Le vieux cévenol/17
CHAPITRE XVII.
il le perd et se retire en angleterre.
Ambroise se croyait enfin à l’abri des coups du sort. Il s’était marié, et se livrait tout entier aux délicieuses impressions de l’union la plus parfaite qui exista jamais. Il faut avoir éprouvé les coups redoublés de l’infortune pour pouvoir savourer le bonheur. Mais ses peines n’étaient pas encore terminées : sa femme lui fut enlevée quelque temps après qu’elle l’eut rendu père. Le désespoir fut extrême dans cette âme forte et sensible ; rien ne pouvait le distraire de la profonde tristesse dans laquelle il était enseveli ; sa mélancolie le reprit, et il se serait dégoûté de la vie comme il l’était des hommes et de la société, si la tendresse paternelle ne l’eût ramené sans cesse auprès du berceau qui renfermait le gage de la plus vive amitié et l’aliment de la plus juste douleur.
Ambroise s’opiniâtra longtemps à ne recevoir aucune visite ; il cherchait dans la religion des ressources contre son désespoir ; les douceurs de la piété tempéraient la force de son caractère ; et lorsque, après de longs combats les consolations, de la religion prenaient le dessus, il se sentait attendrir, et des larmes coulaient de ses yeux. Il s’approchait alors du berceau de son fils, il parcourait tous ses traits dans lesquels il se plaisait à retrouver ceux d’une épouse chérie, et il se décidait à surmonter sa douleur, pour veiller sur les jours d’une créature innocente et faible dont il était le soutien.
Un jour qu’il tenait son fils entre ses bras et qu’il le baignait de ses larmes, il vit entrer chez lui un huissier qui, après les révérences usitées, lui remit un papier griffonné qu’Ambroise eut beaucoup de peine à déchiffrer. C’était une assignation en forme pour avoir à renoncer aux biens et droits de feue demoiselle Sophie Robinel, dont il se disait faussement avoir été l’époux, attendu qu’elle n’était pas sa femme légitime, etc. L’horrible papier lui tomba des mains. L’assignation était donnée au nom des sieur et dame Robinel, père et mère de la défunte, lesquels se voyaient avec peine obligés de payer une dot qu’ils n’avaient pas encore livrée, et dont le terme était échu. Quoique Ambroise fût généreux et qu’il n’eût pas même songé à exiger le paiement de la dot de sa femme, il ne put se résoudre à renoncer à un bien qui appartenait à son fils. L’horreur du procédé l’aigrissait : « C’est à la vertu, » disait-il, « qu’il faut faire des sacrifices, mais le vice honteux doit être traité sans ménagement. À Dieu ne plaise que je cède, par faiblesse d’âme, des richesses que je méprise, mais dont je ne dois disposer qu’en consultant la justice et la générosité ! »
Le lecteur un peu instruit comprend qu’Ambroise n’avait point fait célébrer son mariage en face de l’église C. A. Romaine, ainsi que quatre ou cinq cent mille autres, qui ont procréé, comme on sait, environ deux millions d’enfants illégitimes à la gloire immortelle de notre législation. Il est clair que le mariage légitime n’a existé que dans les pays soumis aux canons du concile de Trente ; que le mariage n’est valide que lorsqu’il est sanctifié par le sacrement, et que, ne devant être accordé qu’aux catholiques, il suit évidemment qu’il n’est permis qu’aux catholiques de se marier. Ambroise, qui ne saisissait point toute cette belle doctrine, soutenait que le consentement des parents et des parties font le mariage, que le contrat en constate les conditions, que la cohabitation publique en fait la notoriété, que les enfants qui en naissent resserrent ces liens précieux auxquels ils doivent l’existence ; qu’ils sont légitimes parce que le pacte est réel et que les conditions en ont été remplies, et que le bien que le prêtre dit au mariage, ou la bénédiction, ne le consacre que devant Dieu, que l’on prend à témoin de ses promesses. Le sens commun nous apprend cela, disait Ambroise. Son procureur sourit dédaigneusement à toutes ces belles raisons tirées du droit naturel et de l’esprit des lois de tous les autres peuples de la terre. — Il est bien question de sens commun, lui dit-il ; nous sommes en France, Monsieur, et c’est sur les lois françaises que vous serez jugé. Or les lois exigent que notre mariage soit célébré en face de l’église, sous peine de nullité ; et c’est ce que vous n’avez pas fait[1].
