Le vieux prolétaire

Le vieux prolétaire
De quelques ouvriers-poètes, Texte établi par Eugène BailletLabbé (p. 95-96).

LE VIEUX PROLÉTAIRE


1836


Soixante hivers ont affaibli ma vue.
Soixante hivers ont énervé mon bras.
Ah ! c’en est fait, ma vieillesse éperdue
N’espère plus en des maîtres ingrats.
Du vert coteau qui me servait de couche
Les vents du Nord ont flétri le gazon.
Gens du pouvoir si le malheur vous touche,
Accordez-moi le pain de la prison.

J’ai vu là-bas le clocher de Bicêtre ;
Hier vers lui je crus prendre l’essor.
D’un fol espoir j’aimais à me repaître :
Quoique bien vieux, je suis trop jeune encor.
En attendant que vos lois bienveillantes
D’un ciel plus doux me montrent l’horizon,
Pour ranimer mes forces défaillantes,
Accordez-moi le pain de la prison.

Sur ma sueur d’opulentes familles
Impudemment ont levé leur butin.
Par mon travail j’ai vu doter leurs filles,
Et des garçons j’ai payé le latin.
J’ai vu briller mainte ignoble maîtresse,
De faux plaisirs j’ai fourni le poison.
Je ne puis plus engraisser la paresse :
Accordez-moi le pain de la prison.

J’avais un fils ; il était à l’armée
Quand vers le Rhône, en des jours de terreur.
Des ouvriers la cohorte affamée
De leurs patrons provoqua la fureur.
Contre le plomb, le fer et le salpêtre
Le pauvre agneau défendait sa toison.
Mon fils est mort en protégeant le maître :
Accordez-moi le pain de la prison.


Que n’ai-je, hélas ! sans honte et sans courage,
D’un grand seigneur augmenté le bétail !
Oui, j’aurais pu me soustraire au naufrage
En préférant la livrée au travail.
D’un plat valet le langage servile
Peut obtenir des secours du blason.
Il sait ramper… Je ne sus qu’être utile :
Accordez-moi le pain de la prison.

Mais, dites-vous, votre faible nature
Aux temps heureux n’a pas prévu la faim ?
— Est-ce en trouvant à peine sa pâture
Que la fourmi se crée un lendemain ?
Vous le savez, l’abeille en sa sagesse
N’admit jamais l’oisif à sa moisson.
Moi j’ai donné mon suc à la mollesse :
Accordez-moi le pain de la prison.