Le vieux muet ou un Héros de Châteauguay/32

Imprimerie du « Soleil » (p. 388-398).

LE VICAIRE DE SAINT-PATRICE

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— Eh bien ! mon cher Jean-Charles, lui dit un soir l’abbé Faguy, êtes-vous content de l’accueil que vous font vos compatriotes ?

— Certes, oui, M. le curé, j’en suis très content et très reconnaissant.

— Et vous vous amusez bien, n’est-ce pas ?

— À cette question, j’hésite à répondre affirmativement.

— Comment donc ?

— Oui, M. le curé, je suis aussi flatté que touché de toutes ces démonstrations sympathiques, et je m’efforce d’y paraître heureux ; mais mon cœur soupire sans cesse après un bonheur qui, je le vois maintenant, se trouve ailleurs que dans les fêtes bruyantes du monde. Le bonheur ! je croyais pourtant l’avoir retrouvé, l’autre jour, en revoyant mon village natal…

— Que voulez-vous dire, mon cher ami ?

— Je veux dire que, depuis mon retour, j’ai senti renaître le désir de me consacrer entièrement à Dieu ; mais, ce qui me chagrine, c’est de penser que je suis trop vieux à présent pour être admis dans la sainte milice du sacerdoce…

— Trop vieux, dites-vous ? je ne suis pas de votre opinion ; et si vous voulez bien me le permettre, je vais soumettre votre cas exceptionnel à notre évêque, Mgr Bourget. Il me sera bien pénible, sur mes vieux jours, de me séparer de vous, mais ce que je désire avant tout, c’est votre bonheur et non le mien !

— Merci, M. le curé, mais notre séparation ne sera pas de longue durée, car aussitôt que j’aurai reçu les ordres sacrés, je demanderai la faveur — et j’espère que je l’obtiendrai — de venir exercer le ministère à vos côtés. L’avenir nous réserve encore des jours heureux…

— Hélas ! à mon âge, on ne doit plus compter sur l’avenir, car l’avenir, pour le vieillard, c’est la mort !

— Peut-être, M. le curé ; mais après la mort, c’est le ciel, c’est-à-dire un avenir d’une éternelle félicité…

— Vous avez raison, mon cher ami, et j’espère en cet avenir glorieux et consolant…

Le lecteur se rappelle que Jean-Charles, en 1838, après avoir pris la résolution d’abandonner le monde, avait donné aux pauvres une partie de ses biens et laissé à son frère une rente viagère de trois cents dollars par année. Or, son frère étant mort, cette rente annuelle contribua à augmenter le capital que le notaire avait prêté à la fabrique de Saint-X… Et, maintenant, Jean-Charles possédait une fortune de vingt-cinq mille dollars.

Il pouvait vivre en bourgeois, aspirer à tous les honneurs, avoir villa, voitures et serviteurs ; en un mot, couler une vieillesse douce et heureuse au milieu de ses concitoyens dont il était l’idole.

Mais de telles pensées n’effleurèrent seulement pas son esprit. Ses vues et ses aspirations portaient plus haut : il voulait être prêtre, monter à l’autel, sauver des âmes !

Il y avait en cette nature d’élite une sève forte et abondante, que le malheur avait longtemps comprimée, et qui, aujourd’hui, voulait déborder. Pour lui donner son cours, il ne fallait rien moins que les sublimes labeurs de l’apostolat.

Ce cœur, sanctifié par la souffrance, ne pouvait plus prendre contact avec les choses du monde : il ne s’ouvrait plus que du côté du ciel !

Jean-Charles obtint facilement son entrée au grand séminaire de Saint-Sulpice, à Montréal.

Il fit à l’hospice des sœurs de la charité de-Sainte-R… un don de dix mille dollars ; en laissa quatorze mille à l’abbé Faguy pour les pauvres de sa paroisse et ne garda pour lui-même que la minime somme de mille dollars.

Le cinq septembre, ayant fait ses adieux à son bon curé et à ses nombreux amis, il partit pour Montréal, le cœur plein d’une sainte allégresse.

Le lecteur connaît assez les talents et la piété de notre héros, pour deviner qu’il remporta au grand séminaire les succès les plus éclatants et que sa conduite y fut toujours exemplaire.

Après un séjour de vingt-deux mois dans cet asile de la science et de la vertu, Jean-Charles Lormier fut ordonné prêtre par sa grandeur Mgr Bourget.

Le curé Faguy manifesta à monseigneur le désir d’avoir le nouveau prêtre près de lui, en qualité de vicaire.

