Texte établi par Société des livres religieux (1p. 57-62).

CHAPITRE IV.

parti que prend ambroise.

Notre jeune Cévenol dormit très peu cette nuit-là et la passa tout entière à chercher quelle profession il pouvait embrasser. Après avoir parcouru celles qui restaient, il s’arrêta à l’état militaire. Sa mère était à peine levée qu’il entra dans sa chambre, et, après lui avoir raconté toute sa fâcheuse journée de la veille et l’embarras où il était pour le choix d’un état, il lui demanda ce qu’elle pensait de celui du service, et si, avec de la sagesse et du courage, il ne pouvait y faire son chemin ; que, du moins, il n’était pas interdit aux personnes de sa religion. « J’espère, mon fils, lui dit alors sa mère, « que, dans le choix d’un état, vous ne ferez rien sans me consulter. Je veux vous laisser libre, sans doute ; mais vous avez besoin de mon expérience. Ce sont des conseils et non des ordres que je veux vous donner. Il est vrai, mon fils, que la profession militaire n’est pas directement interdite aux protestants ; mais le roi s’est expliqué en déclarant que ses grâces ne seraient réservées qu’aux seuls catholiques ; or, comme les grâces d’un prince ne doivent être que des actes de justice et des récompenses, c’est comme s’il avait déclaré qu’il ne récompenserait point les services de ses sujets protestants. Vous voyez donc qu’il n’y a point d’avancement à attendre pour vous ; et, en effet, les officiers protestants languissent tous dans des emplois subalternes ; l’on est parvenu à les dégoûter de leur état ; ce qui, avec les persécutions, a beaucoup contribué à en faire sortir un grand nombre du royaume. Ils ont passé dans les pays étrangers, où l’on en a composé plusieurs régiments[1]. Vous ignorez, d’ailleurs, mon cher fils, les désagréments qu’ils ont à essuyer avec leurs camarades et les disputes qu’il faut avoir sur la religion ; car l’imprudence qu’a eue le gouvernement de persécuter les protestants a rallumé l’esprit d’animosité qui était presque éteint. Il se joint à cela un intérêt personnel, en ce que ces officiers chercheront à s’avancer à votre préjudice, et qu’il leur importera que vous soyez mis de côté. Enfin, mon fils, si vous prenez le parti du service, il faudra vous résoudre à exécuter un jour vous-même les horreurs sous lesquelles nous avons gémi, et qui ont jeté la désolation dans votre malheureuse famille. Vous voyez les troupes du roi inonder cette province. Un jour viendra où vous serez mis en garnison dans ces cantons désolés ; un supérieur barbare prendra plaisir à vous charger d’ordres sévères contre vos propres frères ; vous ne pourrez les exécuter sans gémir ; vous, brave homme, vous serez envoyé contre des gens désarmés ; vous ferez la fonction d’exécuteur et d’archer ; vous verrez vos soldats, qui ne devraient être employés qu’à repousser les ennemis de la patrie, s’acharner contre des vieillards, des femmes, de petits enfants ; spectateur forcé de ces barbaries, vous détournerez la tête en soupirant, et vous direz : « C’est ainsi qu’autrefois j’ai vu tourmenter ma propre famille ; voilà les maux auxquels mon vénérable père a lui-même succombé… »

Ambroise ne put soutenir cette image cruelle ; il jette un cri de douleur, prie sa mère de ne pas lui en dire davantage, et lui proteste qu’il renonce absolument au service. « Conseillez-moi, » lui dit-il ; « vous voyez mon embarras : plusieurs fois j’ai désiré de quitter mon ingrate patrie ; mais la pensée de vous laisser seule dans cette terre proscrite m’en a toujours détourné ; mes maux me semblent plus doux lorsque je les associe aux vôtres. »

« Vous sentez-vous, » lui dit alors sa mère, « ce courage si nécessaire aux infortunés, et croyez-vous que toute profession soit honorable, lorsqu’on s’y conduit en honnête homme ? » — « J’entends, » dit Ambroise ; « il faut descendre de mon état ; il m’en coûtera, sans doute ; mais si je réserve ma religion et ma conscience, j’aurai tout gagné. Des infortunés comme nous ne peuvent pas se repaître de projets ambitieux ; que je vive pour vous consoler : voilà désormais à quoi tendra toute mon ambition. » — « Je m’attendais à cette réponse, Oui, mon fils, il faut prendre un métier, et, dans le choix, il faudra consulter notre conscience et notre fortune. Allez ; vous connaissez M. de S… ; il est de nos amis ; demandez-lui des conseils, et, quoi qu’il arrive, ne perdez jamais de vue ce que vous devez à Dieu, à votre religion et à la plus tendre des mères. »

