Le vieux muet ou un Héros de Châteauguay/26

Imprimerie du « Soleil » (p. 327-343).

L’EXIL

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« Que de fois appuyé sur sa bêche immobile,
« Fixant sur l’horison son œil doux et tranquille,
« Il semblait contempler tout un monde idéal.
« Oh ! sa jeunesse alors, avec sa sève ardente,
« Déroulant les anneaux de cette vie errante,
         Lui montrait le pays natal. »

Octave Crémazie.


On dirait que le barde canadien pensait à Jean-Charles Lormier — qu’il connaissait, sans doute — quand il a écrit ces beaux vers ; car il est difficile de mieux peindre l’attitude que prenait parfois notre héros, quand, appuyé sur sa bêche, il revoyait, comme dans un rêve : sa paroisse natale où il comptait tant d’amis sincères, le Saint-Laurent dont il avait si souvent admiré le majestueux cours, son père, sa mère, ses sœurs, son curé si bon et si dévoué, l’angélique figure de Corinne, le vieux François, les heures consacrées à l’étude et au service des pauvres, les félicités et les consolations que lui laissaient entrevoir les fonctions sacerdotales…

Puis la scène changeait.

Il se voyait emprisonné dans sa maison que le feu dévorait, et, par la fenêtre, à travers la flamme, lui apparaissait la figure de Victor exprimant une joie infernale ! Il voyait son frère, la poitrine percée d’une balle, gisant inanimé à ses pieds !

Il lui semblait entendre la foule, indignée, lui jeter à la face cette terrible accusation : « Tu n’es qu’un fratricide ! »

Il était condamné à vivre loin du sol aimé de la patrie, et à porter toute sa vie une honte et un déshonneur immérités… Et des larmes coulaient lentement à travers sa barbe devenue aussi blanche que ses cheveux.

Mais, se rappelant les conseils et les consolations que lui avait prodigués l’abbé Faguy, il disait, en levant les yeux au ciel : « Ô mon Dieu ! faites-moi souffrir davantage, si vous le désirez, mais, je vous en supplie, soulagez l’âme de mon pauvre frère ! »

Jean-Charles croyait, avec un pieux auteur, que « entre la mort apparente et réelle du corps, il y a place à la miséricorde divine. » Et il espérait que son frère, à ce moment suprême, avait reconnu ses fautes et avait eu le bonheur d’en obtenir le pardon. Alors, réconforté par l’espérance que Victor avait trouvé grâce devant Dieu, l’exilé reprenait sa bêche et se remettait au travail avec un courage nouveau.

Dans le chapitre précédent, nous avons laissé Jean-Charles au moment où il arrivait à Berlin, petite ville située dans l’état du New-Hampshire.

Berlin, qui est aujourd’hui un centre industriel important, avec une population assez considérable, n’était pour ainsi dire à cette époque qu’un village peu remarquable et peu remarqué. Ses habitants étaient presque tous des catholiques qui avaient quitté l’Irlande pour échapper à la persécution.

Notre héros connaissait cela par les différents ouvrages américains qu’il avait lus. Berlin convenait bien à la vie ignorée qu’il se proposait de mener désormais ; là il pourrait librement remplir ses devoirs religieux. C’était l’essentiel pour lui.

Mais le malheureux craignait de se compromettre en répondant franchement aux questions qui lui seraient posées. Il ne voulait avoir jamais recours au mensonge. Comment s’y prendre pour sortir d’embarras ? Il résolut, en mettant le pied sur le sol américain, de faire le muet.

Il s’assignait là un rôle excessivement difficile à jouer. La moindre distraction pouvait le trahir. Pour ne pas être exposé à oublier son rôle, il prit l’habitude de garder toujours dans sa bouche un petit caillou, qui devait lui servir de moniteur au besoin.

C’est donc avec un petit caillou dans la bouche, que Jean-Charles, le 2 juillet au midi, se présenta, à Berlin, chez un nommé Patrick Kelly, fermier assez à l’aise, qui habitait, avec sa femme et deux grands garçons, une jolie maison blanchie à la chaux.

En voyant arriver cet homme, ce géant, sale, couvert de poussière et les habits en lambeaux, les membres de la famille Kelly éprouvèrent de la surprise et de la frayeur.

