Le vieux muet ou un Héros de Châteauguay/14

Imprimerie du « Soleil » (p. 131-141).

IL FAUT SAUVEGARDER L’HONNEUR DE SA FAMILLE !

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François Latour — le lecteur s’en est déjà convaincu — était le prototype du serviteur fidèle et, dévoué. Il appartenait à cette race de serviteurs d’élite qui menace de s’éteindre dans notre pays. Sa fidélité et son dévouement ne se restreignaient pas à celui qu’il était, par devoir, obligé de servir, mais ils s’étendaient à tous les parents et amis de son bon maître ; et parmi les amis, Jean-Charles avait une place de choix dans le cœur du brave serviteur.

Il se trompe singulièrement le lecteur qui pense que le vieux François s’était mis au lit le matin de son retour de Montréal. Non, certes ! Aussitôt après le départ de Philippe, il était accouru auprès de notre héros, qu’il avait trouvé en la compagnie du prêtre.

Le bon curé n’avait pas voulu, même pour une seule nuit, confier à d’autre la garde du malade. Le jour, il prenait deux ou trois heures de repos, mais, le soir, il s’installait au chevet du jeune homme, qu’il soignait avec la tendresse et le dévouement d’un père.

L’abbé Faguy et Jean-Charles firent au vieux François l’accueil le plus cordial. On eût dit qu’ils recevaient un ami plutôt qu’un serviteur !

François remarqua, avec surprise, que Jean-Charles parut très ému lorsqu’il lui serra la main. Mais il attribua cette émotion à la faiblesse du malade.

— Je suis bien content de vous revoir, dit le curé, mais je ne vous attendais pas si tôt. Vous m’aviez laissé sous l’impression que vous seriez absent, une huitaine de jours.

— J’ai eu la chance, répondit le vieillard, de rencontrer tout mon monde le même jour, ce qui m’a permis d’abréger de moitié la durée de mon voyage.

— J’ai, cependant, un reproche à vous faire, mon bon François ; ma ménagère m’a dit qu’elle vous avait vu partir à pied avec un paquet sur le dos. Pourquoi n’avez-vous pas pris le cheval ?

— Oh ! je n’aurais pas voulu, pour beaucoup, surtout de ce temps-ci, vous priver des services de votre cheval. D’ailleurs, bredouilla-t-il, en rougissant, je n’avais qu’un petit trajet à faire, et le paquet que je portais était léger.

— Vous considérez comme un petit trajet vous, la distance qui sépare Sainte-R… de Montréal ! et vous appelez cela léger, un paquet formé de trois peau d’ours…

Le bonhomme resta tout interloqué en entendant les remarques du curé.

Je suis trahi ! se dit-il, en pensant à Philippe… Ce bavard-là a tout dit à la ménagère, pendant que je soignais le cheval ; et la ménagère, cette pie ! a tout rapporté à mon maître !

L’abbé Faguy, voyant l’embarras du vieux serviteur, lui dit en souriant : « M. Normandeau, dans une lettre qu’il m’a fait remettre par son cocher, me raconte le but de votre voyage à Montréal et la longue entrevue qu’il a eue avec vous. Il exalte votre honnêteté et votre dévouement, puis il termine ainsi sa lettre : « Je suis heureux d’avoir pu me procurer les peaux de ces trois bêtes qui occuperont la meilleure place dans mon musée. Je placerai la mère entre les oursons, et au-dessus d’elle je mettrai l’inscription suivante : Tuée dans le bois-Panet, le 30 mai 1814, par le poing formidable de Jean-Charles Larmier, l’un des héros de Châteauguay, au moment où elle allait dévorer M. l’abbé Frs. X. Faguy, curé de Sainte-R…, qui était alors sans arme. »

Le curé et Jean-Charles remercièrent tour à tour François pour le témoignage de dévouement qu’il leur avait donné en cette pénible circonstance.

Le vieux serviteur répondit qu’il ne croyait pas mériter autant de bienveillance de leur part, et qu’il n’avait fait que son devoir. Mais, ajouta-t-il, il y a un détail — et c’est le plus important — que M. Normandeau ne mentionne pas dans sa lettre, c’est le prix qu’il m’a payé pour avoir les trois peaux.

— Comment ! dit le curé, est-ce que M. Normandeau vous a payé ces peaux ?

— Certainement, M. le curé ! et je vous prie de croire que je n’avais pas l’intention non plus de les lui donner. Je savais que M. Lormier était trop sérieusement blessé pour pouvoir aller à la guerre, et que, par ce fait, il perdait l’occasion de réaliser une centaine de piastres. Je pensais aussi que sa maladie allait être pour vous, pour lui et pour sa famille une cause de grandes dépenses ; et, alors, pardonnez-moi-le, j’ai voulu en quelque sorte arracher à ces trois animaux la réparation des torts qu’ils vous avaient causés, et j’ai vendu leurs peaux !

