Le vieux muet ou un Héros de Châteauguay/23

Imprimerie du « Soleil » (p. 259-276).

L’OR VAINCU PAR L’ÉLOQUENCE

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Victor avait cru prudent de déménager le soir même du jour, où, excité par la boisson, il était allé provoquer Jean-Charles aux champs.

Il avait loué deux chambres dans une maison, occupée par un vieux couple, et qui était située presque en face de la villa de LaRue. C’est une idée géniale que j’ai eue, pensait-il, de transporter mes pénates ici. De ma chambre, et sans me déranger, je pourrai voir aller et venir ma fiancée.

Elle est encore un peu farouche, ma fiancée ! mais avec le temps je finirai bien par l’apprivoiser…

Pour faire l’assaut de son cœur, je commencerai par lui sourire, sans lui parler ; puis, dans deux, ou trois jours, je lui décocherai, en passant, des compliments sur sa beauté, sa grâce, sa taille, etc. Ces sortes de compliments chatouillent toujours agréablement l’oreille des jeunes filles…

Enfin, je me ferai si gentil, si insinuant, si spirituel, que, bientôt, elle raffolera de moi ! Ce n’est plus moi qui courrai après elle, c’est elle qui courra après moi… Il en est de même de toutes les jeunes filles… du moins de celles que j’ai connues à Montréal… Ici, je suis à l’abri des indiscrétions de ma bonne femme de mère et… des taloches de Jean-Charles !

Maintenant, si je veux conserver les bonnes grâces de mon futur beau-père et voir la couleur de son argent, il faut que je m’occupe sérieusement de sa candidature, car l’élection aura lieu avant les fêtes du nouvel an.

Victor rédigea un manifeste destiné à voir le jour dans les colonnes du « Canadien, » sous la signature de M. de LaRue, et il écrivit un petit discours mielleux que le candidat apprendrait par cœur et irait débiter dans toutes les paroisses du comté.

Après avoir élaboré soigneusement ces deux formidables pièces, il alla les soumettre à M. de LaRue, qui s’en déclara enchanté. L’appel nominal fut fixé au 15 décembre et le scrutin au 22 du même mois.

M. de LaRue lança son manifeste. Il le publia d’abord dans le « Canadien » et en fit tirer une impression sur des milliers de feuilles volantes que Victor se chargea de faire parvenir, le dimanche suivant, à tous les électeurs.

Puis le candidat, en compagnie de Victor, se mit à parcourir toutes les paroisses du comté, lisant partout son manifeste et récitant son petit boniment.

Victor, qui excellait dans le genre populacier, terminait chaque assemblée par une philippique échevelée, qui, dans l’esprit de son auteur, devait produire autant d’effet que les harangues de Démosthène contre Philippe de Macédoine… Le Macédoine, ici, était un avocat pauvre, mais doué de grands talents, qui venait d’entrer dans l’arène contre M. de LaRue.

M. de LaRue et Victor évitaient, naturellement, de se mesurer à la tribune avec leur éloquent adversaire…

Celui-ci jouissait d’une grande popularité, et il était évident pour tout le monde qu’il allait faire mordre la poussière au vaniteux rentier.

M. de LaRue, qui commençait à avoir des craintes sérieuses, dit un jour à Victor qu’il regrettait de s’être embarqué dans cette galère, car il avait compté sur une élection par acclamation…

— Je comprends, dit Victor, que cette opposition imprévue est bien désagréable pour vous, et j’admets que votre adversaire est un lutteur bien difficile à terrasser, mais,

« À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ! »

Et si vous triomphez contre lui, vous aurez certainement la chance de devenir ministre !

— Vous croyez, M. le notaire ?

— Oui, franchement, je le crois ! Cependant je regrette de constater que vous perdez du terrain tous les jours, mais par votre faute, et votre très grande faute ! car jusqu’à présent vous n’avez presque pas dépensé d’argent.

— Mais, fit observer M. de LaRue, mon adversaire n’a pas dépensé d’argent, lui non plus, et il est incapable d’en dépenser, puisqu’il est pauvre comme un moine !

— Oui, c’est vrai, mais il possède cette puissance de la parole qui fascine le peuple…

— Vous le fascinez bien, le peuple, vous aussi, M. le notaire, par vos discours !

— Peut-être… mais ce n’est pas moi qui suis le candidat !

