Le vieux muet ou un Héros de Châteauguay/17

Imprimerie du « Soleil » (p. 173-181).

UN DOUBLE COMPTE DE MÉDECIN

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Depuis trois semaines, Victor gardait sa chambre.

Une désolante solitude s’était faite autour de lui. Seul le Dr Lamouche était venu chaque jour lui apporter des soins et des distractions. Notre étudiant s’indignait de cet abandon des amis.

Les lâches ! se disait-il ; moi qui ai jeté l’argent à pleines mains pour leur procurer toutes sortes de plaisirs ! Moi qui me suis sacrifié pour eux en mille circonstances ! Ah ! les lâches ! les ingrats !

Pauvre malheureux ! C’était plutôt un service que ses amis lui rendaient en ne le compromettant pas par leurs visites suspectes ! Et puis cette abstention intelligente prouvait qu’il restait un fond de pudeur au cœur de ces jeunes compagnons de débauche.

Du reste, l’ami vrai, le seul qui n’abandonne personne, qui console et soutient toujours, était là, cloué au crucifix, les bras et le cœur ouverts !

Si Victor s’y était jeté, il aurait trouvé, avec la consolation, la force de dompter ses passions et de régner sur lui-même. Mais, l’insensé ! au lieu de lever ses regards vers Dieu, il les abaissait sur les pages des romans les plus immoraux, dont il nourrissait son esprit…

Ce jeune homme, bien qu’il ne priât plus, n’était pourtant pas un incroyant. Il y avait encore dans un pli de son âme une parcelle de foi ; mais les mauvaises lectures avaient paralysé sa conscience, faussé son jugement et contaminé son cœur…

Le premier matin que Victor alla à l’étude de maître Archambault, celui-ci le reçut avec la plus grande bonté.

— Êtes-vous réellement assez fort pour reprendre l’ouvrage ? lui demanda-t-il.

— Je suis encore faible, répondit le jeune homme, mais je m’ennuyais trop pour rester plus longtemps à la maison !

— Je comprends cela parfaitement, mais je vous conseille de ne pas étudier autant que vous l’avez fait dans le cours des derniers mois. Pour ma part, je me reproche de vous avoir parfois accablé de travail, et je me propose de vous ménager plus à l’avenir.

— Vous êtes vraiment bien bon, mais je vous prie de ne pas vous gêner, car je m’aperçois que le travail me va à merveille.

Victor ne sortait pas du tout le soir, car il avait une peur terrible du fouet du pseudo-fantôme, et, au reste, il boudait encore ses amis qui l’avaient délaissé durant sa maladie.

Il n’avait pas revu non plus le Dr Lamouche à qui il avait témoigné sa reconnaissance et promis, pour plus tard, une généreuse rémunération.

— Allons donc ! avait répondu le docteur, crois-tu, mon cher Victor, que je voudrais accepter une rémunération pour des soins donnés à un ami tel que toi ? tu badines !

— Non, je ne badine pas, et c’est mon intention de te payer aussitôt que je toucherai de l’argent.

— Tiens, mon cher ami, si tu veux m’être agréable, ne me parle plus jamais de cela…

Un matin, pendant l’absence du notaire, Victor cherchait, parmi les papiers privés de M. Archambault, des notes dont il avait besoin pour dresser un contrat de mariage, lorsque, tout à coup, au bas d’un feuillet, il aperçut la signature du Dr Lamouche. Il jeta un coup d’œil rapide sur le chiffon, et cette lecture le mit dans une colère folle. Voici quel était la teneur de cet écrit :

« Reçu de M. le notaire Archambault la somme de cent dollars pour soins professionnels donnés à son clerc, M. Victor Lormier. »

J. A. Lamouche, M. D.

— Le misérable ! l’hypocrite ! le voleur ! vociféra Victor, en lançant un affreux juron. Tu vas avoir de mes nouvelles, mon brigand de docteur !…

Puis, ayant trouvé les notes qu’il cherchait, il se mit à rédiger le contrat, et, tout en travaillant, il pensait au Dr Lamouche : « Puisque ce misérable-là a eu l’effronterie de se faire payer par le notaire Archambault, je ne serais pas surpris qu’il eût poussé l’impudence jusqu’à réclamer de l’argent de Mme  de Courcy ! Je m’en assurerai aujourd’hui même. »

En effet, au dîner, il amena la conversation sur le Dr Lamouche.

— Comment trouvez-vous ce jeune médecin ? demanda-t-il à Mme  de Courcy.

— Il me parait bien habile.

— Oui, mais il a la réputation de se faire payer promptement et grassement. Vous en savez peut-être quelque chose, chère madame ?

Mme  de Courcy se contenta de sourire.

— Pardon, madame, reprit Victor ; voulez-vous avoir la bonté de me dire si vous avez reçu un compte du Dr Lamouche pour les soins qu’il m’a donnés, et si vous avez acquitté ce compte ?

— Oui, mon cher Victor, il m’a réclamé cent dollars, que je lui ai payés avant-hier.

Victor jeta sa serviette sur la table, s’excusa, prit son chapeau et se rendit tout droit chez le Dr Lamouche, qu’il trouva seul devant une table somptueusement garnie.

— Comme tu arrives bien ! dit le docteur, en approchant de la table un siège pour Victor.