L’étranger les salua, et, par des signes qu’il avait longtemps pratiqués, leur fît comprendre qu’il ne parlait pas et qu’il désirait, en payant, avoir quelque chose à manger.

Douze dollars, qu’il avait pu soustraire aux flammes, composaient toute sa fortune.

Le vieux fermier lui répondit qu’il ne voulait pas accepter d’argent, et lui offrit de bon cœur de partager le modeste repas de famille. Il approcha de la table une chaise et invita l’étranger à s’y asseoir.

Mais celui-ci déclina la politesse et exprima, toujours par signes, qu’il mangerait quelques bouchées sur le perron de la maison.

La vieille fermière joignit ses instances à celles de son mari, mais sans plus de succès. Le visiteur paraissait tenir à manger seul et à l’écart.

On lui servit de la bonne soupe, du lard, des pommes de terre, du pain de ménage très bien cuit, des crêpes, du lait et des brioches.

Le muet fit un excellent repas.

C’était le temps de la fenaison, et le vieux fermier avait une abondante récolte à faire.

Le matin même de ce jour, on avait commencé à faucher dans un vaste champ qui se trouvait à deux arpents de la maison.

Les faucheurs y avaient laissé les instruments de travail.

Jean-Charles se leva, se rendit au champ, prit une des faulx et se mit à abattre le foin.

La faulx, dans ses mains habiles, allait de droite à gauche avec un bruit clair et cadencé, et le foin tombait aussi dru que s’il eût été rasé par une faucheuse !

Le père Kelly, sa femme et les deux garçons s’étaient avancés sur le seuil de la porte et regardaient le faucheur avec une sincère admiration.

— Je n’ai jamais vu, dit le vieillard, un homme manier la faulx avec autant d’adresse et d’aisance ; malgré la chaleur, il ne paraît pas sentir la fatigue ! Voyez donc, ajouta-t-il, en s’adressant à ses garçons, la large trouée qu’il a déjà faite dans le champ… de ce train-là, il ne mettrait pas de temps à faire nos foins !

— Vous avez raison, père, répondit l’aîné des garçons, cet homme est aussi adroit que fort, et ce serait un plaisir pour nous de travailler sous sa direction. Pourquoi ne l’engagez-vous pas ?

— Oui, oui… dit le bonhomme, en se grattant l’oreille, mais on ne connaît pas ce géant-là, et je vous avoue qu’il me fait peur…

— Allons, allons ! interrompit la mère Kelly, pourquoi aurais-tu peur de cet homme ? Il a une figure très respectable, et il a l’air si bon et si malheureux !

C’est sans doute un chef de la rébellion canadienne qui a fui son pays pour ne pas tomber au pouvoir des tyrans…

Puis il est catholique, car il a fait dévotement le signe de la croix avant et après le repas ; et je le crois Irlandais, vu qu’il comprend parfaitement notre langue.

À ta place, bonhomme, je lui proposerais de l’engager.

— C’est bien, ma vieille, je verrai ça ce soir, répondit le fermier ; et il sortit avec ses garçons pour aller rejoindre le faucheur.

Le vieillard félicita Jean-Charles sur son habileté à manier la faulx et lui dit : « Je n’ai pas voulu accepter d’argent pour le dîner, mais vous avez déjà trouvé moyen de le payer trois fois par votre travail… Allez maintenant vous reposer à la maison pendant que nous travaillerons. »

Le pseudo-muet, se contenta de sourire à ces aimables paroles et continua à faucher avec la même ardeur jusqu’au soir, ne s’arrêtant que pour boire ou aiguiser sa faulx.

Sans exagération, il avait fait à lui seul une fois plus d’ouvrage que le vieillard et ses garçons ensemble !

C’était vraiment un homme extraordinaire que Jean-Charles Lormier !

Il avait marché toute la nuit et toute la matinée, ne s’était arrêté qu’une demi-heure pour dîner, et cependant il paraissait encore plus alerte que les garçons du père Kelly.

À sept heures, le vieux fermier invita l’étranger à venir prendre le souper.

Il accepta l’invitation, mais s’obstina encore à vouloir manger sur le perron.