— Je regrette vivement de ne pouvoir acquiescer à votre désir, répondit le prélat. Vous savez que l’abbé O’Brien, ex-vicaire à l’église Saint-Patrice, de cette ville, est mort depuis deux mois, et qu’il est impossible au curé de desservir seul une paroisse aussi importante. Or je n’ai, dans le moment, aucun prêtre de langue anglaise dont je puisse disposer. Sachant que M. Lormier possède parfaitement cette langue, j’ai promis à M. le curé de Saint-Patrice de lui adjoindre votre protégé aussitôt qu’il serait reçu prêtre. Et je dois maintenant m’acquitter de ma promesse. Cependant, si vous le désirez, je pourrai mettre un autre prêtre à votre disposition.

L’abbé Faguy fit généreusement le sacrifice qu’on lui demandait et accepta volontiers de recevoir l’aide d’un vicaire.

Sa santé s’altérait de jour en jour, et il se sentait incapable de pourvoir seul aux besoins spirituels de ses paroissiens.

Le jour même de son ordination, l’abbé Jean-Charles Lormier fut informé qu’il avait été nommé vicaire à l’église Saint-Patrice. Cette nouvelle lui causa autant de peine que de surprise, car il connaissait les démarches que son protecteur devait faire auprès de Mgr Bourget, et il avait espéré qu’elles seraient couronnées de succès.

Il eût été heureux de soulager le curé Faguy, de veiller sur sa vieillesse… mais il se soumit sans hésiter à la volonté de son supérieur, et alla offrir ses services au curé de Saint-Patrice, l’abbé Foley, avec lequel il avait déjà eu quelques relations.

Notre héros était beaucoup plus âgé que l’abbé Foley, mais jouissait d’une santé plus robuste que celui-ci. Malgré ses soixante-dix ans, il se sentait aussi vigoureux qu’à l’âge de quarante ans.

L’étude et le travail ne paraissaient pas le fatiguer.

Pourtant, autrefois, le Dr Chapais lui avait dit qu’il le croyait atteint d’une maladie de cœur, comme son père, et lui avait recommandé d’éviter l’excès de travail et les émotions violentes.

Jean-Charles croyait à la science du Dr Chapais, mais les nombreux malheurs qu’il avait supportés depuis cette époque si éloignée, l’avait convaincu que le médecin, cette fois-là, s’était bien trompé…

Le nouveau vicaire apporta dans l’exercice de son ministère une piété, un zèle, un dévouement et une charité qui firent l’admiration des fidèles et la consolation de son curé.

La taille de ce prêtre géant eût seule suffi à en imposer à tous ; mais sa sainteté à l’autel, son éloquence en chaire, sa douceur au confessionnal et sa patience au chevet des malades, lui gagnèrent toutes les sympathies et lui donnèrent bientôt une influence prodigieuse, dont il sut se servir pour la cause du bien.

L’ivrognerie faisait alors d’affreux ravages ; elle avait déjà jeté la misère dans un grand nombre de familles et y soufflait maintenant la discorde et l’oubli de Dieu.

L’abbé Lormier résolut de la combattre avec les armes de la charité et de la parole.

Il fonda d’abord deux conférences de la société Saint-Vincent de Paul, et s’imposa la tâche de visiter personnellement les familles que le vice avait contaminées. Il soulagea leurs misères, leur parla de Dieu, puis les décida à venir à l’église pour prier et entendre ses sermons contre l’ivrognerie.

De plus, il établit une société de tempérance, et eut le bonheur, après six mois d’un travail opiniâtre, d’y recevoir huit cents membres, parmi lesquels figuraient les ivrognes les plus dégradés. C’était un succès. Mais l’apôtre constatait avec peine que les jeunes gens n’avaient pas répondu en assez grand nombre à son appel, et il n’épargna aucun sacrifice pour les gagner à la belle cause de la tempérance.

Le jour de la fête nationale des Irlandais approchait.

L’abbé Lormier voulut profiter de cette fête pour l’enrôlement solennel de nouveaux membres dans la société. Il acheta, avec ses deniers, un joli drapeau du Sacré-Cœur, et pria Mgr Bourget de venir en faire la bénédiction le jour de la Saint-Patrice.

Le 17 mars, une foule immense envahissait l’église Saint-Patrice, que des mains très habiles avaient décorée de banderoles et de verdure.

Quinze cents hommes et jeunes gens étaient groupés près d’un magnifique drapeau du Sacré-Cœur qui semblait fasciner leurs regards.

