Le venin des vipères françaises/Chapitre 4

Librarie J. B. Baillière et Fils (p. 41-65).

CHAPITRE IV

Action du venin de vipère sur l’organisme animal. — Physiologie et Anatomie pathologiques.


Après avoir montré quelques propriétés dont jouit le venin à l’égard de certaines substances tirées de l’organisme animal, il nous reste à aborder l’étude de l’envenimation expérimentale, ce qui nous permettra d’esquisser les perturbations physiologiques et les lésions résultant du conflit entre le venin et l’animal vivant et d’aborder ensuite la pathologie de l’envenimation.


§ 1. — Envenimation en général.


Phisalix, comparant entre eux les symptômes produits par l’injection expérimentale sous-cutanée de venins de cobra et de vipère, s’exprime en ces termes (ind. bibl. 5) :

« Rien de plus facile à constater que cette différence d’action physiologique, si l’on examine comparativement, comme nous l’avons fait, deux cobayes inoculés sous la peau, l’un avec du venin de cobra, l’autre avec du venin de vipère. Chez le premier, l’action locale est peu manquée, et l’animal reste [pendant une, deux ou trois heures, sans paraître éprouver aucun symptôme, puis brusquement, on est prévenu des premiers troubles bulbaires par un hoquet caractéristique d’abord espacé, puis de plus en plus fréquent. En même temps, la salivation et le larmoiement apparaissent. Puis la respiration devient de plus en plus difficile ; elle est bruyante et l’animal fait des efforts considérables pour aspirer l’air qui lui manque. Bientôt survient une parésie progressive, la tête s’affaisse, tout le corps repose à terre, et c’est à peine si par des efforts violents l’animal peut faire (quelques pas. La bouche, le nez, sont remplis de mucosités ; les mouvements respiratoires sont de plus en plus rares, le cornage augmente ; la sensibilité persiste, mais l’animal ne peut plus crier ; enfin l’asphyxie arrive avec les convulsions qui précèdent la mort.

« Chez le second cobaye, au contraire, l’action locale est très marquée dès le début.

« La douleur vive est bientôt suivie d’un gonflement caractéristique avec coloration violacée de la peau ; quelquefois il y a des mouvements nauséeux et un peu de somnolence, mais l'animal reste assez vif et il ne se produit aucun des symptômes que nous venons de signaler plus haut, la respiration ne semble pas atteinte, il n’y a ni salivation ni larmoiement. Cependant l’intoxication s’accentue de plus en plus, mais elle se traduit par un symptôme qui n’existe pas avec le venin de cobra, je veux dire l’abaissement progressif de la température qui est plus ou moins rapide selon les doses. En moins d’une heure la température qui était de 39° avant l’inoculation, descend à 37° ; généralement elle diminue de 1° par heure et l’animal succombe lorsqu’elle est descendue à 32° environ.

« Mais quelquefois elle s’abaisse l)bien davantage et j’ai vu des cobayes mourir complètement froids, le thermomètre marquant de 24° à 26°.

En même temps que la température baisse, l’affaiblissement musculaire augmente surtout dans le train postérieur et l’animal succombe bientôt dans le collapsus. Le venin de vipère agit d’abord et surtout sur la moelle tandis que le venin de cobra attaque d’emblée le bulbe et principalement le centre respiratoire. »  

L’envenimation par le venin de vipère est donc caractérisée par une action locale très marquée due à l’échidnase, et par une action toxique sur le système nerveux due à une neurotoxine. Nous devons ajouter qu’elle provoque des hémorragies dans les tissus. Nous étudierons donc :

1o Les phénomènes locaux ;

2o Les phénomènes nerveux ;

3o Les congestions et les hémorragies viscérales.

§ 2. — Lésions locales (Échidnase).

Les lésions locales ne se produisent que lorsque le venin est déposé dans les tissus.

Kaufmann, en effet, a montré que si l’on injecte directement le venin dans une veine, les accidents généraux évoluent seuls. Il a vu que si l’on additionne le venin de permanganate ou acide chromique en solution, celui-ci ne produit plus d’accidents locaux. Phisalix a isolé la substance qui détermine ces phénomènes et c’est elle qu’il désigne sous le nom d´échidnase.

Vallant, dans sa thèse, donne une bonne description de la lésion qu’il a observée chez les cobayes soit après l’injection de venin en solution glycérinée, soit après morsure par la vipère (ind. bibl. 8).