— Hé ! comment pouvais-je le faire, dit Ambroise, si le prêtre ne peut pas administrer ce sacrement aux hérétiques ? M. le curé ne m’aurait pas marié.
— Vous n’aviez qu’à embrasser notre religion.
— Mais cela ne m’est pas possible, puisque je n’y crois pas ; et vous n’entendez pas sans doute que j’eusse dû faire un acte d’hypocrisie et de profanation ?
— Non, car je vous mépriserais.
— Que fallait-il donc que je fisse ?
— Il fallait ne pas vous marier.
— Je suppose que cela me fût possible ; comment voulez-vous que douze cent mille garçons et douze cent mille filles gardent le célibat ? Fi donc, monsieur : vous avez là une morale perverse, et il semble que vos lois n’ont été faites que pour favoriser les mauvaises mœurs.
— Ce n’est pas mon affaire, et de plus habiles que moi trouvent cela fort bien. Je ne suis pas chargé de défendre nos lois ni de les réformer, et je ne vous dois que des conseils. Votre mariage n’est pas légal : il sera cassé ; votre fils sera illégitime, et il ne pourra point hériter des biens de sa mère ni des vôtres.
— Eh bien ! monsieur, je veux en courir le hasard ; au fond, ce n’est que de l’argent que je puis perdre, car mon honneur n’est point au pouvoir de la loi ; et pour la fortune et l’honneur de mon fils, je saurai bien les lui soustraire.
Ambroise se décida donc à défendre la mémoire de la vertueuse épouse qu’il pleurait, et l’état de son fils. Il se procura d’excellentes consultations de M. Élie de Beaumont ; de MM. Mariette et L’Oiseau ; de MM. Target et Gerbier ; de MM. Pas calis et Pazery d’Aix ; de MM. La Croix et Jamme de Toulouse ; il prit l’avis de M. Servan de Grenoble et de tout ce qu’il y avait de plus célèbres jurisconsultes dans le royaume. Tous décidèrent que les protestants étant obligés par les lois de rester dans le royaume, où il leur était permis de jouir de tous les effets civils, et, ne pouvant, comme protestants, demander ni obtenir la bénédiction nuptiale du prêtre, il ne leur restait, pour se marier, d’autre forme que celle des sociétés primitives ; que le consentement des parents et des parties, et la cohabitation sous le nom de mari et de femme formaient pour eux le mariage, la loi n’ayant pu entendre qu’ils ne se mariassent point.
Peu content de ces précautions, Ambroise fit venir des consultations des diverses universités d’Allemagne et surtout de ces écoles célèbres où l’on enseigne le droit naturel, base de tous les droits possibles qui s’en sont prodigieusement écartés. Elles furent d’un avis plus favorable encore, parce que, disait Ambroise, elles n’avaient point de préjugés à ménager. Il écrivit en Hongrie où il y a dix-huit cent mille protestants, et leur fit demander s’ils étaient illégitimes ; ils répondirent que non ; qu’on n’avait pas assez d’esprit dans leur pays pour imaginer ces distinctions subtiles. Il écrivit enfin à Rome, dont les opinions règlent celles de l’univers ; il demanda ce qu’on y pensait sur le mariage, ou au moins ce que l’on y faisait, car il n’est pas nécessaire qu’il y ait de l’accord entre les opinions et les actions. Un vieux docteur de la propagande lui répondit qu’à la vérité on y enseignait que le mariage consiste dans le sacrement, mais qu’au fond ils pensaient qu’un mariage était valide, quoique privé de la grâce sacramentale, lorsqu’il était contracté par ceux auxquels le sacrement est refusé ; qu’ils se conduisaient ainsi avec les Juifs qui portent du commerce et de l’argent dans leur pays dénué d’habitants et d’industrie ; qu’on avait chargé autrefois les Jésuites de forcer les protestants de France à se marier devant le prêtre ; mais qu’on s’en était bien repenti, quand on avait vu que cette opération violente n’avait servi qu’à peupler et à fortifier les pays hérétiques ; que ce n’était pas la seule sottise que les Jésuites leur eussent fait faire, et qu’on ne leur avait pas rendu selon leur mérite.