Après le souper, Mme  Kelley désigna à Jean-Charles la chambre qu’elle lui avait préparée ; mais celui-ci fit comprendre à la brave femme, par des gestes, qu’il ne devait pas occuper cette chambre, à cause de la malpropreté de ses vêtements, et qu’il irait passer la nuit dans la grange.

Toute la famille voulut le retenir à la maison, mais leur insistance fut inutile.

Le colosse se dirigea vers la grange et monta au fenil, où l’on avait déjà serré quelques bottes de foin.

Il fit sa prière, et, selon la pieuse habitude de toute sa vie, récita le chapelet ; puis, s’étendant sur le foin parfumé, il s’endormit profondément.

Le lendemain matin, à trois heures, l’intrépide faucheur était debout, frais et dispos. Il alla d’abord faire une marche sur la grève d’une jolie petite rivière qui traversait les terres du père Kelly. Puis, à quatre heures, armé de la faulx, il reprenait sa besogne aux champs.

C’est le travail qu’il fallait à cette nature pleine de sève ; et depuis qu’il avait repris l’ouvrage, il sentait ses forces se décupler et le calme revenir dans son esprit.

Le vieux fermier était matinal, mais il ne se rendait jamais aux champs avec ses garçons avant cinq heures ; aussi fut-il surpris d’entendre, vers quatre heures, le rythme cadencé de la faulx. Il courut à la croisée et vit le géant à l’ouvrage.

Déjà à l’œuvre ! pensa-t-il. Oh ! oui, ma bonne femme — qui est une physionomiste — avait bien raison de dire que ce colosse serait pour moi un homme précieux. Mais j’hésite à le prendre à mon service, car il me semble qu’il va me demander des gages trop élevés pour mes moyens…

Quel homme !

— Bonne femme ! cria le vieillard, viens donc voir, par curiosité, travailler le muet : regarde ce long rang de foin qu’il a déjà aligné sur le champ !

— Mais, mais, mais ! fit la vieille, en s’extasiant à son tour ; cet homme-là va plus vite qu’une machine ! Engage le, bonhomme, engage-le, au plus tôt : c’est le conseil que je te donne !

— Je le veux bien ! mais je suis sûr qu’il va me demander un prix fou !

— C’est encore drôle ! parle-lui en au déjeuner.

— Oui, je lui en parlerai.

Quelques instants après, le fermier et ses garçons jouaient de la faulx avec le géant ; et c’était beau d’entendre le bruit sonore et rythmé de l’acier que répétaient les échos d’alentour !

À huit heures, la vieille fermière alla avertir les travailleurs que le déjeuner était prêt, et tous revinrent à la maison avec elle.

Cette fois-ci, bon gré mal gré, Jean-Charles fut obligé de s’asseoir à la table de famille.

Il dut, naturellement, ôter le caillou qu’il avait dans sa bouche, ce qu’il fit avant d’entrer dans la maison ; mais il se promit bien d’être sur ses gardes et d’ouvrir la bouche seulement pour manger.

Vers la fin du repas, le père Kelly dit à Jean-Charles : « Aimeriez-vous à rester ici pour nous aider aux travaux de la ferme ? »

Notre héros fit un signe affirmatif.

— Combien me demandez-vous par mois ?

Jean-Charles fit comprendre par des signes que la nourriture et le vêtement lui suffiraient.

— Oh ! alors, repartit le vieillard en riant, vous pouvez, désormais, considérer ma maison comme la vôtre, et je saurai me montrer aussi généreux que vous êtes peu exigeant…

La mère Kelly était une femme de talent, d’ordre et de conduite ; une de ces épouses et de ces mères qui sont l’honneur et assurent la prospérité d’une nation.

Elle était l’âme dirigeante de sa maison en même temps que l’idole de son mari et de ses enfants. Non contente de faire à la perfection tous les travaux du ménage, elle se livrait encore aux utiles industries qui savent tirer parti de tout et sont une source d’épargne au foyer du paysan.

Elle tissait la toile, la laine, taillait et confectionnait tous les vêtements et la lingerie de la famille.

