Le village/LA REVANCHE

Edouard Garand (p. 29-31).

LA REVANCHE



Deux fois par semaine, à heures fixes, venant de chez Déric Castor, des cris déchirants troublaient la quiétude des voisins.

En automne, c’eût pu être pris pour une saignée de cochon ; cela ressemblait aussi, à s’y méprendre, au vacarme d’un poulailler où un jeune chien prendrait ses ébats ; aux grincements d’une corde à linge, un jour de blanchissage.

C’était d’abord braillard. Passant à la terreur, ça devenait aigu puis rauque pour finir, chaque fois, en un long miaulement. Une porte claquait alors.

Comme on le voit, il eût fallu être sourd pour ne pas deviner que Déric Castor battait sa femme.

Pourtant, bien que l’évidence fut indéniable, celle-ci, loin d’admettre l’outrageuse violence de son homme et de s’en plaindre, on sait avec quelle sympathie elle aurait été accueillie, persistait à contrecarrer l’opinion, s’indignant qu’on pût accuser le plus parfait des maris d’une si infâme lâcheté.

— Mais voyons, répliquait-elle à bout d’arguments pensez-vous que j’serais assez sans-cœur pour me laisser faire ?

Et ma’me Castor roulait lentement ses manches jusqu’à ses biceps avec un air qui pouvait se traduire par :

— Le gros travail, moué, ça m’connait !…

Fallait-il, s’obstinait-on, que cette brute de Castor en eût une emprise sur sa femme, pour qu’elle le défendît ainsi en dépit de tout !

— Mais elle est ben obligée de parler de même, expliqua quelqu’un, si elle l’dénonçait, i’la tuerait, comme une mouche, d’une seule tape !…

— Ah, i’en serait ben capable, le verrat d’homme !

Et toujours, l’entretien se terminait par un profond soupir sur le sens duquel, hélas, il ne pouvait y avoir d’erreur.

— Pauve’tite femme…

Il ne faut pas dire cependant, que la commisération fut tout de ce dont on se sentait capable au village. Souventes fois, on avait exprimé le désir que quelqu’un de bien planté et de pas peureux intervint dans ces chamaillis. Mais comment voulez-vous ; Déric était de taille à rencontrer tous les boulés du comté.

Lui faire entendre raison ? Pour cela, monsieur le curé lui-même ne l’eût pas tenté.

Non, taciturne et constamment renfrogné, Déric Castor était un de ces hommes desquels on peut dire, comme de certaines maisons de mauvais aloi, qu’il y a un chien enragé de caché sous le perron.

— I’a d’la broche piquante dans c’te homme-là ! était-on habitué de conclure, impuissant.

— Ça finira par mal tourner… Ça finira par mal tourner… affirmaient pourtant quelques rares optimistes.

Or voici, pour la joie de tout le monde, comment la chose advint.

Le tout fut rapporté par Blanchette qui, ce jour-là, sortait justement de chez Castor, où il venait de commanditer des œufs, comme celui-ci tourna le coin, plus renfrogné que jamais.

Donc, conformément au principe qui voulait qu’on évitât de rencontrer Déric sur son propre terrain, afin d’éviter la fatale crise de jalousie, Blanchette s’était précipité dans un buisson tout près de là.

La porte n’était pas sitôt refermée que les cris commencèrent à l’intérieur.

Dans la cour de la ferme, les vaches, absorbées à tondre le gazon, levèrent alors la tête du côté de la maison, le museau tendu comme pour beugler, et, comprenant sans doute qu’elle n’y pouvaient rien, reprirent leur besogne, d’un œil toujours si mélancoliquement le même.

Chez les voisins, les femmes, elles aussi, devaient interrompre leur travail pour lancer d’abord un œil de stupeur, peut-on s’habituer à ces choses, puis de colère, puis de tristesse, oh, combien compatissant.

Tout à coup, les cris cessèrent subitement, à croire que Castor venait d’enfoncer son poing dans la gorge de sa victime. La lutte continuait pourtant, à en juger par le bruit.

Une fenêtre vola en éclats, puis, à la surprise indicible de Blanchette, la porte, ouverte, avec fracas, livra passage à Déric Castor lui-même, oui, Déric Castor mal en équilibre et qui prit l’escalier de reculons pour venir, après quelques pivotages, s’abattre sur son derrière dans l’allée du jardin, la tête ébouriffée, les yeux bêtes et les cuisses niaisement écartées.

Ma’me Castor apparaissait dans sa porte, en désordre mais non défaite, les coudes légèrement éloignés du corps, comme si ses poings lui pesaient au bout des bras.

— Déric ! prononça-t-elle, en pleine maîtrise d’elle-même, j’veux pas t’revoir dans la maison, d’icitte à à soir ! Tu m’entends ? Ah, tu créais que j’étais pas capable d’apprendre à m’battre ?… Ça fait trois ans que ça dure, Déric. J’connais tes coups, à c’t’heure !… pis t’as besoin de t’tenir d’aplomb rapport que ça va être glissant !…

Et tournant le dos, les épaules hautes, elle referma la porte avec bruit, comme l’autre jadis.

— Ah, c’est donc ça, s’exclama-t-on au village qu’a’elle s’plaignait point ! Tiens, c’t’homme ! mais i’l’endurcissait de jour en jour !…

— C’est ça, conclut Blanchette, a’lle l’étudiait…