Édouard Garand (p. 23-26).

VII

LE FUME-CIGARETTES


Madeleine était encore sous l’effet du récit que Jules Laroche venait de lui faire des attentats qui avaient été commis contre lui le matin même.

Le notaire semblait atterré.

À quoi cette terrible affaire allait-elle aboutir ! Sa fille et lui sortiraient-ils vivants de la série de pièges qu’on leur tendrait sans doute.

De nouveau, malgré sa grande résolution de la nuit précédente, il essaya de détourner sa fille de l’idée de suivre le détective dans ses pérégrinations. Mais Madeleine repoussa dignement l’attaque de son père.

— Je suis la plus jeune de la famille, dit-elle, la seule capable de remplir la tâche. Et il est nécessaire que les Morin, descendants du garde du château St-Louis, soient représentés dans cette recherche du trésor. Il faut, papa, que tu consentes de gaieté de cœur à ce que j’accompagne monsieur Laroche.

Le vieux notaire poussa un profond soupir.

Le détective déclara alors :

— Réellement, monsieur Morin, j’ai besoin de votre fille pour faire parler le père Latulippe qui ne me connaît pas et qui pourrait se méfier de moi.

— Oui, car le vieux centenaire est très méfiant, tu sais, papa.

Le notaire, sa fille et le détective étaient assis sur la galerie de la résidence de monsieur Morin.

Jules Laroche allait répondre qu’à cent ans on en a assez vu pour être méfiant quand une automobile arrêta en face de la maison. Un jeune homme fort bien mis la conduisait.

— Tiens, c’est Jean, fit Madeleine.

— Qui ? demanda le détective.

— Mon ami, monsieur Labranche.

— Ah ! ah ! Invitez-le donc à venir ici. Je serais particulièrement enchanté de faire sa connaissance.

— J’ai su qu’on vous avait volé cette nuit, notaire, dit le jeune homme toujours assis dans son automobile.

— Malheureusement oui, répondit le vieillard.

Madeleine cria :

— Jean, venez donc ici, pour quelques minutes. Vous ne partirons pas avant une demi-heure pour aller voir le père Latulippe. Venez.

Jules regarda la jeune fille avec un air désapprobateur :

— Vous n’auriez pas dû lui dire qu’on allait chez le père Latulippe, fit-il doucement. Il ne faut pas que vous confiiez vos secrets, fût-ce à ce poteau de télégraphe, là-bas.

Madeleine baissa la tête, avec un air de petite fille de couvent prise en faute et déclara :

— Je ne le ferai plus, mère supérieure, je vous le promets.

Jules Laroche éclata de rire.

Le jeune Labranche montait les marches de la galerie.

— Monsieur Jean Labranche, monsieur Jules Laroche, présenta la jeune fille.

Le détective tressaillit légèrement. Comment se faisait-il qu’il n’eût pas pensé à cela plus tôt !

— Vous jouez à la Bourse, monsieur Labranche, fit-il du ton le plus dégagé du monde.

— Oui, monsieur, et la chance me favorise plus souvent qu’à mon tour.

Jules se lança alors à fond de train dans une conversation sur les valeurs de Bourse. Il eut vite fait de s’apercevoir que Labranche ne connaissait pas le moindre mot technique en la matière et ignorait complètement l’existence même de valeurs universellement célèbres.

— Tiens, tiens, pensa-t-il, ce jeune homme a menti quand il a dit à mademoiselle Morin qu’il jouait à la Bourse. S’il n’y joue pas, s’il ne travaille pas, ce n’est point là qu’il puise son argent. Et il dépense beaucoup. Voyez-moi cette superbe automobile ! Son père ne doit pas lui donner beaucoup d’argent : il est pauvre. D’où donc ses billets de banque proviennent-ils ?

Gêné par la conversation de Jules sur la Bourse et ayant sans doute peur de se compromettre en parlant à tort et à travers de questions qu’il ne connaissait pas, Labranche s’excusa, prétextant un important message oublié et prit congé de ses hôtes, non sans jeter un regard équivoque sur le détective.

Quand il fut parti, Jules Laroche demanda à la jeune fille :

— Monsieur Labranche savait-il que les bouts de parchemin étaient dans le coffre-fort ?

— Mais oui, fit le notaire ; hier soir, il a demandé de les voir ; je lui ai répondu qu’ils étaient dans le coffre-fort et qu’ils y resteraient tant que vous ne les réclameriez pas.

Le détective resta songeur quelques instants ; et puis :

— Où demeure monsieur Labranche ? questionna-t-il.

— Son père, comme on vous l’a déjà dit, passe l’été dans son chalet, sur le bord de l’Etchemin. Le jeune homme s’est fait bâtir un petit bungalow non loin du chalet de son père et vit seul à cet endroit. Il dit qu’il aime la solitude.

— Et il est étudiant en médecine ?

— Oui.

— Je ne le crois pas.

Madeleine sursauta :

— Comment ! Vous êtes d’opinion qu’il n’étudie point la médecine ?