— Oui, j’arrive pour te prendre à festoyer aux dépens du notaire Archambault, misérable que tu es !

— Mais, mon cher ami, si tu es sérieux, je ne comprends pas ce que tu veux dire !

— Je veux dire que tu as eu l’effronterie, pour ne pas dire plus, de te faire payer cent dollars par le notaire Archambault pour les soins que tu m’as donnés…

— C’est faux ! dit le docteur, en jouant l’indignation.

— Quoi ! tu as l’audace de nier ! Eh bien, vas-tu me dire que ce reçu n’a pas été écrit et signé par toi ?

La production du reçu désarma le docteur, qui se mit à ricaner cyniquement. Puis il dit : « Oui, c’est vrai ; mais il a le moyen de payer, ce bonhomme-là ! »

— Ne t’avais-je pas promis que je te paierais ? alors, pourquoi ne m’as-tu pas attendu quelque temps ?

— C’est que j’avais besoin d’argent, et je supposais, sans doute avec raison, que tu me ferais attendre trop longtemps… et tu sais que la patience n’est pas au nombre de mes vertus !

— D’ailleurs, est-ce que cent dollars n’est pas une somme exorbitante pour le gallon d’eau boriquée et l’onguent fait avec la graisse du diable que tu m’as donnés ?

— Et mes soins, et les trente-cinq visites que je t’ai faites, ne comptent donc pas avec toi ?

— Dans tous les cas, tu admettras que cette somme était plus que suffisante.

— Je conviens qu’elle est suffisante.

— Alors, comment se fait-il, lâche ! voleur ! que tu as réclamé la même somme de Mme  de Courcy ?…

Le docteur ne s’attendait pas à celle-là, évidemment, car il devint rouge comme un homard cuit, et resta coi !

— Ah ! tu ne parles pas, brigand ! mais écoute bien ce que je vais te dire. Si tu ne me remets pas l’argent que tu as filouté au notaire Archambault, je te dénoncerai partout comme un voleur ! Quant à l’argent que tu as eu l’impudence de demander à Mme  de Courcy, je m’engage à le lui remettre d’ici à quelque temps.

— À tes injures et à tes menaces aussi imprudentes que ridicules, je réponds ceci : tu n’auras pas un sou ! entends-tu ? pas un sou ! Fais ce que tu voudras ; je me moque de toi comme de ma première culotte… Comment ! me crois-tu assez naïf pour te jeter cet argent avec lequel tu irais boire et rigoler au « Saumon d’or » ?… alors, tu te trompes d’enseigne, mon vieux… Et, maintenant, houp ! sors d’ici, et vite, ou je te lance par la fenêtre, écrevisse que tu es !

Victor, qui avait peur de son ombre, sortit en maugréant : « Ah ! si j’avais la force de mon frère, tu ne me ferais pas sortir ainsi, misérable canaille ! »

— Va danser le rigodon du diable ! lui cria le docteur, en lui faisant claquer la porte sur les talons !

Eh ! babiche ! il parait qu’il se fait sortir rondement, notre clerc notaire ! pensa Philippe, qui passait en voiture juste au moment où Victor, frappé par la porte, descendait précipitamment l’escalier de la résidence du Dr Lamouche. Pourtant, quand j’ai rencontré Victor tantôt, il avait l’air d’un lion furieux ! C’est bien le cas de lui appliquer le dicton de mon grand père :

« Qui part comme un lion,
Revient comme un mouton ! »

Pas chanceux, le muscadin ! non, pas chanceux ! Il n’aura pas voulu payer le docteur, je suppose, et, de plus, il l’aura insulté ; puis le Dr Lamouche, qui est prompt comme un taon, l’aura flanqué à la porte !

Mais qu’il s’arrange ! le père François ne m’a pas chargé de m’occuper de ces détails-là… Il me suffit de savoir que, depuis la scène du rigodon, le muscadin est sage comme un ermite ; les nœuds de mon fouet ont sans doute rencontré en chemin son tout petit cœur…

Bonjour, le muscadin !

Blond ! marche donc, blond !

Victor s’en revenait la tête basse, en effet, et il croyait avoir l’air si piteux, qu’il n’osa pas rentrer chez Mme  de Courcy pour terminer son repas. D’ailleurs, la rage qui l’animait lui ôtait le goût du dessert !

Il se rendit à l’étude de son patron tout en faisant ces réflexions : « Et dire que je ne pourrai rien faire pour forcer le voleur à me rembourser cet argent… car si je dis un mot contre lui, il est capable de se venger, soit en me donnant la volée ou en dénonçant ma conduite à Mme  de Courcy, à M. Archambault et même à mes parents… et je crains ses coups de langue autant que ses coups de poing… Ah ! si j’avais le courage et la force de Jean-Charles, je lui en ferais danser un cotillon à ce bandit de docteur ! Mais, hélas, je suis peureux comme une poule et faible comme un poulet !

Dans les conditions où la nature et le sort m’ont placé, ce que j’ai de mieux à faire, je crois, c’est de sortir le moins possible et d’étudier le plus possible !

J’aime beaucoup la vie qu’on coule au « Saumon d’or, » mais elle peut nuire à mes affaires temporelles… Je pourrai la reprendre à grandes guides, plus tard, quand j’aurai réalisé mon rêve d’or !


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