Le tour du monde parisien/II/XII

J. Hetzel et Cie (p. 236-246).

XII

la fontaine saint-michel. — la sagesse des nations. — l’enterrement des grands hommes. — le sabre de bois.


J’ai connu un monsieur fort honorable, qui jamais n’eût passé devant la Morgue sans en franchir le seuil. S’abstenir de cette visite lui paraissait péché mortel. Les jours où je me promenais à son bras, dès que nous posions le pied dans une partie quelconque de la Cité, mon homme, rompant toute étreinte, abandonnant subitement l’entretien le plus intéressant, me tournait brusquement le dos. Il me rappelait ces vénérables chartreux, esclaves de la règle, qui, dès que la cloche annonçait le repos, laissaient là leur travail, n’osant pas achever la lettre commencée.

« Où allez-vous ? lui criais-je.

— Je vais à la Morgue » répondait-il, d’un ton plus étonné que le mien : on passe… »

On passe était la seule raison qu’il lui fût possible de donner à son abandon.

Peut-être agissait-il sans motif, par habitude. Peut-être aussi croyait-il remplir un devoir. Ne pouvait-il reconnaître un cadavre, et rendre à une famille éplorée le corps inanimé d’un de ses membres ?

Pénible devoir d’ailleurs, et que peu de gens remplissent. C’est qu’aussi les noyés sont si verts, les asphyxiés si bleus !

Détournons nos regards de cette petite maison, que l’administration va, je crois, enlever au centre de Paris, pour la transporter quelque part où personne ne puisse aller, changement qui fera de la Morgue un petit monument de luxe à l’usage des trépassés sans aveu, et, tournant notre face où était notre dos, contemplons un spectacle plus gai.

Tout m’invite à parler d’art : le salon est ouvert, et la fontaine Saint-Michel est devant moi.

La fontaine Saint-Michel, par une étrange association d’idées, me rappelle la Pucelle de Chapelain. Non qu’il y ait aucune corrélation réelle entre une vierge et un ange, mais le hasard le veut ainsi.

Vous n’ignorez peut-être pas absolument l’existence de Chapelain. Il y a quelque deux cents ans, vivait un homme dont le génie était universellement admiré, et que la France entière plaçait au-dessus de ses plus illustres contemporains. Pensionné du roi, pensionné des grands, aimé des ducs, aimé des duchesses, choyé par la princesse Henriette, soleil rayonnant au centre de la pléiade des poètes, rival de Ronsard, élève de Malherbe, Chapelain, fils coiffé de quelque démon, jouissait de tous les honneurs dus au talent, de tous les privilèges acquis à la fortune. Corneille, satellite infime, gravitait à peine dans sa gloire ; Racine et Boileau ne l’avaient pas encore chanté,

Chapelain, à vrai dire, avait alors le plus grand des mérites : il n’avait encore rien écrit.

Un jour, il fit la Pucelle, oubliant sans doute que sa célébrité ressemblait à ces toiles d’araignées si brillantes au soleil, mais composées de fils si menus, que le moindre insecte les traverse en les brisant ; la grosse mouche qu’on appelle un poème porta le branle-bas dans sa gloire, qui disparut au vent du matin. Et Chapelain vit s’enfuir sa renommée, au premier effort qu’il fit pour la mériter.

Dieu, qui voulut sans doute nous montrer que les temps sont les mêmes et que le monde marche peu, a fait jouir du même sort la nouvelle fontaine Saint-Michel. Tant qu’elle demeura en construction, tant que des échafaudages recouverts de toiles dérobèrent les travaux aux yeux avides du public, Paris entier crut à un chef-d’œuvre. La beauté de l’emplacement, l’amplitude des préparatifs, le temps consacré à l’élévation, le nom des artistes, le mystère de l’exécution, plus que tout cela encore, les promesses hautement chantées par la municipalité, tout contribua à accroitre l’enthousiasme du plus spirituel des peuples. Une huitième merveille se préparait au monde. Les bruits de guerre se taisaient, les étrangers haletaient dans l’attente ; les poètes épiaient le réveil de l’art ; les bourgeois s’inclinaient en traversant le boulevard, et le bureau des travaux d’architecture, séant à l’Hôtel-de-Ville, hilarait convulsivement. On dit même qu’en ces instants deux employés obtinrent un congé de trois mois.

Oh ! combien dut-on se repentir de n’avoir pas laissé plus longtemps encore s’ébattre les immenses toiles grises autour du monument invisible ; dans ce siècle qu’abandonnent toutes les croyances, une foi subsistait ; et qui sait ce que nous aurions dû à cette foi, le salut des peuples ? Si l’on n’eût enlevé ce misérable rideau, l’Autriche, éblouie par tant de grandeur, impuissante désormais à défendre son quadrilatère, faisait l’Italie libre jusqu’à l’Adriatique.

On attendit longtemps ; mais enfin sonna l’heure fatale ; le monde se courba, et quand ses yeux s’ouvrirent, la montagne était accouchée… de la fontaine Saint-Michel.

Et maintenant agissez, ô puissances de la terre ! il vous sera à jamais impossible de persuader aux étrangers qu’il existe à Paris une fontaine monumentale. Les commissionnaires, eux-mêmes, ces ciceroni français, ont refusé de conduire les provinciaux ignorants à cette place, que mon canot côtoie. L’espoir s’est envolé sur les ailes de la chimère, et ce qu’il en est resté, le voici :

Quatre colonnes roses, plaquées sur un mur blanc ; un monsieur très-légèrement vêtu d’une tunique romaine, piétinant à plaisir sur une créature grisâtre.

Puis au-dessous :

Deux monstres antédiluviens, conduits par de petits amours, et vomissant à grand effort deux gouttes d’eau saumâtre, à cinquante pas de la Seine, qui semble couler là pour en rire.

