Le véritable conducteur aux Cimetières/Histoire


HISTOIRE
DU
CIMETIÈRE DU PÈRE LACHAISE


Dulaure, dans son Histoire de Paris, nous apprend que le terrain, que nous connaissons aujourd’hui sous la dénomination de Père Lachaise, porta, à une époque déjà fort reculée, le nom de Champ-l’Evêque. Les chroniqueurs ont omis de nous apprendre d’où lui venait ce nom ; Ste-Foix suppose qu’à cette époque il appartenait à l’évêque de Paris ; son origine bien connue ne remonte pas plus haut que le 14e siècle, époque où le peuple parisien, qui fut toujours fort pour donner à toutes choses des sobriquets de son invention, le baptisa la Folie Regnault, du nom d’un épicier de cette époque, qui s’était donné les tons d’y faire bâtir une belle maison, et qui continua à y venir jouir des plaisirs de la campage et de la beauté du coup d’œil, sans s’inquiéter nullement des quolibets des messieurs de la capitale.

Bien n’est stable sur cette terre, plus mouvante encore que le sable. L’épicier Regnault mourut, et, ce qui arrive très-souvent dans cette sorte de circonstance, comme il laissa plusieurs héritiers, ses biens furent vendus. Or, c’était l’époque où les jésuites commençaient déjà à forger les premiers anneaux de la chaine dans laquelle ils espéraient bien finir par faire entrer tous les Rois. Les femmes qui, de tout temps, quoique dignes de notre amour et de nos hommages, n’en eurent pas moins la tête un peu faible, s’engouèrent des RR. PP ; et une dévote fit l’acquisition de la Folie Regnault pour la donner à ces respectables religieux qui, domiciliés alors rue St-Antoine, en firent leur maison de campagne.

— Ah ! si les murs de cet antique jardin pouvaient parler, que de choses curieuses ne nous révèleraient-ils pas ! Que de complots, de lettres de proscription, de poignards aiguisés, d’insinuations perfides, de dénonciations calomnieuses sont sortis de cette enceinte ! Les destinées de la France, pendant de longues années, tournèrent sur pivot à la Folie Regnault, comme on voulut les faire tourner, il y a peu de temps encore à Montrouge ; mais aujourd’hui n’est plus comme autrefois, les Français ont des yeux et ils voient. Il a fallu de notre siècle cent numéros de journal pour mettre les jésuites à la porte de Montrouge ; il a fallu près de 300 ans pour les chasser de la Folie Bcgrzault.

Comment s’y prirent les RR. PP. pour changer ce nom baroque de Folie Regnault en celui de Mont-Louis ; c’est le hazard et un peu de flatterie qui firent tout. Le Cardinal Mazarin conduisit en 1652 Louis XIV, encore enfant, sur le plateau de cette colline, pour lui faire voir le combat qui eut lieu dans le faubourg St.-Antoine, entre Turenne et le grand Condé. Tous ceux qui savent leur histoire n’ignorent pas que le grand Condé fut battu et faillit perdre son armée ; mais, ce qui est moins connu, c’est que les jésuites profitèrent du petit divertissement qu’ils venaient de donner à l’enfant royal pour lui demander et obtenir la permission de changer le nom baroque de Folie Regnault en celui de Mont-Louis : ce qui n’empêcha pas le peuple de lui conserver le nom qu’il lui avait donné ; il eut même l’impertinence d’appeler plus tard la maisonnette du vénérable confesseur du Roi la Folie Lachaise, ce qui est fort malhonnête, attendu qu’un jésuite a toujours été et est encore un homme fort respectable, qui n’a qu’un petit défaut, c’est d’être né français, et de vouloir ne recevoir des ordres que de Rome.

Si Louis XIV fut grand, ce ne fut pas sur la fin de ses jours ; comment eut-il pu l’être, affaibli par les ans et obsédé par deux mauvais génies, une femme bigote et un confesseur jésuite ; chaque jour le conciliabule qui se tenait au Mont-Louis arrachait un décret, une faveur, une lettre de cachet ; delà partirent la St.-Barthélemy, les dragonades des Cévennes ; l’incendie de Charenton et tant d’autres gentillesses dont il est inutile de rapporter aujourd’hui la liste ; attendu que, depuis quelques annexes, cette troupe de corrupteurs et de régicides a été tellement mise à nu, qu’il n’y a plus rien à apprendre sur son compte.

Nous laisserons donc de côté la doctrine et les hauts faits de ces fanatiques pendant leur long séjour au Mont-Louis ; les mémoires de La Chalotais sont mille fois au-dessus de tout ce que nous pourrions dire à ce sujet. D’ailleurs c’est l’histoire du cimetière que nous faisons et non celle de ses maitres. Une justice à rendre au révérend père Lachaise, c’est de dire que ce jardin fut extraordinairement embelli entre ses mains, ainsi que le prouve la gravure que Dulaure a consacrée à retracer le coup-d’œil que sa maison de plaisance offrait à cette époque. De six arpens l’enclos fut porté à 52, ce qui est fort raisonnable pour un religieux qui a fait vœu de pauvreté. On sema du blé sur les parties hautes, on planta des vignes sur les côteaux ; et le plus remarquable, ce fut un verger dans lequel sa Révérence, qui avait un faible pour les beaux et bons fruits, réunit, à la manière des jésuites, c’est-à-dire pour des chapelets et des indulgences, tout ce qu’il y avait de mieux en fruits de France. Le Roi lui-même n’en avait pas de pareils ; mais on sait qu’un Roi de France, à cette époque, n’était qu’un petit garçon auprès d’un jésuite. Une pièce d’eau, dont quelques saules trahissent encore la place, des bosquets et des boulingrins dispersés complétaient l’ensemble de ce jardin.