— Oui. En tout cas, si vous le permettez, je vais appeler le secrétaire de l’Université Laval, à Québec.

Le notaire et sa fille attendaient avec impatience le résultat de l’appel téléphonique pendant que Jules parlait, l’appareil en mains.

Cinq ou six minutes se passèrent. Le détective revint sur la galerie. Il déclara, à la stupéfaction de monsieur Morin et de sa fille :

— Jean Labranche, dit-il, ne s’est pas inscrit à l’université pour l’année qui vient de s’écouler. Conséquemment, il n’a pas assisté à un seul cours de la Faculté de Médecine.

Jules demanda alors à la jeune fille si elle était prête à l’accompagner au bungalow de Labranche :

— Nous allons faire un cambriolage, fit-il en riant.

Madeleine accepta avec plaisir.

Quelques minutes plus tard, ils s’engageaient tous deux en auto sur la route de St-Anselme qu’ils quittèrent quelques arpents plus loin pour prendre un chemin privé aussi mauvais que le « Petit St-Henri ».

Après qu’ils eurent filé deux ou trois milles sur cette route, Madeleine pointa une maison sur le bord de l’Etchemin et déclara :

— C’est là que demeure le père Labranche, le père de Jean.

Quand ils arrivèrent devant le chalet, Jules fit stopper son « Racer » et observa :

— Je crois, dit-il, que nous ne ferions pas mal de causer quelques minutes avec le docteur Labranche.

Madeleine appela :

— Docteur, docteur !

Un vieillard encore alerte apparut dans l’entrebâillement de la porte :

— Tiens, dit-il en souriant, c’est la petite Madeleine à mon vieil ami le notaire. Que viens-tu faire par ici ?

Le vieux était déjà rendu à l’automobile.

— Oh ! Nous venons simplement admirer les beautés de l’Etchemin coulant au milieu de ce vert paysage.

Madeleine présenta Jules qui déclara de suite :

— Je connais bien votre fils Jean, docteur. Il est toujours étudiant en médecine, n’est-ce pas ?

— Mais oui, mais oui ; et il me dit qu’il a passé tous ses examens avec grand succès cette année encore. C’est aussi un financier. Il joue à la Bourse et fait de bonnes affaires. La semaine dernière j’ai consenti à lui donner $100. Il les a placées en Bourse et m’en a rapporté $600, hier. Figurez-vous ma joie !.. Ah ! Je peux me vanter d’avoir un bon fils, monsieur. Dieu me récompense des sacrifices que j’ai consentis pour le faire instruire. Il veut me faire cadeau d’une automobile, prétendant que mon cheval et ma voiture de médecin sont d’un autre âge.

Évidemment le vieux docteur ignorait que son fils n’avait pas assisté à un seul cours de la Faculté de Médecine, l’année précédente.

— En tout cas, se dit le détective, Jean Labranche peut bien être un bandit, mais c’est un bon fils.

Il ne put s’empêcher d’admirer le geste du jeune homme remettant $600 à son vieux père.

Tant il est vrai qu’il y a toujours dans le cœur du criminel le plus endurci une petite étincelle de vertu.

Mais Jean Labranche était-il un criminel ?

Jules avait bien peu de preuves. Ce n’est pas un crime de laisser croire à son père qu’on est étudiant en médecine quand on ne l’est plus. Mais toujours revenait la question : « Où donc Labranche prenait-il l’argent dont il vivait ? »

Jules et Madeleine continuèrent leur route après avoir dit un amical bonjour au vieux docteur.

Ils filèrent quelques minutes. La route était de plus en plus mauvaise. Les soubresauts de la voiture poussaient souvent Madeleine contre le détective. La jeune fille sentait une émotion mystérieuse l’envahir. Elle était toute intimidée.

Le trajet se fit silencieusement, Jules Laroche songeait aux événements qui s’étaient précipités. Hier encore, il ne connaissait rien de toute cette terrible histoire. Et aujourd’hui il était emmêlé dans la trame, cherchant le bout du fil. Mais la présence de la jeune fille le distrayait de ses réflexions. De temps en temps, il la regardait du coin de l’œil : leurs regards se croisaient, s’appuyaient l’un sur l’autre. Ils souriaient, gênés, sans mot dire.

Enfin, ils arrivèrent en face du bungalow de Jean Labranche.

— C’est ici, fit Madeleine.

La maisonnette était bâtie sur une élévation dominant la rivière Etchemin. Elle avait un air coquet, à travers les branches des chênes qui la cachaient partiellement à la vue. Au pied de la maison, l’Etchemin coulait doucement. Sur le bord, il y avait un petit quai auquel une corde retenait un canot de toile.

Aux alentours, c’était le silence rompu seulement par le gazouillis des oiseaux. Jules descendit de l’automobile, scruta la place aux quatre coins cardinaux : personne. Il aida alors Madeleine à descendre et ils se dirigèrent tous deux silencieusement vers le bungalow.