Muni de ce volume d’autorités, et soutenu par ce qu’il appelait la bonté de sa cause, Ambroise chargea de sa défense un avocat célèbre. Celui-ci plaida avec l’éloquence de la raison et du sentiment : il développa avec clarté et avec force les motifs employés par les plus célèbres jurisconsultes ; un nombreux auditoire l’interrompait par des applaudissements réitérés, et la justice et l’humanité parlant à tous les cœurs, on ne voyait que gens que les sanglots étouffaient, et qui finirent par fondre en larmes. Mais l’avocat adverse cita pompeusement le texte de la loi ; il y ramena constamment son éloquent adversaire ; il soutint gravement qu’il n’y a point aujourd’hui de protestants en France, parce qu’en 1715 la loi disait qu’il n’y en avait pas ; il assura même, d’une manière un peu trop dure, que l’État serait perdu s’il fixait le sort de deux millions d’enfants illégitimes qu’il renfermait dans son sein ; il insinua adroitement que cet heureux désordre faisait naître une foule de procès, et qu’il occupait fructueusement les tribunaux. Il ne convainquit personne, mais Ambroise perdit sa cause. On dit qu’en le condamnant ses juges se couvraient le visage de leur mouchoir pour cacher leur rougeur, et l’on voyait le combat qui se passait intérieurement entre le magistrat et l’honnête homme. Le magistrat l’emporta ; la mémoire de l’épouse d’Ambroise fut flétrie, et son fils déclaré illégitime et inhabile à succéder. On comprend quelle fut l’indignation d’Ambroise. « Retournons, » dit-il, « retournons dans cette terre d’hospitalité, où les droits de l’humanité sont respectés et conservés. Et toi, malheureux enfant, qui éprouves l’infortune avant de la connaître, viens chercher une patrie plus douce, et qui te permettra de recueillir les biens, que ma tendresse te conserve. »
Le soir, Ambroise soupa avec deux ou trois de ses juges. Ils convinrent de bonne foi que la loi qui l’avait condamné était en contradiction avec les lois éternelles de la nature et qu’ils avaient honte d’en être les organes. « Mais que voulez-vous que nous y fassions ? » lui dirent-ils « Nous ne sommes que les exécuteurs et non les interprètes de la loi. » — « Ce que je veux que vous fassiez ? » répondit Ambroise indigné : « je veux que vous fassiez connaître, au monarque que l’on trompe, l’abomination de ces lois que vous exécutez en son nom ; qu’il entende, de toutes les parties de son royaume, la voix des magistrats chargés de lui représenter tout ce qui fait le malheur de ses peuples ! Cette voix ne lui sera point suspecte ; il rendra les droits de l’humanité à des malheureux qui en sont privés. Vous jouirez à la fois, et du plaisir de ne plus prononcer de jugements iniques, et de la gloire d’avoir contribué au bonheur de l’État[2]. Je vois, messieurs, que j’ai été bien trompé, lorsque j’ai jugé de ma patrie d’après les livres qui passaient la mer, et que je lisais à Londres. Tant de philosophie et d’humanité dans les discours m’avait persuadé que j’en trouverais dans les actions, et cependant je vois que les protestants sont toujours sujets à des lois impitoyables. » — « De quoi vous plaignez-vous ? » lui dit en l’interrompant un vieillard très sanguin, qui était assis vis-à-vis de lui ; « on nous rebat sans cesse les oreilles de la sévérité des lois pénales ; cependant on sait bien qu’elles ne sont pas toutes exécutées, et que les juges, trop indulgents, les laissent dormir. Il est vrai que de temps en temps nous voyons pendre les prédicants qu’on peut arrêter, et traîner des relaps sur la claie ; mais autrefois cela se voyait presque tous les jours. Ainsi, monsieur, vos plaintes sont fausses et frivoles ! » — « Que faites-vous de ces lois si vous ne les exécutez plus ? » lui dit Ambroise. « Nous les conservons, comme un monument respectable, dans les archives de la législation, et comme un modèle pour la postérité, auprès de laquelle nous ne pouvons avoir de plus beau titre. Nous les tenons en réserve pour les exécuter quand la fantaisie nous en prendra. Si malheureusement on venait à les révoquer, les protestants se livreraient plus que jamais à l’espoir d’une tranquillité qu’il serait absurde de leur accorder ; les exilés reviendraient dans leur patrie ; ils se jetteraient dans le commerce ou dans l’agriculture qui fleurissent déjà assez parmi nous ; et la postérité nous reprocherait avec raison cette faute grossière. Les protestants sont aussi heureux qu’il est nécessaire ; et si vous en exceptez la liberté de conscience, celle de leurs biens, la sûreté de leur état, la libre possession de leurs enfants, le choix des professions et des métiers, ils sont traités à peu près comme le reste des sujets. »