Gardienne vigilante de la maison, toujours occupée à un travail intelligent et profitable, elle ne trouvait de temps ni pour les promenades futiles et dissipantes, ni pour les commérages fielleux et malsains…

Et le soir, en fermant ses paupières, elle pouvait dire, avec la satisfaction du devoir accompli : « Ma journée a été bien remplie, et je la présente devant vous, ô mon Dieu ! »

Grâce à ses talents et à son travail, Mme  Kelly donnait aux siens tout ce dont ils avaient besoin, et augmentait chaque année le joli pécule que son mari possédait déjà et qu’il avait placé à la banque.

Jean-Charles, le lecteur s’en souvient, était arrivé à Berlin, les habits en lambeaux ; il avait déchiré ses vêtements dans ses longues courses, la nuit, à travers les bois.

La mère Kelly lui confectionna deux habillements.

Notre héros était fier d’être convenablement vêtu, non pas parce qu’il avait le désir de plaire, mais parce qu’il comprenait qu’un bon chrétien doit observer rigoureusement dans sa tenue les lois de la propreté et de la décence.

« La propreté sur soi, a dit une belle âme, est comme une seconde pudeur. »

Et comme Jean-Charles avait la noble habitude de s’approcher, chaque dimanche, de la sainte table pour y recevoir le corps adorable de Jésus-Christ, il lui semblait que, pour se présenter devant le Roi des rois, il devait se vêtir aussi proprement, sinon plus, qu’il convient de le faire, quand on se présente devant un roi ou un grand du monde.

Il n’est pas nécessaire d’apporter de la toilette au banquet de l’eucharistie, non ! mais de la propreté et de la décence, oui !

Ce serait outrager Dieu que d’agir autrement.

Jean-Charles demeurait à plus d’un mille du village, et il n’y allait que le dimanche.

S’il fuyait la société, c’est parce qu’il craignait d’y rencontrer des compatriotes qui l’auraient reconnu et peut-être dénoncé à la justice comme assassin !

Pourtant, bien habile eût été celui qui aurait reconnu le jeune héros de Châteauguay dans cet homme, à la barbe et à la chevelure blanches, qu’on voyait passer, appuyé sur une canne comme un vieillard, portant le costume du paysan et coiffé d’un chapeau de paille à larges bords !

Même une fois, en sortant de l’église, il s’était trouvé face à face avec un de ses plus intimes amis de Saint-Denis, qui l’avait regardé sans le reconnaître.

Ce fait avait quelque peu calmé ses appréhensions, mais il ne voulait pas s’exposer.

Jean-Charles était à Berlin depuis un an.

Il ignorait absolument ce qui s’était passé au Canada dans le cours de ces douze longs mois.

L’exilé recherchait la solitude ; cependant — curiosité bien légitime — il désirait ardemment être renseigné sur les dispositions de ses amis à son égard, sur le sort des malheureuses victimes de l’insurrection et sur les affaires générales de son cher pays.

S’il avait pu seulement lire les journaux ! Mais il était privé de cette précieuse source de renseignements, car la famille Kelly ne recevait aucun journal…

L’exil lui aurait peut-être paru supportable s’il eût pu, au moins, satisfaire son goût pour l’étude ; mais il n’avait pas de livres, et n’osait pas aller en acheter au village !

Un dimanche l’après-midi, Jean-Charles était monté au grenier de son logis pour chercher une médaille — souvenir de la bataille de Châteauguay — qu’il portait toujours dans une de ses poches, et qu’il avait perdue depuis quelque temps.

Il la trouva dans un coin, en arrière d’un vieux coffre poussiéreux.

En voulant remettre ce coffre à sa place, le chercheur en détacha le couvercle qui glissa sur le plancher.

Un cri, mêlé de surprise et de joie, s’échappa, de la bouche de notre héros.

Que contenait donc ce coffre mystérieux ?

Des livres… oui, un grand nombre de livres !

Jean-Charles, assis sur ses talons, restait ébahi en face de cette bibliothèque d’un nouveau genre !

Enfin, il se décida à faire l’examen de son trésor.

