Le village/L’ORAGE Farce en un acte

Edouard Garand (p. 35-43).



L’ORAGE
(Farce en un acte)













L’ORAGE
(FARCE EN UN ACTE)


Personnages
ERNEST.
MARIE, femme d’Ernest.
RAOUL, le prétendant aux faveurs de Marie.

L’après-midi. La cuisine d’une ferme. Au fond, la porte d’entrée et une fenêtre. À gauche, la porte de la chambre à coucher. Un buffet, un dressoir, un bahut, la table et des chaises dont une berceuse près de la fenêtre.

Dehors, il pleut.

Représenté au “Théâtre Parisien”, sous les auspices de “La Société des Auteurs”, le 22 janvier 1923, interprété par Pauline D’Artois, Paul Montreuil et Gabriel Jacques, tous de “La Renaissance.”



Scène I


MARIE, RAOUL.

Marie essuie des assiettes empilées sur la table. Raoul impatient, évolue dans la pièce puis s’approche de plus en plus de Marie qui lui tourne le dos.

RAOUL

— Envoye donc, Marie… tu sais ben que j’sus pas un gars qui s’vantrait de ça après !…

MARIE, maussade

— Lâche-moué, Raoul, pour la centième fois, lâche-moué. J’te l’dis, j’sus pas une femme comme ça moué… Ça t’i du bon sens qu’une honnête créature couperait la confiance à son mari dans le moignon, comme ça, pendant qu’il travaille comme un pauvre chien pour la faire vivre !…

Raoul, s’approche pour la baiser au cou. — Envoye donc, Marie…

MARIE, violente

— Écoute, toué ! Tu connais Ernest, hein ?… Il est vindicatif ! j’ai que ça à t dire !… Marie a terminé sa vaisselle. Elle pose son linge sur le dos d’une chaise, sort un tricot de ses jupes et va s’asseoir dans la berceuse, près de la fenêtre. Raoul est penaud sur une autre chaise, au milieu de la scène.

RAOUL, braillard

— V’là c’que c’est que les femmes !… Quand on leur demande ça, ben gentiment, ça leur donne de la force, pis, a’ vous envoye chez l’diable comme un seul homme ! … Ben Marie j’sus certain moué que ton Ernest a pas été monsieur comme j’l’ai été… C’est peut-être pour ça aussi qu’i t’as eue aussi ?… T’as pas besoin de te regimber ! i’ s’en ai vanté. I’ a commencé par se servir des petits morceaux sans conséquences, pis toué, après, tu y as tout donné.

MARIE

— Tais-toué ! C’est effronté, c’que tu dis-là !

RAOUL

— C’est pas moué qui es effronté ; parce que sans ça j’t’aurais, aujourd’hui… Un effronté ! un effronté ! les femmes aiment ça, un effronté ; puis j’vais l’être !

(il se lève vers elle)
MARIE, apeurée
— Raoul !… Tiens-toué tranquille, mon v’limeux !
RAOUL

— Ouais !…

(silence)

— Pis moué qu’étais si heureux, dans l’temps que j’créais en toué… J’avais vendu la moitié de mes vaches… j’pouvais te mettre là, sur la table, cinq cents belles piastres, cash. J’buvais pas, ça tu l’sais ! pis ça prenait un damné coup de marteau sur les doigts pour me faire sacrer !…

MARIE, conciliante

— Pauvre Raoul.. Tu vois, on y peut rien en toute… C’est la Providence qu’a pas voulu que j’sois la tienne…

RAOUL

— La Providence ! la Providence ! C’est toujours la Providence, avec vous autres, les femmes !…

(silence)
MARIE

— Écoute, mon bon Raoul. Ernest peut arriver d’une minute à l’autre, pis i’ aimera pas ça en toute de t’trouver en partner avec moué. Sois raisonnable, va-t-en, c’est mieux !… Tu comprends que si c’était rien que de moué…

RAOUL, pensif.
(Marie regarde par la fenêtre et sursaute)
MARIE

— J’te l’avais ben dit ; i’ tourne le coin de la rue ! Sauve-toué, vite ! vite !…

(Raoul, après s’être précipité à la fenêtre, tourne dans la pièce, affolé)
RAOUL

— J’peux pas en toute sortir d’icitte, i’ va m’voir, pis ça va être pareil !…

MARIE, étranglée.

