Le tour du monde parisien/II/XVIII


XVIII

passy. — conversation suprême entre fritz et l’auteur. — paris. — la jeune et la vieille ville. — amour et maux de dents. — finis coronat opus.


Passy est sans aucun doute la plus charmante des anciennes banlieues. Tandis que les faubourgs du nord, Batignolles, Montmartre, Belleville, éclatent sous la pression d’une population d’ouvriers toujours croissante ; tandis que ceux du midi, Vaugirard, Grenelle, Montrouge, se rétrécissent jusqu’à leur entière réduction en casernes et en boulevards ; Passy demeure comme un trait d’union entre les deux rives de la Seine, jardin frémissant de fleurs, de sources et de cris d’oiseaux, allée verdoyante, qui joint le désert à la ville, le silence au bruit, la tristesse à la fatigue, l’ennui nauséabond des cimetières à la fange écumeuse des égouts. Passy est l’oasis qui ne se ressent en rien de sa ceinture de sable ; les vents desséchants n’y pénètrent pas ; chose étrange dans l’enceinte des fortifications, vous y respirez.

C’est qu’aussi la nature a tout fait pour Passy, et l’art et la civilisation ont heureusement profité de ses bienfaits. Il y a trois collines dans Paris : Montmartre qui domine une plaine nue, semée de fabriques hideuses ; la montagne Sainte-Geneviève, formée de haillons et de pleurs ; Passy enfin, qui rit, par les grillages de ses petites maisons vertes, d’un côté, au cours précipité de la Seine, échappée à l’étreinte de ses quais, de l’autre à ce lac de verdure qui fut une forêt célèbre, et qu’on appelle le bois de Boulogne. Passy est la première halte sur cette route magnifique, l’une des plus belles de France, et qui compte, jusqu’à Versailles et Saint-Germain autant de sites pittoresques que de maisons, autant de charmes que d’aspects. Nommer Rueil, Chatou, Saint-Cloud, Ville-d’Avray, n’est-ce pas présenter à l’œil du voyageur tous les sourires, tous les épanouissements de notre climat ? N’est-ce pas lui offrir le plus éblouissant mirage où puisse palpiter le soleil, sur cette prosaïque terre de France ?

La population de Passy est, par extraordinaire, la seule qu’on eût pu désirer pour ce lieu béni du ciel. Rendez-vous d’artistes, d’acteurs célèbres, d’hommes de lettres ; angle de la grande cité, où se réunissent, comme au coin favori d’un salon, ces puissants oisifs, à qui la fortune permet de créer, sans travail, ce petit faubourg est imprégné d’une senteur de bonne compagnie, indéfinissable sans doute, mais qui inspire au passant la plus profonde sympathie pour ses habitants privilégiés. L’envie suit l’admiration : on voudrait vivre avec eux, partager ce bonheur et ce repos qu’on devine, prendre sa part de cet air pur, avoir à soi quelqu’un de ces gazons verts, étendus devant les balcons, comme un tapis au pied d’un divan moelleux. Derrière les premières fenêtres, de frais visages de soubrettes sourient à qui les regarde, et rappellent à l’observateur la physionomie de ces riches villes de province dont toutes les maisons sont des hôtels, et dont les habitants ne se rangent qu’en deux classes : les serviteurs et les maîtres. Illusion courte d’ailleurs ; car les nombreux promeneurs, qui traversent les rues principales, témoignent d’une existence en désaccord complet avec le patriarcal repos de la province. Ici, c’est le silence relatif ; c’est la paix, si l’on veut, mais la paix fructueuse ; et on sent qu’il y a dans ces maisons des hommes qui attendent, et non des plantes qui végètent. Puis, les rares commerçants offrent cet aspect séducteur, que seules connaissent les vitrines d’une capitale ; le paradis est parfait, car la poésie des sens s’y joint à la poésie du cœur.

« Il y a surtout d’excellents pâtés, » dit Fritz.

Nous avions alors grimpé le long d’une éminence de gazon, qui se trouve à côté de la barrière des Batailles. Là, notre barque, amarrée soigneusement, nous nous étions assis côte à côte, et nous contemplions en silence les mille lumières qui scintillaient au fond du Champ-de-Mars, signalant au delà les veilles sereines du faubourg Saint-Germain.

