Le vieux mendiant/01
LE VIEUX MENDIANT
DÉCOR : Intérieur modeste de cultivateur. Au fond droite, porte donnant sur le tambour (double porte d’entrée). Au fond gauche, ou en pan coupé, portière cachant la cuisine. Au premier plan gauche, porte donnant sur les chambres à coucher. Au premier plan droite, une table en biais. Jean est assis à droite de la table, faisant ses comptes, l’air soucieux. Rose entre, venant de gauche.
Scène I
Les enfants sont couchés ?
Dites, sous mes baisers, ils ont clos leurs paupières.
Ils dorment, chers trésors, et des rêves heureux
Passent dans leur sommeil.
Que Dieu veille sur eux !
Tu sembles inquiet ! Quelle menace sourde
Pressens-tu, qu’on devine à ta voix lasse et lourde ?
Jean, qu’y-a-t-il ?
Rien… rien…
Ta gaîté d’autrefois. Je te sens triste et las…
On dirait qu’un ennui te chagrine et te ronge,
— Me cacher un secret serait presqu’un mensonge —
Parle !
Mais je n’ai rien, voyons !
Mêle sans hésiter ton regard et le mien !…
Tu vois,… tu n’oses pas !… Voyons ! dis-moi ta peine,
— Confesser un secret rend l’âme plus sereine —
Et je veux désormais de ton moindre souci
Prendre ma part.
Sont en retard d’un mois. Pour nous, c’est la ruine
Et peut-être demain, ce sera la famine !…
Nous étions bien connus, ce qui nous a permis
De tenir si longtemps ; nous avions des amis
Qui furent bons pour nous. Mais voici l’heure blême
Où nous verrons bientôt le boulanger lui-même
Refuser son crédit.
Et, si tu l’acceptais, te ferait même don
De ta dette. Il sait bien que sur nous la malchance
A lourdement pesé !… Quand il nous fait l’avance
D’un peu de pain, il sait qu’il sauve nos enfants
Et combien nos deux cœurs lui sont reconnaissants !
Tu ne comprends donc pas que je suis révolté
De toutes ces bontés qui lassent ma fierté !?
Que je ne puis souffrir plus longtemps le supplice
D’être l’indigne objet de tant de sacrifice !?
Que, pour vivre, s’il faut tant d’affronts encourir,
J’aimerais mieux cent fois renoncer et mourir !?
Mon homme, en ton dépit, voici que tu blasphèmes !
Mourir ? Et nos enfants qui, bien plus que nous-mêmes,
Ont besoin de secours ! Que feront-ils sans nous ?
Quel sort les attendra, perdus dans les remous
De l’existence !? Ainsi, repousse la colère
Qui trouble ton esprit !
Tu ne comprends donc pas que j’ai honte ?
Honte d’être indigent ? Eh bien ! je trouve, moi,
Que lorsque le destin de ses coups vous accable
Comme il a fait pour nous : décimant notre étable,
Ruinant notre champ, l’on peut lever le front
Et, gardant sa fierté, recevoir sans affront
Le secours d’un ami !… L’autre dimanche, au prône,
Le prêtre le disait : « Le bienfait de l’aumône
Doublement se répand, et profite surtout
À celui qui la fait ! »
Du même avis !… J’ai vu ta sœur.
Et que dit-elle ?
Elle m’a rappelé notre dette cruelle
Et que, depuis longtemps, nos billets, sont échus !
Qu’il nous faut les régler, car ils n’attendront plus
Et si nous n’avons pas, ce soir, payé la dette,
L’huissier viendra demain faire ici maison nette !
C’est impossible, Jean ! D’ailleurs, je vais la voir.
Elle ne voudra pas me priver de l’espoir
De conserver à nous, par un retour de chance,
La maison que mon père, en s’éloignant de France,
Me laissa comme dot ! Elle ne voudra pas,
Quand bientôt nous aurons l’hiver et ses frimas,
Voir nos pauvres petits traîner, les jambes nues,
Sans abri, sans foyer, dans la neige des rues !
Je vais la voir !
Car elle doit venir, ayant encor l’espoir
Que nous pourrons payer ! Que, devant leurs menaces,
Nous trouverons de quoi calmer leurs cœurs rapaces !
Mais ne t’obstines pas à vouloir l’attendrir,
Ce serait temps perdu ! Elle verrait mourir
De faim nos deux enfants, sans un remords dans l’âme,
Sans aucune pitié !
Car, enfin, son mari ne pourra pas nier
Qu’il a de la fortune, et c’est lui le dernier
Qui devrait refuser de nous venir en aide !
Il a de jolis biens !
(On frappe)
On a frappé !
Oui, c’est ta sœur, probablement.
Je vais ouvrir !… Surtout, réponds lui posément.