— Non seulement je vous pardonne, dit le curé, en plaisantant, mais j’admire votre talent pour le commerce… Vous avez, je suppose, obtenu une trentaine de dollars pour ces peaux ?

François tira de la poche de son veston les quatre cents dollars qu’il déposa sur la table en disant : « Voici le produit des trois peaux ! »

— Quatre cents dollars ! s’écrièrent à la fois le curé et Jean-Charles !

— Oui ! M. Normandeau m’a dit que ces peaux avaient à ses yeux une valeur inestimable. Mais ce n’est pas tout. M. Normandeau m’a donné cent dollars, et comme je ne voulais pas les accepter, il m’a menacé de se fâcher contre moi. J’avais bien raison, n’est-ce pas ? de vous dire tantôt, que je ne méritais pas vos remerciements, puisque j’ai été récompensé au centuple pour des démarches que le devoir m’obligeait de faire.

— Vous êtes le plus généreux des hommes ! dit Jean-Charles.

— Certes, oui ! confirma le curé ; et le serviteur le plus dévoué et le plus honnête que je connaisse !

En voyant l’argent sur la table, François pensa tout à coup au clerc notaire, et un frisson agita tout son être. Alors il prit les billets et les remit au curé en disant : « Cet argent, il est vrai, appartient à M. Lormier, mais comme sa maladie le rend incapable d’en disposer lui-même, pour le moment, je vous prierais, M. le curé, de bien vouloir placer les quatre cents dollars à la banque au nom de notre malade. »

— Bien volontiers, dit l’abbé Faguy, en serrant les billets dans son portefeuille.

Et le vieux serviteur respira librement…

— Il est cinq heures, maintenant, dit François, en s’adressant au curé : allez donc vous reposer pendant que je resterai auprès de M. Lormier.

— J’accepte votre offre non pas pour me reposer, car je ne suis pas fatigué, mais d’abord pour dire ma messe, et ensuite pour aller porter les secours de la religion à Gabriel Landry, qui demeure à l’extrémité de la paroisse.

— Dans ce cas, M. le curé, je dirai à Félix d’atteler le cheval pour six heures.

— Non, mon ami, merci ! Par le temps ravissant que nous avons ce matin, je préfère marcher.

— Mais, M. le curé, y songez-vous ? c’est une marche de six milles que vous ferez ?

— Pourtant, mon cher François, cette marche n’est qu’une bagatelle comparée à celle que vous avez faite, l’autre jour, avec un lourd paquet sur le dos ! Puis je n’ai pas encore trente ans, et vous en comptez soixante ! Au revoir, mes amis !

— Savez-vous bien, M. Latour, dit Jean-Charles au vieux serviteur, que c’est une fortune que vous mettez à ma disposition !

— En tout cas, M. Lormier, personne ne contestera les droits que vous y avez. En tuant à coups de poing, comme vous l’avez, fait, le plus puissant ennemi de l’homme, vous avez mérité l’admiration de tout le monde ; et puis avec votre vie, vous avez sauvé celle de notre vénérable curé.

— Mon mérite, dans cette affaire, n’est pas aussi grand, allez ! que vous paraissez le croire ; j’ai été plus gauche que brave. Après avoir logé une balle dans la tête de l’ourse, j’ai commis l’imprudence de jeter mon arme. La bête que je croyais morte, et qui n’était qu’étourdie, s’est précipitée sur moi… et je me suis défendu, voilà tout !

— Mais ne comptez-vous pour rien la force extraordinaire et l’endurance merveilleuse que vous avez déployées dans le combat ?

— Durant tout le combat, j’ai prié la Sainte-Vierge, et je crois fermement que c’est cette puissante protectrice qui m’a donné et la force et l’endurance dont vous parlez.

Le vieux François, tout en admirant ce bel esprit d’humilité et de foi, et en admettant l’intervention divine dans ce combat, n’en restait pas moins convaincu que Jean-Charles, en cette occurrence, s’était conduit comme un héros.

C’est aussi notre conviction.

— Quoi que vous en pensiez, M. Lormier, reprit le vieillard, vous pouvez, sans scrupule, accepter cette somme que M. Normandeau m’a chargé de vous transmettre, avec l’expression de sa plus grande admiration.

— Je l’accepte avec reconnaissance, d’abord parce qu’elle me vient d’un cœur noble et, généreux, et ensuite parce que j’en aurai bientôt besoin pour aider mon frère qui étudie avec succès le notariat à Montréal…

Comme s’il venait d’être piqué par un serpent, François fit un bond prodigieux, et retomba lourdement sur le plancher…

Juste à ce moment, le Dr Chapais, qui venait d’assister à la messe, entra et aperçut le vieillard gisant, inanimé, sur le plancher. Aidé de la ménagère, il transporta le serviteur dans la chambre voisine, et l’étendit sur un lit.