Ce fut en ce moment que cette exclamation échappa à Fritz, et je m’aperçus que ses pensées avaient suivi un tout autre cours que les miennes.

Cela arrive.

Les impressions de la nature et de l’art sont multiples. Vous marchez aux côtés de votre meilleur ami, vous soutenez d’un bras votre maîtresse adorée et spirituelle, et, la même atmosphère vous enveloppant, la même affection dilatant vos cœurs, il vous est permis de croire que le fluide qui vous enveloppe communique à vos cerveaux des idées identiques, qui, pour s’écouter l’une l’autre, n’ont besoin ni du langage, ni de l’oreille, Est-ce un tableau qui vous frappe ? parcourez-vous un musée, et vous arrêtez-vous fasciné devant un Rubens, votre âme, se perdant en vagues rêveries, quitte un instant le corps qui l’emprisonne et s’en va heurter les chevalets du peintre flamand dans sa petite maison d’Anvers ; soudain votre compagne, qui n’a pas quitté la toile du regard, vous dit d’un ton sentimental : « Regarde donc, mon ami, il y a une place libre sur ce banc. »

Évidemment votre maîtresse ne suivait pas votre pensée.

Ou bien vous voici, comme moi, par une belle et fraîche nuit d’été, couché sur l’herbe, et les pâquerettes, écoutant de loin passer le fracas d’une cité, et demandant aux étoiles s’il n’y a pas plus de science dans un de leurs rayons que parmi tous les livres et toutes les animations du monde, Fritz vous réveille par ces mots :

« Il y a surtout d’excellents pâtés. »

Le fluide n’en existe pas moins ; ses effluves ne se précipitent pas moins rapides entre vous et lui ; seulement elles changent de nature en changeant de récipient.

Voyez comme tout s’enchaîne. Chaque chose humaine a son côté grotesque et son côté sublime, qui souvent s’entremêlent si bien, que chacun de nous, regardant la même face, y voit des traits différents. Mais de quelque manière qu’on l’envisage, c’est toujours la chose humaine.

Je rêvais sur Passy ; Fritz dans Passy… voilà tout.

Et puis soyez convaincus que Fritz avait grand’faim. Depuis notre déjeuner à l’Hôtel-Dieu, nous n’avions rien pris ni l’un ni l’autre ; et, si je n’y songeais guère, mon ami avait mesuré le temps.

Il eut donc le désir d’abandonner la place que nous occupions, et de pénétrer dans l’intérieur de la ville ; je le retins.

« Fritz, lui dis-je, l’instant est solennel. J’ai terminé mon exploration.

— Ne poursuivrons-nous pas notre course jusqu’à Asnières ?

— Non, repris-je ; la nuit s’avance, mes réflexions formeront un volume, et d’ailleurs je suis triste.

— Triste !

— J’ai deux motifs de chagrin. Si Paris, vu de près, coudoyé, foulé, traversé, donne matière aux éclats de rire, je m’aperçois que Paris, vu de loin, à travers l’ombre et l’inconnu, n’est qu’un objet de terreur et de doute. On dirait quelque géant monstrueux, qui de sa tombe ricane au ciel. Je ne sais plus ce qui se meut sous ce linceul ; mais il me semble qu’il y a beaucoup de vers sur un peu de poussière.

— Tu n’es pas triste, mon ami ; tu es lugubre.

— Mon second motif, le voici : je me demande si mon public ne se fatiguera pas de m’entendre, si mon lecteur ne laissera pas le livre tomber de sa main appesantie, et le sommeil engourdir ses yeux, quand il en sera où nous en sommes. Voir est plus agréable que lire ; la description ne remplace pas l’objet. Puis il y aura beaucoup de moi dans cette relation ; et bien que ce moi soit l’âme éternelle, peut-être aimerait-on mieux moins de philosophie et plus de faits. Nous vivons dans un siècle d’action.

— Ce sont, dit Fritz, ces siècles-là que charme la voix du rêveur. Mais, dis-moi, quelles sont au résumé tes impressions générales sur notre cité, pour parler le langage Prud’homme ?

— Beaucoup de pitié, un peu d’ironie, des larmes derrière un sourire.

— De grâce, ne termine pas ainsi. Tu te suiciderais. Appelle-moi plutôt à ta rescousse. En regardant cette immensité je ne me sens pour ma part que l’envie de rire de Gargantua. « Et ce disant plorait comme une vache ; mais tout souldain rioit comme un veau. »

— Quelle est donc ta pensée ?

