Il y en a si peu maintenant !… Excellent aussi pour la surveillance, le téléphonoscope ! Vous voyez, Philippe ne se doute pas que nous venons de l’apercevoir dans son lit ! Cela aussi peut avoir ses inconvénients ; dans les premiers temps on voulait des téléphonoscopes partout, jusque dans les chambres à coucher ; alors, quand on oubbait de fermer tout à fait l’appareil, on pouvait se trouver exposé à des indiscrétions… Ainsi, par suite d’une erreur d’employé, l’autre matin, comme je demandais à entrer en communication avec un de mes confrères, au quatrième étage, l’employé du bureau central se trompe et ouvre la communication avec le troisième étage… des personnes que je ne connais pas du tout…

LE THÉÂTRE DE CHAMBRE.
LE THÉÂTRE DE CHAMBRE.

— Et ? demanda Barnabette.

— Et au lieu d’un simple banquier à son bureau, la plaque de mon téléphonoscope me montra tout à coup une dame à son petit lever…

— Oh !

— Oui ! j’étais indiscret ; mais la dame ne s’en est pas doutée ; j’ai signalé immédiatement l’erreur à l’employé et l’on a changé discrètement la communication… Je n’ai pas même osé présenter mes excuses pour mon involontaire indiscrétion… Voilà ce que c’est que d’oublier de fermer le téléphonoscope !

— Cet affreux téléphonoscope est un appareil bien dangereux ! s’écria Barnabette.

— Il a ses inconvénients, mais que d’avantages ! la suppression de l’absence, la surveillance facile, le théâtre chez soi…

— Avec le simple téléphone, on a aussi le théâtre chez soi ?…

— Oui, on entend, mais on ne voit pas ! jolie différence ! Voulez-vous en juger ? attendez ! »

M. Ponto se tourna vers le téléphone ordinaire et fit retentir le timbre.

« Mettez-moi en communication avec le Théâtre de chambre ! dit-il. Ce théâtre, mes enfants, reprit-il en se tournant vers les jeunes filles, n’est pas un théâtre.

Le téléphone a fait naître une variété de comédiens, les acteurs en chambre, qui jouent chez eux, sans théâtre. Ils se réunissent le soir dans un local quelconque et jouent sans costumes, sans décors, sans accessoires, sans frais enfin ! C’est le théâtre économique ; malheureusement, il ne peut guère jouer, que la comédie ou le vaudeville !… Ah, voici la sonnerie de réponse ! écoutons ! »

Les voix des acteurs du théâtre de chambre commençaient à s’entendre dans l’appareil téléphonique.

« — Enfin, baronne, vous consentez ?

« — Vicomte, ces deux enfants s’adorent ! et moi qui mettais avec tant d’obstination des bâtons dans les roues de leur bonheur…

« — Me pardonneront-ils jamais ?

« — Ah, madame ! si vous consentez enfin à m’accorder la main d’Angèle, eh bien… eh bien, nous serons deux à vous adorer.

« — Cher Henri !

« — Chère Angèle !

« — Sur mon cœur, mes enfants, je vous unis ! ! »

Le téléphone s’arrêta.

« C’est la fin du cinquième acte, dit M. Ponto… Je vous avoue que cela ne m’a pas beaucoup intéressé…

— Nous sommes arrivés un peu tard, dit Hélène.

— Les théâtres de chambre ont de très bons acteurs, reprit M. Ponto, au grand préjudice des théâtres ordinaires, car lorsqu’un acteur a du talent, lorsqu’il est arrivé à se créer un public, il quitte le théâtre ordinaire pour fonder un théâtre de chambre avec des acteurs à lui ou même sans acteurs, car il joue parfois tous les rôles et se donne la réplique à lui-même. C’est très commode pour cet artiste : sans se déranger, il joue en robe de chambre, au coin de son feu, s’arrêtant de temps en temps pour avaler une tasse de thé…

— Mon Dieu, est-ce que dans la fin de pièce que nous venons d’entendre il n’y avait qu’un seul et unique acteur ?