Le premier volume — grand format — qu’il sortit, était un recueil des principales productions de Shakspeare : Othello, Hamlet, Macbeth, Henri vi, et la Mort de Richard iii ; puis un dictionnaire anglais et français ; un volume renfermant le Paradis perdu et les poésies choisies de Milton ; une grammaire anglaise ; une histoire universelle ; les principaux poèmes et drames de Byron.

Bref, il y avait dans ce coffre, entassés pêle-mêle, une centaine de volumes classiques et religieux, et plusieurs cahiers remplis de notes relatives à l’enseignement de la langue anglaise.

L’heure du souper était passée depuis longtemps et la famille Kelly attendait encore Jean-Charles pour se mettre à table.

— Que fait donc le géant ? dit le vieux fermier.

— Il me semble que j’entends des pas, en haut, répondit sa femme. Va donc voir s’il est là.

Le vieillard se rendit au grenier et trouva notre héros, tout couvert de poussière, occupé à placer soigneusement les livres sur des tablettes.

En voyant le vieux fermier, Jean-Charles lui montra les livres avec une joie enfantine !

— Ces livres, fit le bonhomme, sont un héritage de mon frère aîné, ancien professeur, décédé à Cork, en Irlande, il y a quarante ans.

Venez-vous souper ? ajouta-t-il.

Jean-Charles regarda à sa montre et constata, avec étonnement, qu’il était sept heures et quart !

Il descendit avec le père Kelly.

Les quelques heures qu’il venait de passer en tête à tête avec les livres, lui avaient paru bien courtes. Et cette trouvaille lui procurait autant de bonheur que la découverte d’un trésor en procure au mineur.

Il sentit se réveiller sa passion pour l’étude.

Sa connaissance de l’anglais était assez grande : il lisait et écrivait avec facilité en cette langue ; mais il voulut en pénétrer les secrets et le génie, et se mit à l’œuvre avec courage.

De temps à autre, quand les travaux de la ferme ne pressaient pas, et qu’il avait besoin de distraction, notre héros allait à la chasse ou à la pêche. Il pouvait aisément contenter ces goûts, car la rivière Wilson, qui traversait les terres du père Kelly, était très poissonneuse, et le gibier foisonnait dans les bois d’alentour.

En somme, pour un homme comme lui qui se croyait déchu de ses droits, de sa dignité, et exclu pour toujours de la société des honnêtes gens, une telle vie ne manquait pas d’agrément et d’utilité, et il en remerciait tous les jours le bon Dieu.

La maison du vieux fermier était fort habitable, et l’exil maintenant n’y pesait pas trop. Elle était petite, mais le cœur de son propriétaire était grand. On eût pu écrire sur le seuil de ce logis les mots du philosophe latin : Parva domus, magna quies !

Dans l’esprit des membres de la famille Kelly, le géant — comme ils appelaient notre héros — était un grand persécuté, un saint… et tous lui témoignaient la plus sincère vénération.

Ils le croyaient réellement muet.

Jean-Charles pouvait, depuis longtemps, se dispenser du caillou : à force de rester silencieux, il avait pour ainsi dire perdu l’usage de la parole.

Au milieu de ses épreuves, Jean-Charles avait reçu du ciel une consolation, la plus grande qu’il pût désirer : celle de croire que son frère était sauvé !

Une nuit, il vit, en songe, son frère s’approcher de lui, la figure toute rayonnante d’espérance, et lui dire : « Frère, console-toi, car j’ai reconnu mes fautes quelques instants avant de mourir, et Dieu a eu pitié de moi ! Prie pour le soulagement de mes peines… »

C’était dans la première nuit de mai.

Chaque nuit de ce mois consacré à la Sainte-Vierge, le même songe revint flotter dans son imagination et la même figure lui apparut.

La dernière nuit, l’ombre mystérieuse laissa tomber, en disparaissant, ces paroles qui allèrent droit au cœur du pauvre exilé : « Au revoir dans le ciel ! »

Le matin, en s’agenouillant pour sa prière, Jean-Charles fit monter vers Dieu de vives actions de grâces !

Que m’importent, se dit-il, les jugements des hommes, le mépris de mes concitoyens et l’exil, si mon frère est sauvé !

Il ne me reste plus qu’à attendre, ici, l’heure où Dieu daignera m’appeler à lui.


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