« Trois ou quatre heures après l’injection de venin, l’on constate dans la région inoculée un certain œdème. Au point même où l’aiguille a pénétré l’on trouve une petite tache brune dont l’étendue est variable, sans cependant dépasser la surface d’une pièce de 50 centimes. La consistance de la peau y est un peu plus ferme, elle est absolument terne et ses limites sont nettes. Dans les jours qui suivent, elle garde le même aspect sans jamais changer de couleur. L’œdème qui a apparu en même temps augmente et gagne les parties déclives, soit l’abdomen, soit les cuisses.

« Vingt-quatre heures après l’injection, on trouve une poche liquide, extrêmement mobile, qui se déplace aux moindres mouvements. Puis dans les jours qui suivent, sa consistance change, elle devient pâteuse, diminue de volume, se dessèche, une croûte noirâtre se forme, un sillon se creuse autour et l’eschare tombe. À sa place, on trouve une large perte de substance, nettement limitée dont les bords sont à pic et secs tandis que le fond est rosé, recouvert de sérosité. Petit à petit la cicatrisation se fait, mais il reste toujours une rétraction des tissus à cet endroit, qui peut aller jusqu’à limiter les mouvements d’un membre.

« Chez les animaux mordus, le début est différent. Au niveau des points où les crochets ont pénétré, environ une demi-heure après la morsure, les poils tombent et laissent voir la surface de la peau livide et luisante. L’œdème est très accentué mais l’on n’a pas constaté comme chez les animaux injectés, cette poche liquide d’une extrême mobilité ; il reste pâteux. L’eschare se forme dans ce point où l’on a trouvé la première lésion de la peau. La marche est absolument identique à celle décrite plus haut. »

L’auteur attribue les différences qu’il signale dans le mode d’évolution de la lésion au début, à ce fait que, dans le cas d’inoculation artificielle, il n’y a pas de venin déposé dans le trajet cutané ; la masse injectée se dépose au point déclive et c’est alors seulement que se manifestent ses propriétés nécrosantes. Dans le cas de morsure, au contraire, il y a du venin répandu dans tout le trajet et peut-être même à la surface de la peau. Dans le premier cas la nécrose débute par la partie profonde, dans le second elle se produit dans toute l’épaisseur du tégument.

Romiti (ind. bibl. 2) décrit dans les termes suivants la lésion locale qu’il a observée chez un individu, mort quatre heures après l’accident, c’est-à-dire dans un délai trop court pour que l’évolution de cette lésion soit complète.

« Dans la région dorsale de la main gauche, dans la moitié du premier espace intermétacarpien, à 3 centimètres du milieu de la plaie interdigitale, se voient quatre trous ronds, nets et réguliers comme s’ils avaient été faits à l’emporte-pièce, ayant 2 millimètres de diamètre et disposés à une distance égale entre eux et en deux séries, deux supérieurs et deux inférieurs ; ils occupent toute épaisseur du tégument. La peau du voisinage est légèrement turgide dans un rayon de cinq centimètres. Mais cela ne se continue pas dans les parties voisines et, comme aspect les deux membres sont identiques.

« Le tissu cellulaire étant disséqué autour des plaies, on voit qu’il est infiltré d’une sérosité sanguinolente très fluide qui a envahi également les muscles placés dessous. Les veines voisines qui forment l’origine de la céphalique elle-même, sont à peine remplies d’un sang fluide, noirâtre. On retrouve les mêmes caractères dans le sang contenu dans les gros troncs du bras. Les plaies n’atteignent aucune veine ; elles se terminent dans le tissu cellulaire sous-cutanée qui est, tout à l’entour, largement pourvu de ces vaisseaux. »

§ 3. — Lésions cellulaires : neurotoxiques, hépato et néphrotoxiques (échidnotoxine).

Indépendamment de l’action qu’il exerce localement, le venin de vipère exerce une action spéciale sur le système nerveux. Alors même qu’on l’a débarrassé de la substance qui produit l’action locale, de l’échidnase, il reste encore toxique.

Comme la plupart des venins de serpents, le venin de vipère possède en effet une neurotoxine très active qui résiste même à une très courte ébullition, tandis que les propriétés phlogogène et hémorragipare disparaissent entre 75° et 80°. Cette neurotoxine répond au produit isolé par Phisalix sous le nom d’échidnotoxine.

L’échidnotoxine exerce une action sur la sensibilité en général, elle amène de la perturbation dans la pression sanguine et provoque des troubles circulatoires et du ralentissement des combustions interstitielles, se traduisant, comme l’a montré Phisalix, chez le cobaye par une hypothermie accentuée.