— Nous sommes parfaitement placés pour que je te la développe. D’ici nos yeux plongent sur cette Seine, qui sépare la ville en deux parties ; personnes diverses que j’appellerai celle du Midi la vieille, celle du Nord la jeune ou la moderne.

« Chacune d’elles peut se subdiviser en trois quartiers principaux. La vieille est la plus laide, comme il est juste ; mais elle ressemble à ces bonnes femmes, qui parfois séduisent plus que les jolies coquettes. La vois-tu étendue près de son fleuve et dormant nonchalamment accoudée ? sa tête, c’est le faubourg Saint-Germain, le siège des souvenirs. Son cœur, c’est le pays latin ; il y a là de la vie, de l’espoir, de l’effervescence pour plusieurs centaines d’années ; la science s’y sert du passé pour observer l’avenir. Plus bas Saint-Marceau étale sa hideuse livrée de misère, la misère antique, qui tend à disparaître, la misère du chiffonnier et du mendiant.

« Mais de ce côté bondit la jeune ville, éperdue et folle. C’est elle surtout qui excite ma gaieté. Sur la rive gauche vit le phénix, bien âgé et mourant, mais éternel, ce qui a été, ce qui sera. À droite ce qui est, le mouvement, l’heure présente, le travail, le commerce, la finance. Tout 1861 est ici. L’ouvrier poursuit son labeur quotidien dans le faubourg Saint-Antoine ; Saint-Denis et Saint-Martin vendent tous les produits de la terre ; Saint-Honoré exploite l’univers, et donne l’essor à la richesse moderne, à la grande industrie, à la domination pompeuse. De ci, de là, courtisanes et lorettes saupoudrent la Chaussée-d’Antin, assaisonnement obligé de ses festins luxueux. En deux paragraphes, voilà donc Paris, qu’en pourrais-tu dire de plus ?

« Imite-moi.

« Je souris à ces antiques hôtels, où s’enferment des regrets sans espoir.

« Je souris à ces écoles, où la jeunesse espère sans rien regretter,

« Je souris même à la mendicité, comme Callot à ses bohémiens.

« Mais je ris, oh ! je ris à gorge déployée de ce qui se passe sur la rive droite.

« Qu’y a-t-il de plus comique qu’un quiproquo ? Certes, toi et moi, nous ririons bien, si, regardant dans la lune, nous voyions un million d’êtres innomés courir çà et là à la poursuite d’un brouillard insaisissable, dans lequel ils croiraient voir une masse solide. N’as-tu pas ri quelquefois, un jour de fête publique, sur cette place des Invalides, alors qu’un monsieur, du haut de son balcon, jetait sur la foule des cornets de dragées, et qu’une multitude immense combattait pour en attraper une ? Le plus souvent celui qui n’y pense pas reçoit le cornet sur la tête, et gagne le prix. Les autres, après mille efforts, se retirent tout meurtris, et n’ayant dans la main qu’une part de bonbon souillée de fange. N’as-tu pas ri encore, en voyant durant tout un jour d’été une douzaine de mouches tourner sérieusement à deux pouces de tes lambris, sans s’écarter d’un cercle sans but ? Le spectacle de la population parisienne est bien plus réjouissant.

« Comme les habitants de la lune, tous ces gens-là sont dupes les uns des autres, se dupent eux-mêmes, et constamment prennent l’or pour le bonheur, la beauté pour l’amour, et vessies pour lanternes.

« Comme le peuple des Invalides, ils se pressent trois cent mille à l’attaque d’un mets futile, qui ne saurait en nourrir un seul. Ce n’est pas le plus adroit, mais le plus favorisé qui parvient. Et ce favorisé, qu’a-t-il ? souvent le passant, trouvant la dragée mauvaise, la jette à des enfants qui jouent ; quant à la multitude, elle gagne à ce jeu plus de coups que de bonheurs. Puis elle souffre de sa bassesse, se plaint de la boue qui salit ses mains, et ne songe pas que le repos, si désiré, quand la fête est finie, l’attendait au foyer avant qu’elle n’eût commencé.