Avant la bénédiction, l’abbé Lormier monta en chaire. Les fidèles étaient toujours avides d’entendre la parole de cet apôtre, dont la voix sonore et le geste expressif impressionnaient fortement. Ce jour, laissant parler son cœur, le saint vieillard fit un sermon à l’emporte pièce. Dans la péroraison, s’adressant aux hommes, il prononça ces mots : « Soldats du Sacré-Cœur, debout ! et, la main levée vers le drapeau que notre vénérable évêque va bénir, promettez de ne plus fréquenter les cabarets et d’observer partout et toujours la sainte vertu de tempérance ! »

Tous les hommes se levèrent, et ce cri puissant fit retentir la voûte du temple : « Nous promettons ! »

Cette fête mit le comble à l’enthousiasme des Irlandais. Quand ils parlaient de leur vicaire, ils l’appelaient : « Holy father Lormier »

Et, dans leur pieuse naïveté, ils avaient trouvé le mot juste : l’abbé Lormier était un saint dans toute la force du terme.

Une nuit, notre héros fut réveillé par ce cri : au feu ! au feu !

Il se leva, s’habilla à la hâte et sortit du presbytère. En l’apercevant, les Irlandais lui dirent que le feu était à l’église.

Le vicaire s’y rendit en courant et vit que l’élément destructeur exerçait ses ravages à l’intérieur de l’église…

Les membres de la société de tempérance devaient faire la communion réparatrice le lendemain matin, et il y avait dans le tabernacle deux ciboires remplis d’hosties consacrées !

Que faire ? L’abbé Lormier allait-il permettre aux flammes de dévorer les saintes espèces sans tenter de les sauver ?… Mais ! il risquait d’être rôti en pénétrant dans le temple, qui ressemblait à une fournaise ardente…

N’importe ! il n’hésite pas un instant !

Plongeant son manteau dans l’eau, et s’en couvrant la tête, il s’élance au milieu des flammes, court à l’autel, ouvre le tabernacle, saisit les deux ciboires et revient sur ses pas.

La flamme faisait rage, surtout à l’entrée de l’église. Un véritable mur de feu se dressait sur le passage du prêtre, et semblait vouloir le retenir captif. Sans perdre courage, l’abbé Lormier élève son âme à Dieu, se débarrasse du manteau qui gênait sa marche, et se précipite à travers le rempart brûlant…

La foule attendait, haletante, muette d’angoisse.

Soudain un cri de joie s’échappe de toutes les lèvres : le prêtre vient de paraître, enveloppé de flammes, mais portant fermement les deux ciboires !

L’abbé Foley s’empresse au devant de son vicaire, reçoit le précieux fardeau, qu’il transporte au presbytère, pendant que les pompiers dirigent sur le héros un puissant jet d’eau qui éteint les flammes attachées à tous ses habits…

Après un travail et des efforts héroïques, on réussit à contrôler l’incendie.

L’église avait subi des dommages considérables, mais les pertes était couvertes par les assurances.

L’abbé Lormier ne s’était pas rendu compte tout d’abord de la gravité de son état. L’excitation avait paralysé la douleur, mais elle se réveilla d’une manière intense quand il enleva ses vêtements.

Son corps était couvert de plaies… Il ne lui restait plus un seul cheveu, et sa figure était affreusement brûlée et tuméfiée…

Ses brûlures le faisaient terriblement souffrir, mais le cœur paraissait être le siège principal de ses souffrances.

Il en parla aux médecins, qui lui dirent, après l’avoir examiné, qu’il était atteint d’une hypertrophie du cœur ; puis ils ajoutèrent :

« Vous pouvez remercier Dieu si vous n’avez pas été foudroyé ! »

L’abbé Lormier se rappela alors ce que lui avait dit le Dr Chapais, autrefois, et il se reprocha d’avoir douté de la science de son vieil ami.

Notre héros inspira longtemps à ses médecins et à l’abbé Foley les plus vives inquiétudes ; mais grâce à leurs bons soins et aux prières ferventes des fidèles, il put, au bout de trois mois, quitter la chambre et reprendre quelques unes de ses divines fonctions.

Mais il était excessivement faible, et sentait que ses forces l’avaient abandonné pour toujours !

De plus son œil gauche avait tellement souffert à l’incendie, qu’il ne pouvait plus s’en servir.

« Bah ! se dit-il, j’ai bien sacrifié un doigt à la patrie, au feu de Châteauguay ; je devais, au moins, sacrifier un œil à Dieu, au feu de notre église… »



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