A. — Troubles de la sensibilité.


Kaufmann (ind. bibl. 3) après injection intraveineuse d’une demi-goutte de venin de vipère dissoute dans cinq gouttes d’eau distillée, chez un chien de 7 kilogrammes, constate que, pendant la durée de l’expérience, l’animal est immobile, plongé dans un état d’assoupissement et de faiblesse considérables, mais que néanmoins l’intelligence reste intacte, les mouvements des yeux indiquant qu’il comprend les caresses et la voix du maître. L’animal ne présente pas de vomissements, mais des nausées périodiques .

« Après toutes les injections, écrit Kaufmann, les animaux ont montré d’abord un moment d’excitation très court, puis une longue période d’assoupissement. L’excitation primitive n’a guère duré plus longtemps que le temps employé pour faire l’injection. L’assoupissement au contraire s’est maintenu jusqu’à la mort. Ce n’est qu’après des intervalles éloignés que les animaux se livraient à quelques mouvements que l’on doit considérer comme l’expression des nausées.

« Pendant que les animaux étaient plongés dans la torpeur, ils étaient à peu près insensibles aux excitations douloureuses. On i)pouvait les piquer, leur couper la peau et les tissus sans qu’ils manifestassent aucune réaction.

« La sensibilité générale subit donc sous l’action du venin une dépression profonde.

« L’action stupéfiante du venin diffère de celle produite par la morphine et les autres narcotiques en ce que les animaux conservent toute leur intelligence intacte…

« Le venin agit donc comme anesthésique, comme narcotique, mais sans altérer sensiblement les facultés intellectuelles. Les régions élevées de l’encéphale semblent moins ressentir ses effets que les ganglions de la base, la moelle et les nerfs de la sensibilité générale. » 


B. — Perturbation dans la pression sanguine et troubles circulatoires.


Kaufmann (ind. bibl. 3) montre que « aussitôt que le venin a pénétré dans le torrent circulatoire, il détermine une dépression énorme de la tension artérielle qui s’accuse de plus en plus jusqu’à la mort. Cet abaissement si remarquable de la tension artérielle est accompagné d’une accélération considérable des battements cardiaques. Le pouls est fréquent, mais il est très faible, et, à un moment donné, il devient presque imperceptible à l’exploration digitale. » 

Kaufmann explique l’abaissement de la tension artérielle ]par la dilatation capillaire périphérique, que décèlent les apoplexies et les épanchements sanguins dans la trame des tissus, et par la faiblesse des contractions cardiaques explicable elle-même par l’accélération du cœur. Le venin semble exercer en effet sur cet organe une action particulière. Chez un chien envenimé, Kaufmann a vu que l’excitation du nerf pneumogastrique droit, par des courants induits, ralentissait les battements du cœur sans parvenir cependant à l’arrêter. Le même phénomène se produit si l’on excite le bout périphérique du nerf pneumogastrique après section préalable.

Il pense aussi, mais cela sans donnée expérimentale, que le venin exerce une action excitante sur le système accélérateur.

« La faiblesse des battements cardiaques et le petit volume des ondées s’expliquent par l’accélération des contractions du cœur. La succession des battements est tellement rapide que le cœur n’agit à chaque systole que sur une petite masse de sang, car il devient impossible que le cœur se remplisse complètement entre deux systoles.

« Si les nerfs accélérateurs sont excités par le venin, comme je le pense, le volume des ondées doit être évidemment faible. On a constaté, en effet, que l’excitation des nerfs accélérateurs diminue le débit malgré l’accélération. La grande précipitation des mouvements n’augmente pas le travail utile mais au contraire le diminue.

« Une autre condition qui doit contribuer à la faiblesse des ondées, c’est la vaso-dilatation vasculaire périphérique et les hémorragies capillaires qui en sont la conséquence. Le sang, en effet, s’accumule dans les organes qui sont le siège de la congestion, il en résulte que la quantité totale qui circule dans les gros troncs est diminuée beaucoup. L’énorme congestion du tube digestif accompagnée d'hémorragies, retient une forte proportion du sang. Celte dérivation du sang a pour effet de diminuer la quantité totale du liquide qui circule dans les gros vaisseaux, de là la faible tension artérielle, de là la faiblesse des ondées et du pouls. L’animal semble mourir par congestion de quelques-uns de ses appareils et par anémie de quelques autres (Kaufmann, ind. bibl. 3).