« Comme les mouches, ce peuple tourne, il tourne vite, plus vite, encore plus vite ; il croit avancer, mais il n’avance ni ne recule ; on ne voit pas son but, on ne voit pas la cause qui meut ce tourbillon fiévreux. Il n’y a que des prétextes, pas un motif sensé. Ils tournent, ils tournent tout le jour, et, quand le voir vient, ils s’endorment, convaincus que le monde a marché.

« Il a marché, c’est vrai ; mais ce n’est pas la faute des mouches.

« Pour moi, je ne puis traverser le boulevard, sans me demander après qui en ont tous ces gens-là, et ce qu’ils gagnent à s’agiter ainsi.

— Mon cher Fritz, le fatalisme oriental a du bon ; mais l’activité est un besoin de notre organisation qu’il faut satisfaire à tout prix.

— Je l’ignorais, » dit Fritz.

Fritz, si mon lecteur a bien voulu s’informer de son caractère, a dû lui être dépeint comme un homme parfaitement insouciant, et ne s’attachant pas plus à ses idées qu’aux différents événements de son existence. Il se contenta donc de me demander si ma résolution de terminer là mon voyage était définitive ; et, sur un oui formel, il alla rendre les derniers devoirs à son canot.

Le mystère le plus profond environne ce moment de son existence. Cinq minutes, je restai seul.

Ces cinq minutes furent délicieusement employées.

Les ténèbres s’épaississaient ; un croissant de la lune laissait seulement briller sa lueur pâle sur le toit plat d’une délicieuse maison, environnée de lierre et de feuillage.

Une lumière scintilla ; une fenêtre s’ouvrit.

Au travers de la verdure, j’aperçus une jeune femme qui pencha la tête comme une levrette nonchalante, et aspira l’air frais du soir.

Puis elle se retourna en riant, et je vis, dans le cercle tremblotant projeté par la bougie, un baby blanc et rose, qui tirait à lui, de toutes ses faibles forces, la robe de sa grande sœur… ou de sa mère.

Celle-ci arracha une branche de lierre, approcha un siège, prit l’enfant sur ses genoux, et entrelaça sur ses cheveux blonds une couronne de roses blanches.

Son visage, éclairé de profil, reflétait la pureté d’une vierge.

Mais son sourire aimant disait peut-être : Je suis mère.

Je ne pus découvrir la vérité. Ainsi Raphaël nous a légué le portrait de Marie.

Il y eut quelque chose qui n’alla pas. Elle détacha la couronne, retira une fleur, et la fleur tomba sur le gazon du chemin.

L’amour est semblable à la flamme. Dans un foyer préparé pour cet usage, où l’air pénètre, où le bois a sa place sur les chenets, vous vous épuisez souvent durant des heures à exciter une étincelle rebelle. Le bout de votre cigare, jeté au destin, incendie une forêt.

« Que diable fais-tu là ? me dit Fritz.

— Tu le vois, répondis-je en secouant mes pieds plongés dans une mare bourbeuse, je gagne une fluxion. »

Et je pressai contre ma poitrine la rose arrachée au fossé.

« La fluxion, continua Fritz, est un mal insupportable : je ne connais aux douleurs de dents qu’un soulagement invraisemblable, il se vend en fiole chez Levasseur, rue Saint-Lazare. Si tu le veux, nous y courrons après dîner.

— Dans tes appréciations sur la population parisienne, tu as oublié, mon cher Fritz, un point des plus importants.

— Lequel ?

— La femme.»

Fritz me regarda d’un œil narquois.

« Pourquoi pas l’enfant ? dit-il.

— En effet, pourquoi pas ?

— Femmes et enfants forment en effet les deux tiers de ce peuple, mais je ne crois pas à leur influence sur le dernier tiers. La femme a été puissante ; mais l’égoïsme et le plaisir ont détruit un prestige auquel elle ne tient plus. Quant à l’enfant, il représente la famille, c’est-à-dire la province. À Paris, il n’y a ni enfants ni pères ; il y a des hommes de taille différente.

— Sur mon âme, répondis-je, tu te trompes. Lorsque Dieu voulut châtier Gomorrhe, il ne s’y décida que parce qu’il ne trouva pas dix justes dans toute la cité. Si la foudre du ciel nous épargne, peut-être le devons-nous à quelqu’une de ces maisons isolées, où il y a encore une mère et un enfant.

— Je n’ai pas nié les mères, répondit Fritz. »

.......................... ............................ .......Si pourtant c’était sa sœur........... ............................