La serrure de la porte n’était pas compliquée. Le détective eut vite fait de l’ouvrir avec une fausse clef faisant partie du trousseau qu’il avait toujours dans une poche.

Ils entrèrent tous deux dans le bungalow. Jules referma soigneusement la porte derrière lui.

La maisonnette se divisait en trois pièces : une cuisine, un fumoir et une chambre à coucher. L’ameublement était fort riche.

Jules alla de suite à un petit secrétaire. Il n’était pas fermé à clef. Le détective l’ouvrit et en sortit une liasse de billets de banque : billets de 20, de 50 et de 100 piastres.

— Diable ! fit-il, ce jeune Labranche n’est pas très prudent.

Au comble de la surprise de Madeleine, Jules se pencha ensuite sous le lit et en tira une paire de souliers qu’il examina soigneusement.

— Tiens, dit-il à la jeune fille, votre ami porte des talons de caoutchouc de marque « Panthère ». Je vois gravée sur la semelle : pointure 8 1-2. Cela vous intéresse sans doute, mademoiselle.

— Mais, monsieur Laroche, qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse !

— C’est vrai : vous ignorez que le criminel qui a violé la fosse de votre aïeul portait des chaussures de 8 1-2 et des talons de caoutchouc « Panthère ».

Madeleine devint affreusement pâle…

— Alors, vous croyez que… que… fit-elle.

— Je ne crois rien du tout, je ne sais rien du tout, mademoiselle ; je cherche.

Le détective continua son examen minutieux de la place.

Dans un panier à vidanges, il découvrit un linge blanc maculé d’une substance rouge qui ressemblait beaucoup à du sang.

— Vous dites que vous avez tiré trois coups de revolver sur le bandit, cette nuit. Êtes-vous sûre de ne pas l’avoir touché ?

— Je n’en sais rien. Tout ce que je puis dire, c’est qu’il a sauté dans l’auto, tout comme si aucune de mes balles n’avait porté.

À ce moment, le détective était à examiner une manche de veston. Il s’aperçut soudain qu’à deux endroits la manche était trouée : étaient-ce des trous de balles ? Il fit part de sa découverte à Madeleine qui se montra de plus en plus perplexe.

Mais un bruit d’automobile venait de se faire entendre du dehors.

Jules Laroche se précipita à la fenêtre.

Deux hommes descendaient de la voiture. Quelle ne fut pas la surprise du détective quand il reconnut dans l’un d’eux le vieux Lacerte, père de Champlain-Tricentenaire.

— La porte est-elle bien fermée à clé ? questionna le détective.

Madeleine alla s’assurer et répondit affirmativement.

— Maintenant, dit Jules dans un souffle, ne faisons pas le moindre bruit jusqu’à ce que ces importuns se soient éloignés.

Les hommes frappèrent à la porte et n’obtinrent aucune réponse, le détective et la jeune fille se tenant bien cois.

— Je crois qu’il n’est pas ici, fit la voix du père Lacerte.

— Ce sacré Laroche aura dérangé ses plans, remarqua l’autre. Quelle malchance que je l’aie manqué ce matin. Dire que je l’avais au bout de ma carabine !

— Bon ! pensa le détective, voilà mon meurtrier manqué. Je suis bien content de savoir que ce n’est pas Tricentenaire qui m’a tiré les balles.

Le père Lacerte reprit :

— Pourtant, il y a une automobile arrêtée en face.

— C’est peut-être à Labranche.

— Je ne la lui ai jamais vue.

— Ça ne veut rien dire, il en achète une nouvelle tous les quinze jours.

Il y eut un silence que la voix du père Lacerte rompit :

— Il s’est peut-être rendu à la caverne à pied.

— C’est une longue marche.

— Oui, mais tu sais bien que le chef aime à marcher. Allons à la caverne en canot. L’embarcation est là qui nous attend.

Les deux hommes descendirent sur le quai et disparurent dans le canot.

Jules dit alors à Madeleine :

— Je me demande ce que c’est que la caverne dont ils ont parlé. Impossible de les suivre. Ils ont pris le seul canot et il n’y a pas de chemin qui longe la rivière. Mais nous savons maintenant une chose importante : Jean Labranche est le chef de cette bande ; ils l’ont déclaré eux-mêmes.

Le détective sortit alors de sa poche le fume-cigarettes qu’il avait trouvé la veille dans la fosse violée :

— Connaissez-vous ce petit objet ? demanda-t-il en le présentant à la jeune fille.

Celle-ci le regarda :

— Mais, dit-elle, c’est le fume-cigarettes de Jean. Je le reconnais. Regardez : ses initiales y sont gravées : J. L. : Jean Labranche.

Jules sourit silencieusement.

Madeleine questionna :

— Mais comment se fait-il que vous ayez cet objet en votre possession ?

— Je l’ai trouvé dans la fosse de votre aïeul, parmi les ossements.

La jeune fille, bien que se doutant de la vérité, fut saisie :

— C’est incroyable, dit-elle, que Jean se soit rendu coupable d’une aussi effroyable action.