C. - Ralentissement des combustions interstitielles.


Kaufmann démontre expérimentalement que, malgré les altérations causées par le venin sur le sang, les échanges gazeux sont assez peu modifiés. Il résulte de ses expériences que, pendant l’action du venin :

1o La quantité totale des gaz diminue dans le sang ;

2o Cette diminution porte surtout sur la quantité de CO2 ;

3o Le sang artériel contient une proportion d’oxygène sensiblement égale avant et pendant l’action du venin et l'hématose ne semble nullement gênée ;

4o La respiration, dans la trame des tissus semble se faire comme à l’état normal, mais on constate que la disparition de O est toujours plus forte que la formation de CO2.

« Il ressort de ces expériences, conclut M. Kaufmann (p. 39, ind. bibl. 3) :

« 1o Que le sang conserve, comme à l’état normal, la propriété d’absorber l’oxygène et de le céder aux tissus ;

« 2o Que les tissus ne semblent pas utiliser l’oxygène comme à l’état normal ;

« 3o Que l’oxygène au lieu de former presque un volume égal d’acide carbonique, ne forme qu’une très faible proportion de ce gaz, de sorte que le sang veineux quoique dépouillé de sou oxygène, ne se charge que faiblement d’acide carbonique.


D. — Anatomie pathologique.


La physiologie n’est pas seule à montrer l’action du venin sur le système nerveux.

Charrin et Claude sont parvenus à matérialiser, pour ainsi dire, cette action sur les neurones en mettant en évidence les lésions anatomo-pathologiques (ind. bibl. 6).

« Le 4 novembre 1897, on injecte à un lapin de l’extrait de sangsue, le produit de cinq têtes ; puis quelques jours après, on introduit sur la peau 1 mmgr. de venin. Ce lapin, vacciné contre l’action coagulante de ce venin sous l'influence de l’extrait de sangsue, résiste à ce poison. Néanmoins cette immunisation n’étant pas absolue, on voit survenir un amaigrissement marqué, qui, cependant cesse assez promptement. L’animal paraissait assez ])bien, lorsque, vers la fin de décembre, se sont développés des accidents progressifs caractérisés par de la faiblesse, par de l’atrophie musculaire. Le 22 janvier 1898, l’évolution de ces accidents permettait de constater l’existence d’une [paraplégie spasmodique avec retards dans la sensibilité, dans les réactions réflexes ; il existait aussi des troubles trophiques, une parésie prononcée des membres antérieurs. Bientôt les muscles du thorax ont cessé de fonctionner, l’asphyxie a déterminé la mort.

« L’examen histologique de l’appareil nerveux a permis de déceler les causes de ces accidents.

« Les nerfs, surtout ceux des membres antérieurs, sont atteints d’une névrite parenchymateuse prononcée ; la myéline est augmentée, réduite en boules plus ou moins grosses.

« Les coupes de la moelle, traitées au picro-carmin, à l’hématoxyline, à la méthode de Pal, révèlent une congestion intense. La technique de Nissl, l’hématoxyline de Delafield font découvrir des lésions cellulaires plus ou moins manquées suivant les régions, légères dans la zone cervicale, moyennes dans la partie dorsale, considérables dans le segment lombaire, plus encore au niveau de la terminaison.

« Dans le haut, on observe un protoplasma pins granuleux qu'à l’état normal, les cellules offrent quelque déformations. En descendant d’étage en étage, ces granulations aussi bien que ces déformations augmentent ; les noyaux deviennent indistincts ; les prolongements cellulaires sont plus grêles. Dans les territoires lombaire et sacré, les éléments chromatophiles disparaissent, des vacuoles se montrent de plus en plus nombreuses en se rapprochant de l’extrémité inférieure ; on distingue difficilement les masses nucléaires ; les expansions sont tordues, filiformes, la congestion est excessive ; la prolifération est manifeste, surtout au niveau du groupe antéro-interne, vers la partie de la substance moyenne grise ; en ce point les cellules embryonnaires sont assez nombreuses.

L’examen des centres supérieurs, de la protubérance, du bulbe, etc. révèle aussi quelques altérations.

« En somme on constate l’existence d’une polio-myélite lombo-sacrée associée à des névrites prédominantes dans les membres antérieurs ; les lésions centrales paraissent tenir de préférence, sous leur dépendance, les troubles morbides des pattes postérieures ; les lésions périphériques sont plutôt en rapport avec les désordres moteurs de ces membres antérieurs. » 

11 s’agit dans ce cas d’une maladie expérimentale, mais il est intéressant de rapprocher la description des lésions médullaires, surtout accentuées au niveau de la région lombo-sacrée et de la terminaison, des constatations relatées par Romiti dans l’autopsie qu’il eut l’occasion de pratiquer et qu’il consigne en ces termes (ind. bibl. 2).