Ce n’est qu’au bout d’une demi-heure que le bonhomme recouvra sa connaissance.

La ménagère était allée chercher le curé, qui faisait alors son action de grâces dans la sacristie.

Quand François reprit ses sens, le prêtre et le médecin étaient auprès de lui.

— Où suis-je ? demanda-t-il, en promenant des regards effarés autour de lui ; puis, tout à coup, il se mit à crier : « Au voleur ! À mon secours, Jean-Charles ! à mon secours ! »

— Voyons, mon ami, dit le curé, en prenant la main du vieillard, tranquillisez-vous, car il n’y a pas de voleur ici !

François regarda le prêtre et sourit tristement.

— Qu’avez-vous ? reprit l’abbé Faguy.

— Rien, monsieur ! un peu de fatigue seulement.

Non ! pensait le médecin, en consultant le pouls du vieux serviteur : la fatigue ne produit jamais de commotion aussi violente !

— Qu’en pensez-vous, docteur ? interrogea le curé.

Le médecin éluda la question en demandant à la ménagère, qui venait de rentrer, d’ouvrir le carreau d’un châssis, afin de renouveler l’air de la chambre. Et il ajouta : « Je vais aller voir Jean-Charles un instant et ensuite je courrai chercher des remèdes pour François. »

Lorsqu’il fut seul avec notre héros, il lui demanda, en le regardant fixement : « Que s’est-il donc passé entre toi et le vieux serviteur ? »

— Nous parlions de choses et d’autres, quand, soudain, il s’est levé et est retombé comme une masse sur le plancher…

— Tu sais que le vieux est sensible et nerveux ; ne lui as-tu pas adressé des paroles qui auraient pu lui causer de la peine ou de la frayeur ? En reprenant ses sens, il s’est écrié : « Au voleur ! À mon secours, Jean-Charles ! À mon secours ! »

— Mais, mon Dieu, non ! Au contraire, je lui exprimais ma reconnaissance pour un grand service qu’il venait de me rendre, et c’est précisément à ce moment-là que l’attaque a eu lieu.

— Je n’y comprends plus rien ! murmura le médecin.

Il examina les blessures de Jean-Charles, s’informa comment il avait passé la nuit, et, lui ayant recommandé de ne manger encore que des choses très légères, il sortit.

Pendant ce temps, le curé, resté seul avec François, l’interrogeait pour tâcher de savoir réellement ce qui avait pu provoquer chez lui ce choc terrible.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! fit le vieillard en sanglotant, ayez pitié de nous !

Habitué à consoler les affligés, le prêtre dit : « Oui, mon cher François, Dieu vient toujours en aide à ceux qui l’implorent dans les heures douloureuses ; adressez-vous à lui en toute confiance. Mais comme je suis, par état, le représentant de Dieu auprès de mes ouailles, j’ai le droit de connaître tous leurs chagrins. Parlez sans crainte, mon vieil et bon ami ! »

— Eh bien ! M. le curé, je vais vous dire, en peu de mots, ce qui m’afflige aujourd’hui.

Et le vieux serviteur raconta la rencontre qu’il avait faite à Montréal, et tout ce que Philippe lui avait appris sur le compte du clerc notaire. Puis il répéta ces paroles de Jean-Charles qui l’avaient foudroyé :

« Je l’accepte (cette somme) avec reconnaissance, d’abord parce qu’elle me vient d’un cœur noble et généreux, et ensuite parce que j’en aurai bientôt besoin pour aider mon frère qui étudie avec succès le notariat à Montréal. »

Le saint prêtre, comme si le déshonneur l’eût atteint personnellement, courba la tête sous le poids de ces révélations, et resta longtemps pensif. Puis, paraissant avoir pris une résolution, il se leva et dit : « C’est grave, mon ami, ce que vous venez de m’apprendre ; mais, avec la grâce de Dieu, nous triompherons de l’esprit du mal qui inspire le malheureux Victor. »

— Vous allez, M. le curé, avertir vous-même M. Jean-Charles, n’est-ce pas ? afin qu’il soit sur ses gardes ?

— Non, mon bon François ; notre ami apprendra toujours assez tôt ce nouveau malheur, que, d’ailleurs, je vais m’efforcer de détourner. J’écris immédiatement à Victor.

— Et l’argent ? demanda François.

— L’argent est en lieu sûr, répondit le curé, et j’en disposerai pour le plus grand bien de Jean-Charles. N’ayez pas d’inquiétude là-dessus. Pour le moment, mon ami, il faut sauvegarder l’honneur de sa famille.


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