— Alors, que faut-il que je fasse. M. le notaire ?

— Pour gagner une élection, sans le secours d’une forte éloquence personnelle, comme dans votre cas, par exemple, un candidat doit dépenser de l’argent, encore de l’argent et beaucoup d’argent ! L’argent, voyez-vous, c’est le nerf de la guerre… En d’autres termes, pour tout dire, si vous mettez peu d’argent dans la lutte, vous serez battu ; et si vous en mettez beaucoup, vous battrez votre adversaire ! Choisissez entre la défaite, c’est-à-dire l’humiliation ; et la victoire, c’est-à-dire la gloire et la renommée…

— Je veux écraser mon adversaire ! s’écria le belliqueux rentier, avide de gloire et de renommée ! M. le notaire, ajouta-t-il, je vous choisis pour mon agent et mon trésorier ; allez-y largement !

— Je vous remercie, M. le futur ministre, de ce témoignage de confiance. Je prendrai vos intérêts avec le même soin que je les prendrais si j’étais déjà votre gendre…

— À propos, M. le notaire, vous savez sans doute que ma fille est partie hier soir, avec son oncle Ulric, pour Montréal.

— Comment voulez-vous que je le sache, si vous ne me l’avez pas dit ? Ce n’est pas Melle  Corinne, bien sûr, qui m’aurait annoncé la nouvelle de son départ ; car, depuis quelques jours, je me suis souvent placé sur son chemin, tantôt pour lui sourire, tantôt pour lui adresser des compliments délicats, et elle n’a pas fait plus de cas de moi que si j’eusse été un mannequin… À la fin, j’ai pensé qu’elle était myope et un peu sourde…

— Ma fille est très gênée, voyez-vous !

Oui, elle est partie pour Montréal, et voici dans quel but. Dernièrement, je lui ai défendu de revoir Jean-Charles, et je lui ai dit en même temps que je désirais vous avoir pour gendre. De plus, je lui ai déclaré que, d’ici à deux semaines, je voulais avoir une décision définitive au sujet de son avenir.

Or, hier matin, elle m’a tenu ce langage : « Mon père, ma décision est prise pour ce qui concerne Jean-Charles : je ne l’épouserai pas ! mais pour ce qui concerne son frère, j’ai besoin de réfléchir et de prier avant de me prononcer. Cette semaine, les élèves du couvent de la congrégation Notre Dame, à Montréal, font leur retraite annuelle, et je vous demande la permission de la suivre avec elles. J’espère que, après la retraite, je pourrai vous faire connaître la décision que vous attendez de moi. »

Donc, M. le notaire, nous avons gagné le principal point : ma fille renonce à Jean-Charles. J’ai confiance qu’elle va prendre maintenant une décision favorable à nos projets.

— Oui, M. le futur ministre, je partage entièrem… un peu… votre confiance. Mais dans le cas où cette décision me serait défavorable, vous pourriez forcer la main à Melle  Corinne, en lui faisant un devoir de conscience de m’épouser ; car elle me paraît très scrupuleuse, votre charmante fille !

— Nous aviserons dans le temps, M. le notaire. En attendant, n’est-ce pas ? ne négligeons rien pour assurer le succès de mon élection. Il faut que j’écrase mon adversaire…

— Tous mes instants vous appartiennent, M. le futur ministre ; je sais qu’en m’absentant de mon bureau, comme je le fais depuis quelque temps, je perdrai un bon nombre de clients, mais n’importe ! Je n’ai pour le moment qu’une seule ambition, celle de battre votre adversaire à plate couture…

— Merci, M. le notaire ; je saurai reconnaître généreusement vos précieux services. Ha ! tenez, pendant que j’y pense, je veux vous demander encore une faveur.

— Ne vous gênez pas, M. le futur ministre !

— Voulez-vous avoir la bonté de me préparer un autre petit discours que je pourrai prononcer dans les paroisses où j’ai déjà porté la parole ? car je n’aime pas répéter toujours la même chose, vous savez !

Comme je veux capter le vote anglais je vous prie d’introduire dans ce discours quelques compliments bien tournés à l’adresse des Anglais,… sans sacrifier les principes, par exemple !… je tiens aux principes, vous savez !

— Je comprends ; un discours assaisonné de bon sens, de patriotisme et de loyauté. Vous serez servi à souhait, M. le futur ministre !