« Moelle spinale — Méninges congestionnées ; les vaisseaux superficiels de la moelle sont gorgés de sang ; la moelle est de consistance normale dans toute son étendue ; il existe une légère congestion de son tissu au niveau de la substance grise et plus encore dans les parties inférieures des viscères. » 


E. — Lésions produites par l’échidnotoxine en dehors du système nerveux.


Si l’échidnotoxine semble être surtout une neurotoxine, elle produit cependant des lésions en dehors du système nerveux, et s’attaque aux éléments cellulaires du foie et du rein. M. Vaillant, dans sa thèse (ind. bibl. 8) a donné Une description très détaillée de ces lésions qui évoluent d’ailleurs en même temps que les lésions congestives. Le foie est l’organe le plus atteint. La congestion peut produire une rupture dans la continuité des cellules et même la tuméfaction trouble évoluant parfois jusqu’à la nécrose totale. Ces altérations seraient surtout marquées au niveau de la région centro-lobulaire, les cellules périphériques pouvant cependant être atteintes dans les cas où l’intoxication a été lente et prolongée.

« Le protoplasma, écrit Vaillant (p. 63), devient moins homogène les granulations qui le constituent sont irrégulières, puis elles se groupent laissant ainsi des espaces vides, des vacuoles plus ou moins grandes. Celles-ci n’ont aucune forme bien nette, leurs contours sont diffus, quelquefois elles peuvent occuper la presque totalité d’une cellule. Parallèlement à ces altérations du protoplasma, il s’en développe d’autres dans le noyau. Il commence par diminuer de volume, il se colore mal, puis il se désagrège, et quelquefois avant sa disparition complète, l’on aperçoit, répandus çà et là dans une masse protoplasmique granuleuse et vacuolaire, quelques grains de nucléine plus ou moins nets. Ces lésions sont habituellement diffuses. Cependant, dans certains cas, il semble y avoir une certaine localisation. On trouve de petits foyers où le tissu hépatique est absolument détruit.....

« À côté de cette lésion cellulaire, il y en a une autre qui semble assez constante et qui et indépendante de celle que nous venons de décrire. La dégénérescence graisseuse a été observée dans tous les cas d’intoxication prononcée. Son intensité d’ailleurs varie selon le degré de l’envenimation.....

« Cette dégénérescence graisseuse est absolument indépendante de l’état vacuolaire ; elle n’en est pas la cause. Les granulations adipeuses laissent dans les cellules un vide caractéristique dont la forme est régulièrement arrondie et les contours nets.....

Du côté du rein, les altérations sont également importantes.

« Le revêtement épithélial de la capsule de Bowmann, dans les cas de mort tardive, est souvent boursouflé, le noyau se colore mal (Thèse de Vaillant, p. 65).

« Dans les tubes contournés les lésions cellulaires sont extrêmement marquées ; elles ont une certaine analogie avec celles du foie. Toutes les cellules ne sont pas toujours atteintes ; à côté d’éléments sains ou à l’état de simple tuméfaction trouble, on en rencontre de profondément altérés. Quelquefois dans un tube les cellules sont gonflées et la lumière rétrécie, mais le protoplasma est homogène et le noyau se colore bien. Le plus souvent, des granulations et des vacuoles apparaissent dans la cellule, le noyau n’est plus alors très net. Mais le processus morbide ne s’arrête pas là : dans le foie, malgré l’intensité des lésions, les limites cellulaires subsistaient toujours ; ici elles s’effacent. C’est d’abord la limite interne qui disparaît. Les granulations protoplasmiques se répandent dans la lumière du tube ; puis bientôt on ne parvient même plus à la distinguer sur les parties latérales. On aperçoit alors un tube dont la lumière est mal limitée et occupée par un exsudat granuleux, une couronne sans structure, compacte à la périphérie, mais se désagrégeant au fur et à mesure que l’on s’approche du centre[…]

« Dans les branches de Henle, nous retrouvons la même marche des altérations, cependant elles ne se poursuivent pas toujours aussi loin. L’exsudat y est très abondant, à structure confuse, granuleuse, çà et là on peut y distinguer des fragments de noyau, rarement des hématies. Le plus souvent l’épithélium du tube n’est pas lésé dans sa totalité.

« Les branches grêles de Henle et les collecteurs sont ordinairement sains, quelquefois on peut y rencontrer une desquamation légère. Elle se fait alors en masse, des files de cinq ou six cellules viennent se placer dans la lumière de ces canaux. Le noyau de celles-ci est mal coloré et le protoplasma granuleux ; dans les intoxications lentes seulement vers le deuxième ou troisième jour, on trouve cette lésion. » 

§ 4. — Congestions et Hémorragies viscérales.

