Le tyran (Verhaeren)

Les Forces tumultueusesSociété du Mercure de France (p. 51-54).
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LE TYRAN


Maître de tous par son âme, le tyran clair,
En un site de fête où l’ombre et le soleil
Versent la pourpre et l’or, comme un double conseil,
Sur les choses du monde, écoute arder dans l’air

Les cris, les vœux, les hurrahs fous et les délires
Que, sans un mot, ni sans même un geste, dispense
À tous, son immobile et suprême présence.
Il a maté les rois et vaincu les empires,

Il a cassé les dents au peuple et maintenant
Qu’il vit unique en la splendeur blanche, son cœur
D’être à tel point désert et solitaire, a peur.
Les feux ne sont point seuls, là-haut, au firmament.


Hommes, femmes, amis, enfants, dès qu’il les aime
Malgré sa volonté, lui deviennent esclaves ;
Il pétrifie en eux l’amour, comme les laves
D’un mont torride et fou brûlent un pays blême.

Il est monté si haut que nul ne l’a suivi.
En vain, il cherche un Dieu : son cœur ne le sent pas,
Sa volonté s’égare — et son désir est las
Et son orgueil est fatigué d’être assouvi.

Lui-même est devenu son négateur. Sa flamme
Sombre brûle le bloc en or de sa puissance,
Grâce à cette âcre et trépidante jouissance,
Qu’il goûte à blasphémer ce que le monde acclame.

Il vit pourtant sans rien montrer de son effroi ;
Muet comme un palais gardé par des soldats,
Où seul s’entend toujours, veillant et lourd, le pas
De celui-là dont le pennon claque au beffroi.

Il reste à tous sacré. Une force divine
Semble muscler de bonheur vierge et clair, sa force ;
Il est tragique et clos comme l’arbre sous l’écorce
Et rien ne s’aperçoit et rien ne se devine.


Mais la clarté du ciel sait bien qu’il est allé
Souvent, loin des cités, en plein pays de bois,
Près d’un marais mortel couleur d’encre et de poix,
Dont le sol noir de moisissure est tavelé,

Chérir éperdument la vie orde et bannie,
La vie humble et proscrite, en des exils si tristes,
Que seuls, le houx, l’ortie et les ronces persistent
À croître, en de tels lieux de lèpre et de sanie.

Qu’il y vécut d’une existence ardente, seul ;
Le cœur penché vers l’ombre et la pitié, le cœur
Fervent, le cœur enfin sauvé par la douceur
D’avoir à soi ces fleurs de mort et de linceul,

De les aimer et de se croire aimé par elles ;
Avec leurs dents, leurs dards et leur fureur tactile,
De les serrer sur soi comme un cilice hostile,
Dont on savoure enfin les morsures cruelles,

Si bien qu’en ce jour même, où l’ombre et le soleil
Versent la pourpre et l’or sur la ville qui luit
Et la fête qui chante et qui gonfle son bruit,
S’il rayonne, le torse droit, le front vermeil,


C’est que son corps est assailli de baisers rouges
Qui, dans l’abaissement de tous devant sa face,
Le font aimer, brûler, souffrir et crier grâce
Au torturant contact des épines qui bougent.