Là sa Révérence recevait ce qu’il y avait de gros bonnets à cette époque ; Madame de Maintenon elle-même y venait faire sa câline, et Boileau le sévère Boileau, fut assez intéressé et assez plat courtisan, pour y aller faire sa courbette, et regarder comme une faveur insigne l’honneur d’y avoir lu sa pièce de vers intitulée l’Amour de Dieu. Il nous semble qu’avec des sottises pareilles sur la conscience, on ne devrait pas se montrer si sévère censeur envers les autres pauvres pécheurs.

Enfin le grand jour de la justice arriva. Tous les parlemens de France se liguèrent contre les jésuites ; on les pria honnêtement de vouloir bien entrer dehors ; ils firent quelques façons. Louis XV sanctionna leur expulsion, et le Pape lui-même, le Pape Clément XIV abolit leur ordre… Aussi sommes-nous bien sûrs que, si jamais on rend aux jésuites le droit de faire des apothéoses, ils ne feront pas un saint de Clément XIV, et c’est dommage ; ils l’auraient inscrit à côté de ce digne frère Jacques-Clément, qui avait si bien mérité place dans leur martyrologe par une lâche tentative d’assassinat sur la personne du Roi.

Voilà donc ces pauvres Jésuites forcés de quitter notre royaume où ils se trouvaient si bien ; le coup était cruel et de nature à faire tourner la tête : aussi les pauvres pères la perdirent-ils ; dans leur désespoir ils oublièrent de payer leurs dettes ; sans respect pour leur personne sacrée, le Parlement de Paris, qui, à cette époque, n’entendait pas la plaisanterie, ordonna tout simplement que Mont-Louis serait vendu pour payer plusieurs millions de lettres de change dues aux Lyonnais, et Mont-Louis fut vendu en 1765.

Ce furent MM. Baron-Desfontaines qui en firent l’acquisition ; ils conserveront long-temps ce joli parc ; mais la révolution, en altérant leur fortune, leur ôta les moyens de l’entretenir convenablement, et bientôt morcelé entre un grand nombre de locataires, il allait, ainsi que la vieille maison du Père Lachaise, perdre sa splendeur et son nom, quand M. Frochot, satisfait de sa position riche et pittoresque, en fit au nom de la ville, et moyennant 160,000 francs, l’acquisition pour en former un cimetière.

M. Brongniard, architecte, fut chargé de la disposer convenablement pour sa nouvelle destination, et le génie de cet architecte se développa dans cette entreprise digne de ses vastes dessins. Il baptisa le Mont-Louis Cimetière de l’Est ; mais le peuple, fidèle à ses vieilles habitudes, ne tint aucun compte de cette nouvelle dénomination, et lui conserva le titre de cimetière du Père Lachaise, tout content (parce que le peuple a toujours aimé les Jésuites) de voir la maison d’un réverend père de la Société de Jésus, transformée en un cimetière. Ce fut, dit Dulaure, le 1er mai 1804, que se fit dans la partie basse de ce nouveau cimetière, la première inhumation, celle d’un porte-sonnette du commissaire de police du faubourg St-Antoine.

Cependant, par une de ces bizarreries inexplicables du cœur de l’homme, ce lieu, à qui la nature ait prodigué tous ses dons, et que les merveilles de l’art venaient de rendre supérieur à tout ce qu’il avait paru jusque-là, fut stigmatisé dès son ouverture, par la défaveur du peuple. Quelles furent les causes de cette défaveur ? M. Marchand, dans un ouvrage qu’il a publié spécialement sur le Père Lachaise, en a cité deux, et nous sommes de son avis. Ces deux causes furent : 1° la révolution ; 2° la manie des victoires.

La révolution, en bouleversant la France, en arracha violemment toutes les vertus, et le respect pour la cendre des morts fut une de celles qui ne reprirent que bien tardivement leur place dans le cœur des Français.

La gloire militaire, qui succéda aux orages de la révolution fut peu favorable à la sollicitude que tout mortel doit éprouver pour la mémoire de ses proches, à une époque où chaque mort faisait faire à chacun un pas en avant dans la carrière des dignités ou dans la route des faveurs. La mort ne pouvait pas être considérée par les vivans d’un œil philosophique, ni mélancolique : on se poussait, on se heurtait ; et une fois arrivé au poste, on s’inquiétait fort peu de ceux que l’on avait renversés sur la route.