Victor, qui ne se croyait heureux que lorsqu’il avait bien mangé et bien bu, se dit : « Je vais organiser dans toutes les paroisses de notre comté, au nom et avec l’or de M. de LaRue, des festins publics qui auront le double effet de rendre les gens heureux et d’assurer l’élection de mon candidat… »

Et il se mit à l’œuvre avec une ardeur digne d’une meilleure cause.

Ce cabaleur sans vergogne inonda les paroisses de boisson, et y ouvrit un véritable marché de votes.

En un mot, il inaugura ouvertement, avec l’orgie et la débauche, ce mode d’intimidation et d’achat des consciences qui s’est répandu depuis, d’une manière alarmante, d’un bout à l’autre du pays !

Les fêtes — véritables bacchanales — duraient depuis environ un mois, quand, effrayé des désordres affreux qui régnaient par tout le comté, le dimanche comme la semaine, le clergé éleva la voix pour rappeler les fidèles à leurs devoirs de chrétiens et de citoyens.

Les électeurs finirent par se ressaisir, puis la débandade se déclara parmi les partisans du candidat trop prodigue.

Le jour du scrutin — si ardemment attendu par M. de LaRue — arriva enfin, et le vaniteux rentier fut battu par une grande majorité !

L’or avait été vaincu par l’éloquence !

Les malins disaient : « Le bon Dieu s’est fâché et il a donné une bonne raclée au diable ! »

Cette élection avait coûté à M. de LaRue la somme fabuleuse de dix mille dollars… Le rusé notaire — va sans dire — avait eu le soin d’empocher une partie de cette somme : la bagatelle de deux mille cinq cents dollars…

Oh ! les ingrats ! les ingrats ! me trahir de la pareille façon ! s’écriait M. de LaRue, le lendemain de sa défaite, en pleurant comme un enfant ! Oh ! les ingrats ! moi qui les ai empiffrés de victuailles, moi qui… moi…Oh !

— Pour l’amour de Dieu ! lui dit Mme  de LaRue, tâche de te calmer et de cesser tes ridicules lamentations ! Je comprends que c’est humiliant pour un homme de ton âge d’avoir été la dupe et la victime d’un blanc-bec tel que Victor Lormier… mais, enfin, c’est fait ! et cela te prouve qu’il n’est pas toujours bon de mépriser les conseils de sa femme pour suivre aveuglement ceux du premier godelureau venu ! Ton échauffourée te coûte dix mille dollars ! C’est une grosse somme, j’en conviens ; mais, pour ma part, je ne regretterais pas la perte de cette somme si elle pouvait avoir l’effet de corriger ta sotte vanité et ton ambition… Que dis-je ? pour atteindre ce but, je sacrifierais volontiers toute notre fortune !

— Tu as une singulière manière de me consoler, toi ! reprit M. de LaRue, en cessant de pleurer…

— Si mes consolations ne te plaisent pas, va en demander d’autres à ton charmant conseiller et ami, Victor Lormier !

M. de LaRue, que le lecteur a vu naguère si impérieux, si impitoyable, ne put répondre un seul mot aux reproches sanglants de sa femme. Il se retira dans son cabinet pour y faire d’amères, mais sérieuses réflexions.

Ma femme a raison, cent fois, mille fois raison ! Si j’avais suivi ses conseils, je n’aurais pas aujourd’hui la conscience bourrelée de remords ! Que d’erreurs regrettables, et peut-être irréparables, la vanité et l’ambition m’ont fait commettre depuis quelques semaines… J’ai scandalisé mes concitoyens, triplé le nombre de mes ennemis, perdu une partie de ma fortune, préféré le misérable notaire Lormier à son frère si doux et si honnête ! J’ai obligé ma fille à aller s’enfermer dans un couvent ; j’ai banni pour toujours de ma demeure la paix et le bonheur…

Oui, ma femme a raison, cent fois et mille fois raison !… À quoi, en effet, peuvent servir mes lamentations, sinon à me rendre plus ridicule encore ! J’ai eu la faiblesse de commettre le mal, — et j’en demande bien pardon au bon Dieu, — mais il me reste le devoir de le réparer, dans la mesure du possible.

D’abord, je vais écrire à ma fille pour la prier la supplier même, de renoncer à la vie religieuse, qu’elle me dit vouloir embrasser, et de venir reprendre sa place à mon foyer. Et ensuite, je tâcherai de me réconcilier avec Jean-Charles en lui offrant, — gage de réparation et d’amitié, — la main de ma fille bien-aimée !

