Texte établi par Société des livres religieux (1p. 83-86).

CHAPITRE VIII.

ce que fit ambroise.

En attendant la fin de la plus longue semaine qu’il eût jamais passée, Ambroise dissipait sa douleur en allant voir fréquemment celui qui la causait. Son esprit n’était occupé que d’un objet : la délivrance de son oncle. Il y avait dans sa petite ville un avocat assez fameux ; il lui vint dans l’esprit d’aller le consulter. « Je verrai, » disait-il, « cette déclaration du roi ; qui sait s’il n’y a pas quelque moyen de l’éluder et de sauver ainsi la vie à mon oncle ? » L’avocat lui confirma tout ce que le notaire avait dit, et lui fit sentir que personne ne voudrait acheter son bien, parce que la loi était aussi sévère contre l’acheteur que contre le vendeur. « Mais, » lui dit Ambroise, « si cette loi m’ôte le droit de vendre mon bien elle ne peut pas me dispenser de payer mes dettes. » « Non, » lui dit l’avocat ; « mais il faut que vous fassiez apparoir la vérité de vos dettes en en exhibant les preuves. » — « Ah ! monsieur, mon oncle n’a point de titres de mes dettes ; mais ils sont écrits dans mon cœur, et, s’il a oublié les bienfaits dont il m’a comblé, c’est une raison de plus pour que je m’en souvienne. » — « Cela fait l’éloge de votre cœur ; mais, avec un bon cœur, on n’a pas toujours la permission de vendre son bien, et un huguenot honnête homme est moins heureux en ce point qu’un scélérat qui a le bonheur d’être catholique. » Du moins, si je ne puis vendre mon bien, je suis apparemment le maître de le donner ; cela reviendrait presque au même pour moi ; car je pense que ce petit bien engagerait M. Upokritès et ses amis à passer par-dessus les formalités ordinaires. » — « Non, mon cher Ambroise, la loi vous gêne encore, et elle défend toute donation entre-vifs ; ainsi, vous êtes le maître d’acquérir autant qu’il vous plaît, mais vous ne l’êtes pas de disposer, et je ne vois d’autre moyen pour vendre votre domaine que d’en obtenir la permission. » Ambroise ne pouvait concevoir qu’une loi l’empêchât d’être reconnaissant. « Quoi ! » disait-il, « j’ai du bien, je veux le donner à autrui parce que je ne m’en soucie plus, et je ne serai pas le maître de le faire ! Voilà ce que je ne comprendrai jamais. » L’avocat lui fit entendre alors que le but de cette loi était d’empêcher les nouveaux convertis de sortir du royaume. « Le prince sait donc que nous y sommes mal, puisqu’il craint que nous n’en sortions, » disait Ambroise ; « mais ne serait-il pas plus sûr de nous y attacher par les bienfaits que par la crainte ? D’ailleurs, monsieur, il est impossible de retenir les gens par force, et, quand une fois l’on a vu dans sa patrie une mère dure et sévère, qui nous bannit de son sein, on s’en détache sans peine, pour s’en donner une plus bienfaisante et plus douce. La liberté n’a point de prix, et on ne l’achète pas trop cher de toute sa fortune. Je n’entends rien à la jurisprudence ; mais il me semble qu’il n’y a point de contrat qui oblige un sujet à rester dans un État où il ne se plaît pas. Que, si le prince m’ordonne de rester dans un pays d’où la nature, qui abhorre la souffrance, m’ordonne de sortir, je respecterai le prince, mais j’obéirai à la nature. » — « Vous avez raison, » lui dit l’avocat ; « je pourrais même vous faire observer que cette loi, qui défend aux protestants de vendre leurs biens sans permission, est sujette à beaucoup d’autres inconvénients. Elle effraie le sujet, parce qu’elle lui représente le royaume comme une vaste prison de laquelle il ne peut sortir, et détruit par là ce sentiment de liberté qui est le principe de l’industrie. Elle nous avertit beaucoup trop durement de nos chaînes, que l’autorité devrait couvrir de fleurs ; elle nous détourne d’acquérir des biens-fonds et détruit la confiance du sujet qui, pour s’exciter à l’industrie, doit être bien convaincu qu’il travaille pour lui et pour ses enfants ; elle dérange une multitude de familles qui, en vendant à propos une partie de leurs biens, sauveraient l’autre du naufrage. Au reste, mon ami, » continua l’avocat, « je sais un moyen de vendre votre bien ; mais il est long et il vous en coûtera beaucoup. » — « N’importe, n’importe, » s’écria tout à coup Ambroise ; « pourvu que j’aie 1,000 livres de reste pour payer l’amende de mon oncle et ses frais, je suis content. » Il insista si fortement auprès de l’avocat, que celui-ci consentit à tout ce que voulait son client. On feignit 3 ou 4,000 livres de dettes de la part d’Ambroise ; on poursuivit un décret qui en coûta d’abord 2 ou 300, et le domaine d’Ambroise se vendit à bas prix comme un bien décrété ; en sorte que, lorsqu’il eut payé l’amende, les frais de justice, les procureurs et les huissiers, il ne lui resta plus rien ; mais il avait son oncle, et c’était tout pour lui. On emporta hors de la prison le pauvre Jérôme Borély qui, outre les maux qu’il avait en y entrant, avait gagné un rhumatisme dont il fut tourmenté pendant tout le reste de sa vie.