Texte établi par Société des livres religieux (1p. 124-126).

CHAPITRE XIII.

embarquement d’ambroise.

Cependant la chaîne s’avançait vers Marseille, et la recrue de forçats étant devenue plus grande qu’on ne l’avait espéré, on ne savait que faire de tant de gens. Il n’y avait que ceux qui étaient chargés de les nourrir que cette lenteur accommodait, parce qu’ils leur donnaient si peu d’aliments et d’une si mauvaise qualité qu’ils y faisaient des profits considérables.

Plusieurs jours se passèrent, pendant lesquels nos forçats ne doutaient pas qu’ils ne dussent monter sur les galères, ainsi que leur sentence le portait. Mais on vint leur annoncer, comme une grâce spéciale, qu’ils allaient être embarqués pour le Nouveau-Monde. Loin de se réjouir de cette nouvelle, ils en frémirent, parce qu’ils avaient ouï dire qu’on y traitait les exilés de la même manière que les nègres. Mais tous leurs gémissements étaient inutiles ; ils avaient à faire à des gens qui ne les écoutaient pas. On pressa l’embarquement.

Les entrepreneurs, chargés de les conduire au Nouveau-Monde, voyant qu’il en mourait tous les jours quelques-uns, craignirent, et d’avoir fait des frais inutiles, et de perdre la taxe qu’on leur donnait, en partant, pour chaque passager. Ils insistèrent si fortement, et surent lâcher une somme si à propos, que tout fut prêt pour le départ. Les exilés fondaient en larmes, à l’aspect des vaisseaux ; ils se couchaient sur le rivage ; ils embrassaient avec fureur cette terre de proscription où chacun d’eux laissait quelque chose de cher ; ils craignaient autant de quitter la France qu’ils l’avaient désiré quelque temps auparavant. Après s’être amusés quelques moments de l’abondance de leurs larmes[1] et des mouvements expressifs de leur douleur, on les contraignit à s’embarquer ; et les côtes de France s’abaissant graduellement derrière eux, elles disparurent enfin à leurs regards.

Après deux ou trois journées de navigation, le capitaine du vaisseau songea à exécuter un projet qu’il avait tenu soigneusement caché : c’était de faire couler à fond le bâtiment. On l’avait choisi bien vieux et déjà il faisait eau de toutes parts ; on transporta dans la chaloupe tout ce qu’il y avait de plus précieux, et le capitaine y passa lui-même avec son petit équipage. Deux matelots seulement restèrent pour exécuter ses ordres, ce qui se fit avec toute l’intelligence possible. Ils ôtèrent un tampon qui bouchait une voie d’eau, et se jetèrent à la nage pour rejoindre la chaloupe. Quelques-uns des exilés, du nombre desquels était Ambroise, voyant le péril, brisent leurs fers, courent à la pompe, travaillent longtemps avec effort ; mais tout cela fut inutile. L’eau gagna insensiblement le fond de cale ; et au milieu des balancements effrayants du navire, ils se sentirent descendre et s’engouffrer enfin dans les abîmes des eaux[2].

  1. Des soldats ont bien pu être coupables d’une bassesse que l’on reprochait à des personnes de la première qualité. Le comte de Tessé avait fait arrêter quelques malheureux ; une personne de condition vint se jeter à ses pieds pour demander leur grâce, et ses discours étaient coupés de sanglots plaintifs et de larmes. Le comte se mit à genoux aussi devant cette personne, joignit les mains comme elle, et se mit à contrefaire la douleur par mille contorsions, tordant les yeux et la bouche, et poussant de longs hurlements. E. Benoît, Hist. de l’Édit de Nantes, tome III, liv. XXIII, p. 857.
  2. Voyez Benoît, Hist. de l’Édit de Nantes, tome V, à la fin. On y trouve une liste des personnes envoyées en Amérique. Voyez aussi les Lettres pastorales de Jurieu.