Ce qui fut pensé, fut fait. M. de LaRue n’était pas instruit, mais il savait lire et écrire passablement.

Il écrivit donc à sa fille une longue lettre dans laquelle il s’accusait de l’avoir contrainte, par ses duretés, à briser les doux liens qui l’unissaient à Jean-Charles, puis à fuir le foyer domestique pour aller ensevelir sa jeunesse et son bonheur entre les murs sombres du couvent… Il la priait de lui pardonner la peine qu’il lui avait causée et tous les torts qu’il avait eus envers elle. Il lui assurait que, si elle voulait revenir sous le toit paternel, elle aurait la liberté d’épouser Jean-Charles, qu’il regrettait d’avoir traité si durement.

Il lui annonçait sa défaite, et, au lieu de la déplorer, il remerciait Dieu de la lui avoir infligée, comme moyen de le guérir de sa vanité et de son ambition…

Par le retour du courrier, M. de LaRue reçut de sa fille une lettre dont voici la teneur :


« Très cher et bien-aimé père,

« Quoi ! vous daignez vous accuser devant moi des torts et de la peine que vous croyez m’avoir causés ! Quoi ! vous me faites des excuses et vous me demandez de vous pardonner ! Oh ! père chéri, au lieu de vous accuser et de vous excuser, vous devriez plutôt remercier Dieu, comme je le remercie moi-même, d’avoir fait jaillir la lumière des ombres passagères qui ont enveloppé et attristé un instant notre chère famille.

« Oui, père chéri, vous avez été pour moi le génie bienfaisant, l’heureux intermédiaire dont le ciel s’est servi pour me remettre dans la voie sûre où je suis maintenant et où je désire rester jusqu’au terme de ma vie !

« Ne pleurez pas sur mon sort, père bien-aimé, car je suis heureuse autant, ce me semble, qu’il est possible de l’être ici-bas.

« Et c’est aujourd’hui que je comprends tout ce qu’il y a de vrai dans ces paroles d’une sainte âme : « Mon cœur surabonde de joie et de consolation ! Le couvent est pour moi la porte du paradis, le palais où le Roi des rois veut bien recevoir son indigne épouse. »

« Que les desseins de Dieu sont grands et impénétrables !

« Il y a quelques semaines à peine, je me croyais appelée à rester dans le monde, et j’écrivais à la révérende mère supérieure de notre couvent : « La vie de communauté est belle, sans doute, mais je suis persuadée que la vie de famille l’est bien davantage ! »

« C’était alors ma conviction. Je me préparais même à recevoir le sacrement de mariage ! Mais tout cela n’était qu’un rêve que le bon Dieu s’est chargé de dissiper.

Je renonce sans regret, croyez-le, à l’union que vous me proposez avec M. Jean-Charles Lormier. Je ne veux pour époux que l’immortel et divin crucifié…

« Oh ! ne me plaignez pas, cher père et bien tendre mère, mais unissez vos prières aux miennes afin que Jésus affermisse de plus en plus le désir que j’ai de me sacrifier à lui pour toujours.

« Ce saint désir, bien chers parents, est le fruit de vos bons exemples et de l’instruction religieuse que vous m’avez fait donner.

« Pour vous récompenser de l’indicible bonheur que je ressens maintenant, et dont je vous suis redevable, je prierai Dieu de vous combler de ses faveurs et d’adoucir dans votre âme et dans la mienne l’amertume de notre séparation terrestre ! »

« Veuillez agréer, cher père et bien tendre mère, l’assurance de mon profond respect et de ma vive affection, et me croire

Votre fille tout aimante,
Corinne de LaRue. »

La lecture de cette lettre plongea M. et Mme  de LaRue dans une profonde tristesse. Ils aimaient tendrement leur fille, leur unique enfant, et il leur en coûtait de s’en séparer pour toujours…

Cependant, ils étaient trop bons chrétiens pour vouloir s’opposer aux desseins de la Providence.

M. de LaRue était un brave homme ; il n’avait qu’un seul défaut — défaut bien détestable, il est vrai — la vanité. Mais il ne parlait plus maintenant de la noblesse de son origine ; et s’il n’eût craint d’attiser contre lui les épigrammes de ses ennemis, il aurait biffé la particule « de » qu’il avait si amoureusement accolée à son nom…

Mais, hélas ! il était condamné à la garder jusqu’à la mort, cette cruelle particule !