— Cache-toué, i’ rentre…

(Elle indique la porte de la chambre)
MARIE

— Doux Jésus ! me v’là dans de beaux draps, à c’t’heure !


Scène II


ERNEST MARIE.

Ernest, un charpentier, ses outils roulés dans une toile de baptiste en font foi, entre en scène par la porte du fond, de reculons, balançant, à bout de bras son chapeau de paille pour l’égoutter.

MARIE, assise très calme.

— Quiens ! c’est toué ?… déjà ?…

ERNEST

— C’t’affaire ! Mais tu vois donc pas qu’i mouille ?

MARIE

— Ben, c’est pourtant vrai…

ERNEST, après avoir embrassé Marie.

— Le Charpentier, sa mère, c’est comme ça. Quand i’ mouille i’ travaille pas.

(Il pose ses outils et continue à secouer son chapeau.)
MARIE
— C’est à croire que t’as pris c’te métier-là rien que pour ça ?
ERNEST

— Sa mère, ris pas avec ça. C’est plutôt triste, parce qu’on est payé pareil pis, pendant ce temps-là, le travail, lui i’ avance pas.

(Il met le pied sur une chaise pour se déchausser.)

— Quand on a vu venir la pluie de l’est, le foreman nous a dit qu’on pouvait tout lâcher, rapport qu’avec l’est, on n’peut jamais dire combien de temps ça va durer… C’est ben sacrant pareil, le père Lauzon qu’a pas encore rentré son foin !…

MARIE, l’interrompant.

— Ben, si i’ mouille tant que ça, tu devrais ben, mon vieux, aller quérir du bois dans la shed ; celui qui est dehors s’allumera pas pour ton souper, à soir.

ERNEST, continuant à se déchausser.

— T’es ben pressée, sa mère, i’ est pas quatre heures… J’irai, j’irai, aie pas peur !

(En chaussette, il se dirige vers la chambre à coucher. Marie porte la main à sa bouche pour étouffer un cri. Puis, avec assurance.)
MARIE

— Où ce que tu vas, donc ?

ERNEST

— J’vas m’changer. T’as pas envie que j’attrape du mal ! J’sus pas venu en carrosse, moué, de la grange au père Ménard !…

MARIE
— Va donc quérir du bois avant, son père. Tu vas tout te remouiller encore, tout à l’heure…
ERNEST

— J’peux toujours ben changer de coat !

MARIE, avec un cri.

— Ernest, mon Dieu ! viens donc voir ça icitte !

ERNEST, courant à elle.

— Quoi ?…

MARIE
(Souriante, elle lui montre son tricot)

— Tu sais pas c’que c’est que ça, hein, son tit’ père ?

ERNEST

— Eh ben quoi !

MARIE

— Tu vois pas, grande bête ?

ERNEST

— Sacrée Marie, va !… C’est-i’ ben vrai, c’te fois icitte ? En as-tu des preuves ? au moins ? des vraies preuves…

MARIE

— V’limeux ! C’est toué, tu sais ben, qui les as les preuves…

ERNEST

— Sacrée Marie !…

(Cette fois, il se dirige vers la chambre à coucher et y pénètre sans que Marie se lève donc, prête à tout. On entend, venant de la chambre à coucher, une bousculade puis un cri de stupeur.)

Scène III


MARIE, ERNEST, RAOUL.

Raoul et Ernest sortent ensemble de la chambre, joviaux, avec de grands éclats de rire et se donnant des claques de plaisir dans le dos.

RAOUL, se tenant les côtes.

— Là, j’t’ai eu, hein ? mon gros Ernest !

(Ernest, plié sur lui-même, se redresse et montrant du doigt sa femme.)

— Puis, elle, la bouffrèse, a’ me l’aurait pas dit pour une terre que t’étais caché là pour me faire une peur ! Vous me le payerez, vous autres !…

RAOUL

— Pis, le plus drôle. C’est que je t’ai rentré dans la maison au nez, et que tu m’aies pas vu en toute… Mais, tu m’as regardé ! J’pensais que j’étais poigné, moué, pis que tu l’faisais exprès…

ERNEST, se défendant.

— Ben, mon vieux, i’ mouillait tant !…

(Marie se berce heureuse.)


RIDEAU