— Oui, mes enfants ; la baronne et le vicomte, Henri et même Angèle, c’était le même monsieur : un gros joufflu, qui a un nez de structure très peu poétique. Il a du talent, mais j’ai bien entendu qu’Angèle parlait du nez !

— Je préfère décidément le théâtre téléphonoscopique ! s’écria Hélène.

UNE ERREUR DU TÉLÉPHONOSCOPE.
UNE ERREUR DU TÉLÉPHONOSCOPE.

— Nous avons aussi le théâtre rétrospectif, reprit M. Ponto.

— Rétrospectif ?

— Oui, un théâtre où ne jouent que des acteurs disparus depuis longtemps, des artistes du siècle dernier !

— Comment cela ?

— Lors de l’invention du phonographe, à la fin du siècle dernier, on eut l’idée, excellente au point de vue de l’art et des traditions, de demander des clichés phonographiques aux artistes de l’époque. Les comédiens et les comédiennes détaillèrent dans des phonographes les morceaux à succès de leur répertoire ; les tragédiennes déclamèrent leurs grandes tirades, les chanteuses dirent leurs grands airs. On constitua de cette façon une très curieuse collection de clichés qui furent déposés au Conservatoire pour servir aux études des jeunes artistes.

— Et les phonographes jouent encore ?

— De temps en temps on donne une matinée rétrospective. Je vous y conduirai un jour. Quelle belle troupe, mes enfants, que celle de ce théâtre rétrospectif, et comme cependant elle donne peu de soucis à son directeur : il y a une douzaine de cantatrices célèbres, autant, de ténors, cinq ou six tragédiennes, cinquante jeunes premiers, cinquante jeunes premières, des comiques fameux, des duègnes ; et tout ce monde-là se tient tranquille. Les cantatrices, ô miracle ! ne demandent pas d’appointements du tout ; les ténors ne réclament pas de décorations, les tragédiennes n’exigent pas des couronnes d’or et 50,000 francs par soirée, enfin les jeunes premières ne s’arrachent pas mutuellement les yeux. C’est inimaginable ! Il est vrai qu’ils sont en acier laminé et renfermés dans de petites boîtes. Dans ce musée de Cluny de l’art dramatique, tous les artistes sont rangés sur des tablettes ; le jour de la représentation on les époussette, on les met sur une belle table recouverte d’un tapis vert et l’on commence… On presse le bouton du phonographe et Mounet-Sully rugit une scène de Hernani ; on presse un autre bouton et une tragédienne, célèbre par ses talents et par ses découvertes dans l’Afrique centrale, lors de sa tournée de 1884 à Saint-Louis, Tombouctou, Ujigi, Zanzibar, etc., Sarah Bernhardt enfin, lui donne la réplique. On presse encore un bouton et l’on entend la voix de Daubray, un fin et joyeux comédien du Palais-Royal, alternant avec celle de Céline Chaumont dans une pièce de Victorien Sardon. On presse encore un bouton et le phonographe nous chante, avec la voix de Judic, des chansons fameuses aux Variétés du siècle dernier. Ensuite un autre phonographe nous donne des échantillons de Dupuis, chanteur et comédien, dans la belle série de pièces de Meilhac, Halévy et Offenbach : la Belle Hélène, la Grande-duchesse de Gérolstein, etc. Dans un autre phonographe, Judic et Dupuis nous jouent les Charbonniers de Philippe Gille… Il y a comme cela deux cents instruments ; ce phonographe qui parle du nez, c’est Hyacinthe du Palais-Royal ; celui-ci, qui ténorise avec tant de charme, c’est Capoul ; cette voix si suave, c’est Lassouche… non, je me trompe, c’est Faure…, etc… Mais assez de théâtre comme cela, mes enfants, il se fait tard et j’entends descendre l’ascenseur qui nous ramène Mme Ponto du club des revendications féminines.
LA GRANDE USINE ALIMENTAIRE