Le village/LE JETEUX DE SORTS

Edouard Garand (p. 22-24).

LE JETEUX DE SORTS



Maintenant qu’ils avaient rejoint la route, après d’infructueuses recherches dans le bois pour trouver un nid de grives, Tit’Fred et Déric, déjà très en retard, entreprirent de regagner le village d’une seule traite.

Ils allaient bon train depuis quelques instants, leurs petits souliers de bœufs faisant craquer les mottes de terre sèche, lorsqu’ils tombèrent tout à coup en arrêt, l’œil fixe.

— Wohaha !… firent-ils.

C’était au pied de la grande montée, là où ce qu’il y a une grosse pierre, l’autre bord du fosset.

Grande fut leur surprise d’apercevoir une espèce de colporteur qui tournait autour de la grosse pierre en la scrutant attentivement sur toutes ses faces. Il portait une petite valise passée en bandoulière, et ses bésicles fumées faisaient comme deux trous noirs à la place de ses yeux.

— Ça serait-i qu’i’veut la voler ? souffla Déric, interdit.

— Ben, i’peut se fouiller, répondit Tit’Fred, grosse comme qu’elle est pis ’tit comme qu’il est, i’l’emportera ben jamais. Certain !…

Intrigués, ils étaient là, rivés à la route. Mais quand ils virent l’étranger sortir un pinceau de sa valise et peindre de grands caractères sur une des faces de la roche, devenu tout pâle, Déric râla :

— C’est un jeteux de sorts qui écrit une malédiction pour tout le village !…

Et, d’un commun accord, les deux gars se précipitèrent à plat ventre dans les grandes herbes bordant la route.

Suant à grosses gouttes, et n’osant bouger malgré les fourmis qu’ils sentaient leur monter le long de la peau, ils durent attendre, pour se montrer, que le jeteux de sorts fut non-seulement parti, sa maléfique besogne terminée, mais complètement disparu, au loin, dans la campagne.

Avec d’infimes précautions, ils s’approchèrent alors, tremblants.

C’était bien des lettres, et sur trois lignes d’inégales grandeurs.

— Ah ! fit Deric, si, sans seulement, j’avais apporté les lunettes de ma grand’mémère, j’pourrais t’le dire moué, de quoi c’qui y a d’écrit là !…

— Wohaha ! releva Tit’Fred, ayant peu à peu retrouvé la quiétude, j’voudrais ben savoir c’que les lunettes de ta grand’mémère pourraient te faire !… Tu sais pas plus lire que moué, casseau !

— Comment qu’tu dis ? Crés-tu que ma grand’mémère peut lire, elle, sans ses lunettes ? Pas en toute, mon vieux ! pis la preuve, c’est qu’à l’dit elle-même. « Sans mes lunettes, mes enfants, j’pourrais pas arriver à lire. »

Il y avait probablement à redire ; en tout cas, Tit’Fred jugea le moment peu propice pour la discussion. Empoignant sa casquette d’une main et le corps déjà projeté en avant comme un qui attend le signal du départ, il proposa ;

— Courrons au village avertir tout le monde !…

Et les deux petites paires de souliers de bœufs galopèrent longtemps sur la route.

On commença par ne pas les croire, au village, puis on rit de leurs instances. Mais ils firent tant, et une telle frayeur dans leur physionomie ne pouvant être feinte à ce point, qu’une couple d’heures plus tard on se laissa entraîner une dizaine environ, jusqu’à la grosse pierre.

C’était vrai, et l’on resta bouche bée.

Tous les yeux s’étant alors tournés vers le seul du groupe qui savait lire, celui-ci s’arquebouta comme pour un effort, la tête en avant, les mains posées sur les genoux. Et, après avoir épelé mentalement pour ne pas se tromper, il lut, scandant les mots :

BOUM ! BOUM !
TABAC BON À CHIQUER
ENCORE CINQ CENTS