Cet ordre de choses ne fut pas de longue durée ; la victoire se lassa de nous suivre ; les élémens se déchainèrent contre nous, les désastres de Russie donnèrent le signal ; et nos armées, invincibles jusqu’alors, reculèrent pas à pas de Moscou jusqu’à Paris. Les malheurs de l’invasion, la perte du Cygne français (l’abbé Delille), celle de l’immortel Grétry, les morts tragiques et effrayantes de Labédoyère et du maréchal Ney tournèrent insensiblement les esprits vers les idée mélancoliques. On alla promener sa rêverie dans les terrains les plus funèbres. Peu à peu on jeta un coup d’œil observateur sur l’admirable position du Père Lachaise ; On aima à y aller contempler le dernier asyle de quelques-uns de ces soldats français qui avaient pendant 15 ans renversé et porté des couronnes : cela consolait un peu des revers du jour. A force de fréquenter cet enclos, on en admira les site heureux et variés ; ce mélange de plaines, de coteaux et de plateaux offrant mille inégalités pittoresques. Le superbe coup-d’œil donton jouit sur les collines, et enfin es affections religieuses et respectables des parens pour la mémoire des leurs, achevèrent de faire la fortune de ce cimetière, et le transformèrent en un véritable Elysée.

Alors les hommes opulens s’empressèrent à l’envi de couvrir ce sol de monumens plus ou moins fastueux : les uns y développèrent toute la richesse des beaux arts ; les autres, toute la bizarrerie de l’imagination : tous les genres, toutes les formes de tombeaux usitées jusqu’à ce jour, vinrent se placer dans cette enceinte funèbre ; et ce fut justement cette confusion de tous les genres qui fit la principale beauté de ce dernier asile de la mort. Un monument superbe, élevé près d’une pierre modeste, forme un contraste qui n’attriste pas l’œil, dès que l’on réfléchit que, sous ces deux cénotaphes si différens de forme et de richesse, repose une simple poussière parfaitement semblable.

Les élèves de l’Ecole de Médecine, en portant à bras le corps de l’un de leurs maîtres bien-aimés, le docteur Béclard, renouvelèrent pour la France ces funérailles patriotiques, usitées chez les anciens. Les obsèques du général Foy vinrent ajouter encore plus d’énergie à ces derniers devoirs rendus par une nation reconnaissante aux grands hommes qui avaient bien mérité de la patrie : là, par le temps le plus affreux, cent mille hommes, à partir du premier jusq’au dernier échelon de la société, accompagnent la dépouille mortelle jusqu’à son dernier asile, et deux millions d’hommes dotent les fils du guerrier citoyen que la France venait de perdre.

Dès-lors l’opinion publique conserve ce tribut d’amour et de reconnaissance au trépas d’un grand citoyen. Talma, La Rochefoucault, Manuel reçoivent les mêmes honneurs ; et si l’autorité, peu bienveillante pour ces hommages désintéressés, a cherché quelquefois à entraver leur expansion, elle n’a pu les arracher du cœur de la France entière, qui regarde leur manifestation comme un devoir sacré que rien ne peut ni ne doit lui empêcher de remplir.

Dans l’automne de 1820, la vieille maison du Père Lachaise fut abattue, et céda sur la plateforme sa place à la chapelle qu’on y voit aujourd’hui.

Ces funérailles achevèrent de porter la faveur du Père Lachaise au plus haut degré, et l’on peut juger de cette faveur par le tableau progressif suivant :

En 1804[1] on plaça dans le cimetière du Père Lachaise, 113 pierres tumulaires 
 113
En 1805 
 14
En 1806 
 19
En 1807 
 26
En 1808 
 51
En 1809 
 66
En 1810 
 76
En 1811 
 96
En 1812 
 130
En 1813 
 242
En 1814 
 509
En 1815 
 635

Ainsi, en 1815, il n’existait encore que 1877 tombeaux dans le cimetière de l’Est et depuis deux années seulement, on faisait emploi du marbre ; et aujourd’hui on compte trente-un mille monumens ou pierres tumulaires. Quelle faveur fut jamais mieux prononcée !

Avant de passer à la distribution du cimetière, distribution qui doit nous servir de guide pour passer en revue les tombeaux remarquables que l’on rencontre avec tant de profusion, nous insérons ici le tarif de ce qu’il en coûte aux parens pour y faire obtenir une place à leurs proches.

Deux mètres de terrein pour une concession perpétuelle 
 250f.
Acte de vente, timbre, enregistrement 
 18  63c.


Report d'autre part… 268 f. 63 c.
Entourage en bois… 25
Pierres tumulaires debout avec gravure de 250 lettres… 40
Premiers frais d'un petit jardin, plantation de quatre sapinettes avec quelques fleurs… 20
Pour une fosse temporaire… 50
Entourage, pierre et jardin… 85

Total 488 63


Et encore, sur ce prix, peut-il être diminué quelque chose, vu la concurrence[2].


  1. Promenade au Père Lachaise, 1816. Chez Lebègue, imprimeur, [illisible]
  2. Voyez, pour ces tarifs, qui ont un peu vieilli, notre article intitulé Instruction, etc, etc.