Nous étudions à part ces phénomènes de congestions et d’hémorragies parce qu’il nous semble très difficile de faire la part relative qui revient, dans leur production, à chaque élément constitutif du venin. Relèvent-ils de l’échidnase, de l’échidnotoxine, ou d’une substance spéciale conférant au venin des Vipéridés cette propriété hémorragipare ?

Nowack (ind. bibl. 7) expérimentant avec les venins de divers reptiles des pays chauds, chauffés à 80° et ainsi dépourvus de leur propriété phlogogène, a néanmoins, constaté à l’autopsie des animaux envenimés des lésions congestives des reins, des poumons et de l’intestin. Noc, au contraire, prétend avec Calmette qu’à cette température, le pouvoir hémorragipare des venins disparaît.

« En chauffant, écrit Noc (ind. bibl. 9), les divers venins graduellement de 60° à 80° pendant une demi-heure, en tube scellé au bain-marie, j’ai pu me rendre compte que tous les venins perdent complètement la propriété hémorragipare et ne déterminent chez la souris qu’un léger œdème pour toute réaction locale{{corr|.....|[…] « On peut donc arriver à débarrasser les venins de toute substance hémorragipare par le chauffage à 80°. Par centrifugation, on sépare les substances coagulées et l’on obtient des solutions limpides qui doivent contenir la neurotoxine, puisque celle-ci n’est détruite qu’aux environs de 100° et au-delà. » 

D’autre part, les phénomènes hémorragiques semblent marcher de pair au point de vue de l’intensité avec les phénomènes d’inflammation locale ; presque nuls avec les venins de Colubridés qui sont surtout neurotoxiques, ils sont très intenses avec les venins de Crotalinés qui sont peu neurotoxiques mais produisent des œdèmes considérables ; les venins des Vipérinés occupent entre ces deux extrêmes une place intermédiaire.

Ces raisons portent à croire que l’échidnase joue un rôle important dans la production des phénomènes hémorragiques. Mais on ne saurait affirmer que seule elle jouit de cette action, et il est très probable que l’échidnotoxine intervient elle aussi en créant les vaso-dilatations. La fonction hémolytique du venin, que Noc nous montre différente de la fonction hémorragipare doit, elle aussi jouer un rôle dans la production de ces phénomènes.

Quoi qu’il en soit, en ce qui concerne le venin de vipère, les phénomènes de congestion et d’hémorragies ont été observés par tous les auteurs. Kaufmann écrit (ind. bibl.3) :

« Les congestions, les hémorragies interstitielles ont leur lieu de prédilection dans la muqueuse gastro-intestinale, les muscles abdominaux, intercostaux internes et le triangulaire du sternum, les reins, la vessie, l’endocarde du cœur gauche. Les centres nerveux sont plutôt anémiés que congestionnés. »

Vaillant a décrit ces lésions congestives considérées au point de vue microscopique ; elles sont surtout marquées dans le foie et dans le rein, où elles coexistent avec des altérations cellulaires des parenchymes, dans le cœur et les poumons.

« Foie : La disposition lobulaire est parfaitement conservée, ce qui frappe tout d’abord, c’est l’état congestif du foie. Les veines intra-lobulaires sont dilatées, les capillaires qui en partent sont fortement ectasiés et leur calibre est très souvent bien supérieur à l’épaisseur des trabécules hépatiques. Parfois même leur diamètre augmente encore et donne au tissu un vague aspect de tissu caverneux. Cette zone d’ectasie capillaire s’étend quelquefois jusqu’à la périphérie du lobule et jusqu’aux espaces porto-biliaires ; le plus souvent elle ne comprend que les deux tiers ou la moitié interne du lobule […]

« Les capillaires intra-lobulaires renferment des globules blancs en plus grand nombre qu’à l’état normal ; ce sont des lymphocytes et surtout des leucocytes polynucléés. On peut dans quelques points à l’intérieur d’un capillaire sanguin, trouver un amas de trois ou quatre leucocytes réunis. » 

« Reins : Les glomérules sont généralement peu altérés, quelquefois on trouve dans la capsule de Bowmann un léger exsudat granuleux et quelques globules rouges du sang. Les cellules de revêtement de la capsule et du bouquet glomérulaire ne paraissent pas sensiblement modifiées. Mais les capillaires sont un peu dilatés et le glomérule est assez souvent infiltré par une certaine quantité de leucocytes polynucléés et quelques lymphocytes […]

« Le tissu conjonctif intercellulaire est légèrement infiltré par des lymphocytes. De loin en loin, dans la substance corticale, on rencontre de petits îlots où l’infiltration lymphocytique est très intense. Leurs limites sont très diffuses, l’infiltration diminue petit à petit sur leurs bords. Les vaisseaux sont légèrement ectasiés. Leurs parois sont intactes. À leur pourtour existe parfois une légère infiltration de lymphocytes.