Les juges d’Ambroise se turent, parce qu’ils virent que tout le reste de la compagnie admirait le bon sens du vieillard. On convint qu’il n’y avait que le siècle de Louis XIV dans lequel on sût raisonner de cette force-là. De conséquences en conséquences, on en vint à regretter amèrement les belles choses que Louvois et le père La Chaise avaient exécutées et dont la mémoire serait éternellement en bénédiction. Ambroise, ne pouvant plus y tenir, avait disparu ; et la compagnie continua à s’occuper des projets que chacun mettait sur le tapis. Le vieillard, qui rayonnait de gloire et de vin, proposait des moyens, tous plus ingénieux et plus pacifiques les uns que les autres, de ramener les mécréants. Il parlait avec tant d’enthousiasme des massacres qui avaient été faits en Irlande, en Bohème, en Piémont, en Calabre ; des bûchers qui avaient été allumés pendant plus de cent ans, des gibets, des roues, des tortures et des galères, que toute la table en était émue. On convint que les temps présents étaient des temps de mollesse, où l’on ne se soucie plus du bien. On traita avec le mépris qui lui est dû cette paisible politique qui tolère les opinions innocentes qu’il n’est pas en son pouvoir de changer ; mais tout en louant les persécutions, on n’y voyait qu’une petite difficulté : c’est qu’il faudrait approuver la conduite des Nérons, des Décius, des Juliens. Le vieillard leva fort aisément cette difficulté en disant que les Romains n’avaient pas le droit de persécuter, parce qu’ils étaient dans l’erreur ; mais que les Français l’ont, parce qu’ils tiennent la vérité. On fut enchanté de cette solution sans réplique, et l’on se retira.
Sur le matin, Ambroise fut fort surpris de voir entrer dans sa chambre un des convives de la veille ; il venait l’avertir que le vieillard, en se levant de table, était monté dans sa chaise de poste, et qu’il y avait tout lieu de croire qu’il était allé à Montpellier pour solliciter une lettre de cachet contre lui. L’Anglais (car Ambroise l’était plus que jamais) demanda ce que c’était qu’une lettre de cachet ? On le lui expliqua aussi intelligiblement qu’il est possible de le faire à un Anglais ; et Ambroise instruit partit dès le lendemain avec son fils pour l’Angleterre.
Arrivé à Londres, il fut visité de tous ses amis ; il versa quelques larmes avec eux ; il convint de bonne foi qu’il ne fallait pas juger d’une nation par ses livres ; et il jura de ne plus sortir de Londres. Il a tenu parole : parvenu à l’âge de cent trois ans, il a toujours conservé le libre usage de sa mémoire, où étaient gravées toutes les déclarations du roi et la longue liste des maux qu’elles lui avaient occasionnées. L’on dit pourtant que son dernier soupir s’est porté sur la France, et qu’il est mort en prononçant les noms de Henri IV et de Louis XVI.
- ↑ Déclaration du roi, 13 décembre 1698, art. VII. Du 14 mai 1724, art. XV.
- ↑ Le vœu d’Ambroise Borély n’a été accompli qu’au bout
de cinquante ans, parce que les esprits restent longtemps à se
former, et qu’ils ont été occupés de beaucoup d’affaires plus
importantes que celle-ci. Sur la motion du sage et vertueux
M. Robert de Saint-Vincent, le Parlement de Paris a supplié
le roi de pourvoir aux mariages et à l’état civil des protestants
de France.
(Pendant le cours de l’impression de cet ouvrage, les ministres vertueux auxquels Louis XVI a donné sa confiance ont enfin rempli les vœux d’Ambroise, ceux de tous les hommes sensibles et des citoyens éclairés.)