— Qu’allons-nous faire ? demanda M. de LaRue, en s’adressant à sa femme.

À présent, il aimait à prendre conseil de sa femme.

— Ce que nous allons faire ? Nous allons retourner à Montréal le plus tôt possible, afin d’être plus près de notre fille et d’avoir l’avantage de la visiter souvent. Puis, lorsqu’elle aura prononcé ses derniers vœux, si ses supérieures l’envoient à l’étranger, eh bien ! nous reviendrons à Sainte-R… pour y finir nos jours.

— Très bien ! ma femme ; je vais mettre mes affaires en ordre, et nous partirons la semaine prochaine.

M. de LaRue voulait, avant son départ, revoir Jean-Charles, lui faire ses excuses, implorer son pardon et se réconcilier avec lui.

Il fallait aussi lui apprendre la décision de Corinne. Le malheureux père avait peine à s’y résoudre. Quel coup terrible cette nouvelle allait porter au cœur du brave garçon !

Un moment, il eut la pensée d’écrire pour éviter un entretien qui l’effrayait.

Mais comprenant que ce serait manquer de courage et de courtoisie, il se décida à aller trouver Jean-Charles, pour tout lui avouer, avec franchise et simplicité.

Dans l’entrevue qu’il eut avec notre héros, celui-ci se montra courtois, généreux, clément et courageux. Il considérait la décision de Corinne comme une inspiration du ciel, et, en bon chrétien qu’il était, il l’accepta avec une entière soumission à la volonté de Dieu.

Victor Lormier, qui avait entendu parler du prochain départ de M. de LaRue pour Montréal, résolut d’aller lui faire ses adieux et lui demander en même temps des nouvelles de Corinne ; car il n’avait pas osé revoir M. de LaRue depuis l’élection.

Mme  de LaRue ayant vu venir le notaire, voulut le recevoir elle-même.

Bonjour, chère madame ! dit Victor, en se mettant la bouche en cœur ; comment est votre précieuse santé ?

— Que voulez-vous, monsieur ?

— Est-ce que vous avez reçu, chère madame, des nouvelles de mademoiselle Corinne ?

— Retirez-vous, monsieur !

— M. de LaRue est il ici, madame ?

— Oui, monsieur !

— Est-ce que je pourrais le voir, madame ?

— Non, monsieur !

— Est-il malade, madame, ce cher M. de LaRue ?

Non, monsieur !

— Alors, madame, je désirerais le voir pour une affaire très importante concernant son élection.

— Retirez-vous, monsieur, vous dis-je !

— Pardon, chère madame, si j’insiste pour voir M. de LaRue, mais je suis certain qu’il sera content de me recevoir…

— Vous vous trompez ! dit M. de LaRue, en se montrant ; je ne tiens pas du tout à vous recevoir et vous prie de déguerpir, oiseau de malheur que vous êtes !

— Mais, M. le candidat… pardon ! M. le préfet ; vous savez…

Pan !

La porte fermée avec violence par M. de LaRue coupa la parole à l’obséquieux notaire, qui se retira, la rage au cœur…

Mais, avec cette faiblesse de caractère et ce cynisme que le lecteur lui connait, Victor se consola presque aussitôt en faisant les réflexions qui suivent :

« Si je perds le gâteau (il voulait dire la dot de Corinne) j’en ai toujours bien pris une tranche de deux mille cinq cents dollars ! Avec cette somme je pourrai m’amuser un brin, en attendant les clients… qui ne viennent pas vite, les imbéciles !

« Mais, j’y pense, il n’y a aucun amusement pour moi, ici… Si j’allais vivre à Montréal ? oh ! oui, par exemple, c’est là qu’on s’amuse… Mais je n’attendrai pas mes ex-futurs beau-père et belle-mère, car je présume qu’ils aimeront autant ne pas m’avoir pour compagnon de voyage ! »

Il fit ses préparatifs promptement et partit, le lendemain, sans daigner seulement aller voir sa vieille mère, que le chagrin conduisait au tombeau !

Jean-Charles n’avait pas revu son malheureux frère depuis qu’il l’avait rencontré chez M. de LaRue ; mais il lui pardonnait du fond du cœur tout ce qu’il avait souffert à cause de lui.


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