« Cœur. — Les vaisseaux et capillaires sanguins sont dilatés et bourrés de sang. Par place on trouve même quelques très petits foyers d’infiltration hémorragique.

« Poumons. — Dans les préparations, on rencontre de gros noyaux où l’on trouve les altérations suivantes : une très grande quantité de lymphocytes et de leucocytes polynucléés a envahi les parois alvéolaires ; elles sont excessivement épaissies. Les cavités alvéolaires sont très rétrécies, presque effacées en certains points. Les capillaires sont fortement distendus et contiennent aussi de nombreux globules blancs polynucléés. Les alvéoles renferment un très léger exsudat granuleux et quelques grosses cellules endothéliales desquamées et boursouflées, parfois quelques hématies […]

« En dehors de ces noyaux, le tissu pulmonaire est normal ou seulement légèrement congestionné ». (Thèse de Vaillant, observation XIII : cobaye mordu par une vipère aspic. Mort deux heures après. Pages 42-45) (ind. bibl. 8).

L’autopsie, pratiquée par Romiti, nous montre que ces lésions congestives peuvent être très accentuées chez l’homme, Romiti les relate en ces termes (ind. bibl. 2) :

« Le poumon gauche présente de vieilles adhérences au sommet ; l'organe est assez congestionné dans ses parties les plus déclives ; il est rempli littéralement de sang fluide noirâtre. Le poumon droit est de même moins les adhérences ; la muqueuse bronchique assez congestionnée […]

« Le péritoine pariétal est congestionné le viscéral l’est encore plus, et davantage encore la partie qui constitue la séreuse intestinale. Les intestins sont distendus au maximum par des gaz ; leurs parois présentent une fine injection dans les vaisseaux de toutes leurs couches […]

« Rate extraordinairement molle, mesurant 16 centimètres dans son plus grand axe ; pulpe splénique demi-fluide, couleur lie de vin, sang noir fluide dans les gros vaisseaux, corpuscules de Malpighi assez apparents ; poids 265 grammes […]

« Le foie pèse 1,680 grammes ; son parenchyme est mou, jaune foncé, ses vaisseaux sont gorgés de sang noir fluide, qui s’écoule en abondance en comprimant le viscère[…] il existe sur la face inférieure de l’organe de nombreuses suffusions sanguines, véritables ecchymoses, sous la capsule de Glisson ; la plus grande partie de celles-ci sont punctiformes, mais il en existe une d’un centimètre et demi de diamètre, située sur la face inférieure du lobule de Spiegel, dans sa partie médiane […]

« Les reins ont une texture molle, ils sont assez congestionnés, surtout dans la partie corticale ; des ecchymoses analogues à celles du foie existent sous la séreuse ; elles se trouvent sur la lace postérieure, surtout sur le rein gauche […]

« Capsules surrénales congestionnées. Les organes génito-urinaires sont normaux.

« Les intestins ouverts renferment un peu de matières.

celles-ci sont molles et colorées par la bile ; la muqueuse est congestionnée, surtout près de l’iléon […] (Homme de 40 ans mort, quatre heures après morsure de vipère aspic.)

§ 5. — Mécanisme de la mort.

Ces lésions si diverses créées par le venin permettent d’expliquer la mort qui survient à la suite de l’intoxication vipérique. Il est plus difficile de faire la part relative qui revient à chaque lésion envisagée en particulier. Romiti termine le compte rendu de son autopsie par le diagnostic anatomique suivant : « Mort par congestion pulmonaire asphyxique due à un empoisonnement rapide. »

Les lésions congestives, l'hypothermie qui en résulte peuvent aussi expliquer la mort.