Ambroise sortit pour aller consulter son ami. Celui-ci l’étonna beaucoup, en lui apprenant qu’il n’y avait aucune profession noble qui ne fût interdite aux protestants : qu’ils ne pouvaient encore être ni imprimeurs, ni libraires, ni orfèvres[2], et que, quant aux métiers manuels, ils leur étaient pareillement interdits, quoique, à la vérité, d’une manière indirecte ; qu’il aurait de la peine à trouver des artisans qui voulussent le prendre pour apprenti, parce que les ordonnances, très sévères en ce point, défendaient aux artisans protestants de prendre des apprentis de leur secte[3], et qu’apparemment il répugnait à entrer chez un maître catholique.

« Expliquez-moi, je vous prie, » lui dit Ambroise, « la cause de ces lois injustes. Je ne puis pas croire que le roi soit instruit de ces iniquités, et qu’il se plaise à donner des déclarations qui gênent la liberté de ses sujets, les réduisent à la mendicité et les forcent à abandonner leur patrie. » — « Je vous le dirai, » repartit son ami ; « le roi ignore, en effet, une partie des cruautés que l’on commet en son nom, et peut-être ferme-t-il les yeux sur l’injustice du reste. Il est malheureux pour lui qu’il connaisse si peu les véritables intérêts de ses peuples, et qu’il ne sente pas qu’en leur faisant des violences inutiles, il déshonore la fin d’un des plus beaux règnes dont l’histoire fasse mention, et qu’il fait passer sa richesse et sa gloire chez ses ennemis. Mais ce qu’il y a de plus déplorable, c’est que, tandis que l’Europe entière voit bien que les Jésuites sont les auteurs de toutes ces vexations, plus pour leurs intérêts que pour ceux de la France, notre roi soit assez aveugle pour ne pas s’en apercevoir. »

Ambroise déplora, avec son ami, la faiblesse des rois et le malheur des peuples. « Cependant, » disait-il, « pour que les Jésuites obtiennent l’empire de tout le monde connu, faudra-t-il que je n’aie aucun métier et que je meure de faim ? » — « Toutes les ressources ne vous sont pas fermées, lui dit son ami ; la voie du commerce vous est ouverte. Monseigneur de Louvois n’a point songé à cet article, et je prévois que les protestants, si ruinés et si malheureux aujourd’hui, feront un jour fleurir les villes et les provinces qu’ils habiteront. Le commerce est un état honnête et utile ; peut être pourrez-vous y réparer, un jour, les pertes qu’une dure persécution vous a occasionnées. »

Ambroise profita du conseil de son ami et entra chez un marchand, dont il se fit chérir par son application et par ses mœurs[4].

  1. Combien de braves soldats, de savants ingénieurs, de bons officiers, de grands capitaines ont passé chez nos ennemis et leur ont porté le tribut forcé de leur valeur et de leurs lumières ! D’où sont sortis les Schomberg, les Gallowai, les Chanclos, les Deshayes, les Dumoulin, les Ligonier, auxquels nous pourrions ajouter tant d’autres ? Que de gens nés pour tout autre profession que pour celle des armes ont abandonné leurs fonctions, et ont rendu leur désespoir funeste à leurs compatriotes ! Si l’on est équitable, les maux qu’ils ont faits, peut-on légitimement les leur imputer ? Et n’est-ce pas plus naturellement à ceux qui les ont fait dépouiller de leurs biens, priver de leurs dignités, et tourmenter dans leurs personnes, qu’il faut s’en prendre ?
  2. Arrêt du Conseil, du 9 juillet 1685.
  3. Sentence de la police de Paris, du 13 mại 1681.
  4. La prédiction de l’ami d’Ambroise s’est accomplie. Les protestants ont sauvé le commerce en France. Les principaux négociants de Bordeaux, de Lyon, de Marseille, les plus fameux banquiers de Paris sont protestants. Ce sont des protestants qui dirigent les belles manufactures de soie du Languedoc ; et ces sujets utiles et opprimés se livraient à l’industrie dans le royaume, tandis que leurs frères réfugiés en Angleterre, aidaient y porter les arts utiles à ce point de perfection qui fait l’objet de notre émulation et de notre envie.