Pour Kaufmann (ind. bibl. 3) celle-ci « est due surtout U l’apoplexie de l’appareil gastro-intestinal et du rein, et aussi à l’action stupéfiante exercée sur les centres nerveux. L’anémie profonde, écrit-il, qui succède à la congestion et à l’hémorragie des organes abdominaux est à mes yeux très suffisante pour expliquer la mort dans le cas d’introduction directe du venin dans le sang. La respiration s’éteint toujours avant le cœur. Celui-ci peut continuer à battre pendant deux ou trois minutes et même plus après l’arrêt respiratoire. » 

Il s’agit de la mort survenant après injection intraveineuse, c’est-à-dire dans des conditions où le venin ne produit pas de lésion locale, Mais considérant les cas où le venin est inoculé dans le tissu conjonctif sous-cutané, Kaufmann distingue les cas où la mort, survenant quelques heures après l'inoculation, résulte d’une absorption toxique et ceux où la mort est plus tardive, survenant douze heures, par exemple, après absorption du venin. Dans ce cas le venin ne tuerait pas directement comme poison, mais indirectement par les effets locaux congestifs et hémorragiques qu’il provoque, les lésions locales devenant le point de départ d’une infection qui tue ensuite rapidement les animaux. Kaufmann remarque en effet que chez le cobaye la toxicité du venin semble varier selon le lieu de l’inoculation sous-cutanée. Tandis que deux lots de deux cobayes inoculés, l'un à la face interne de la cuisse droite, l'autre sur la ligue médiane de la tête un peu au-dessus des narines succombent tardivement, 20 heures environ après l’inoculation un troisième lot de deux cobayes inoculés à la face latérale gauche de la poitrine survit.

Chez les cobayes des deux premiers lots, Kaufmann avait constaté une infiltration énorme des tissus autour du point d’inoculation, sans lésions hémorragiques du côté du rein, du tube digestif et du cœur. Chez les cobayes du troisième lot qui ont survécu, l'infiltration locale était moins étendue.

« Cette expérience démontre, écrit Kaufmann, que la même dose de venin est inégalement dangereuse suivant le point de la peau où elle est inoculée. Si le venin est déposé dans une région où les lésions locales peuvent s’étendre facilement, la mort arrivera comme conséquence de ces altérations locales ; si, au contraire, le venin est inoculé dans un point qui, par sa position ne permet pas l’extension des accidents locaux sur une grande surface, il se produit une gangrène de la peau et élimination d’une eschare, mais sans accidents mortels.

« Dans le cas de morsure naturelle, la mort peut certainement, comme dans les cas d’expérimentation, être le résultat d’une intoxication par absorption du venin ou la conséquence des altérations locales extrêmement intenses qui apparaissent dans la plupart des cas. Je puis affirmer d’après mes observations que les lésions hémorragiques locales, c’est-à-dire celles qui se développent au point de la morsure, causent plus souvent la mort que l’absorption du venin et son transport par le sang dans tous les points de l’économie. » 

Autrement dit, il est certain que dans certains cas la mort est due à l’action de l’échidnotoxine, mais pour Kaufmann, le principe local, l’échidnase, serait lui aussi capable d’entraîner la mort.

INDEX BIBLIOGRAPHIQUE


1. Albertoni. – Sull’azione del veleno della vipera. (Lo Sperimentale. Firenze, 1879, p. 142-153.)

2. Romiti (G.). – Indagini anatomiche sopra un caso di morte da morsicatura di vipera. (Riv. clin, di Bologna, 1884 ; 3 s, IV, 26-29.)

Recherches anatomiques sur un cas de mort par morsure de vipère, trad. par G. Millot Carpentier. (Archives italiennes de biologie. Turin, 1884 ; p. 37-46.)

3. Kaufmann. – Du venin de la vipère. (Mém. de l’Acad. de médecine, 1889, tome 36.)

4. Kaufmann. – Les Vipères de France. (Paris 1893.)

5. Phisalix (C.). – Venins et Animaux venimeux dans la série animale. (Revue Scientifique, Paris 1897, 14 août.)

6. Charrin et Claude. – Paralysie expérimentale sous l’influence des venins. Altérations de la moelle (poliomyélite) et des nerfs (névrite). (Compt. rend. Acad, des Sciences. Paris, 1898, p. 925-926.)

7. Nowack (J.). – Étude expérimentale des altérations histologiques produites dans l’organisme par les venins des serpents venimeux et des scorpions (trav. du lab.de M. Metchnikoff). (Annales de l’Institut Pasteur, Paris, juin 1898.)

8. Vaillant (L.A.A.M.). – Étude expérimentale de quelques lésions viscérales causées par le venin des serpents. (Thèse de Bordeaux, 1902, 75 p., no 46.)

9. Noc (F.). – Sur quelques propriétés physiologiques des différents venins de serpents (trav. du lab. de M. Calmette). (Annales de l’Institut Pasteur, juin 1904.)