Le tout, monstres, amours, colonnes roses et anges des cieux, donnant assez exactement l’idée d’un gigantesque bénitier, construit à quatre époques différentes.

À condition que ces quatre époques ne soient :

Ni le siècle de Périclès ;

Ni le siècle d’Adrien ;

Ni le siècle de Léon X ;

Ni même ce siècle de Louis XV, si charmant et si maniéré où l’on eût peut-être sculpté des amours et taillé du marbre rose, mais où l’on se fût gardé, comme d’un crime, d’en décorer le pignon d’un pauvre bourgeois inoffensif, sous le vain prétexte d’utilité publique.

Trois places crieront éternellement vengeance contre l’architecture française au dix-neuvième siècle.

La place Saint-Michel, avec sa fontaine ;

La place du Châtelet, avec ses théâtres ;

La place du Louvre, décorée, pour l’immortalité, d’un huilier pantagruélique, dont la burette au vinaigre est une mairie, la burette à l’huile une église.

Touchante allégorie, destinée à enseigner aux nations futures comment 1861 comprenait ces deux grands principes : la religion et la loi, assaisonnements obligés de toute salade humaine,

« Pour la douzième fois, dit Fritz, je cherche à m’assurer de la vérité d’un proverbe.

— Lequel ?

— Celui qui a fait la célébrité du Pont-Neuf, où l’on ne saurait passer sans rencontrer un prêtre, un cheval blanc et une grisette.

— Eh bien !

— Eh bien ! la sagesse des nations a menti, comme mentait son inventeur, le jour où il disait je t’aime à l’une de ses trois cents femmes.

— Mon cher, lui dis-je, les proverbes… »

Quant à Salomon, je tiens pour certain que ce fut un homme de bon sens, et qu’il ne manqua même ni de tact, mi de cette sorte de délicatesse sensuelle, qui permet d’apprécier diversement et le bien et le mal, et sert à rendre à chacun ce qui devrait lui appartenir. On appelle cela la justice. Je n’en veux d’autre preuve que la réponse qu’il fit à Dieu, le jour où ce dernier lui proposa de choisir entre ces quatre biens : l’amour, la fortune, le pouvoir et la sagesse. Il choisit la dernière, et fit d’autant mieux qu’il possédait déjà les trois autres. Je ne sais si j’ai tort, mais il me semble que cette décision dut montrer au bon Dieu qu’il n’avait pas affaire à un sot.

Comme il est de bon goût aujourd’hui de réhabiliter les mémoires infâmes, et de rouler dans la boue les noms que l’histoire a bénis, Salomon ne dut pas éviter plus qu’un autre les imprécations de mon ami Fritz. N’a-t-on pas récemment prouvé que Louis XIV fut un niais et un fripon, voire, pour parler justement, le plus faible roi qu’ait eu la France. N’essaie-t-on pas de poser Marie Stuart en bourreau, Élisabeth en victime ? Ne fait-on pas un saint de l’abbé Dubois, et une vierge de la Pompadour ? Avant qu’il ne s’écoule une année, vous verrez un jeune homme, au sortir de rhétorique, écrire, à grands frais d’imagination, une vie toute nouvelle de Bonaparte, où il affirmera que la bataille de Marengo fut gagnée par les Autrichiens, et qu’à Leipzig Poniatowski fut un traître. Il pourra dire encore que mon parent Bassano perdit la France, et que Talleyrand la sauva.

Je n’ai pas d’affection particulière ni pour Salomon ni pour Louis XIV, ni même pour aucun des hommes illustres plus ou moins rapprochés de nous. Si Clio, la muse de l’histoire, avait pris plaisir à renverser ses jugements, si elle avait arraché l’auréole à un nom pour la transporter sur un autre, si de Louis elle avait fait Marat, si de Dubois elle avait fait Richelieu, je n’aurais pas le plus petit mot à dire, et il me serait, je vous l’assure, parfaitement indifférent. Mais que de petits hommes, sous prétexte de paradoxe ou d’originalité, dans l’impuissance de leur cerveau vide, aillent prendre le mensonge pour base de leurs écrits, et remplacer les arrêts du passé par des décrets d’hier, les parchemins antiques par des brochures modernes, je l’avoue, voilà ce qui m’indigne. On ne réfléchit pas assez à tout ce qui sortira de tout cela. On entasse doutes sur doutes, scepticisme sur scepticisme, dédain sur dédain, et la tour de Babel qu’on élève écrasera le genre humain.

Car elle manque de solidité, votre tour ; encore une assise, et vous la verrez trembler. Sur quoi l’avez-vous établie ? Il est facile de détruire, il est difficile de réédifier. Ce ne sont jamais les mèmes hommes qui démolissent et construisent, Vous parvenez facilement, trop facilement, hélas ! à souiller les renommées les plus pures, à violer les tombes les plus respectées pour en arracher le cadavre pourri ; le mal est accessible à toute oreille humaine, et les mauvaises pensées ont des cases préparées au cœur. Mais lorsque, comprenant qu’il ne faut point faire le vide autour de l’homme, et qu’il est besoin, pour vivre, de respirer quelque vertu, lorsque vous vous avisez de construire un trône avec les débris du trône abattu, et, qu’y plaçant un autre squelette, vous vous imaginez qu’on l’adorera, ne voyez-vous pas que votre folie nous prête à rire, et que, si chargé de fleurs et de parfums, le héros paradoxal ne laisse pas de présenter encore et sa charpente horrible et les traces dévastatrices du mépris universel, cette maladie qui a rongé ses os ? Ne voyez-vous pas qu’il sent encore mauvais ? Vous savez tuer, messieurs ; vous ne pouvez pas faire revivre.

Eh bien ! c’est un malheur. Si chétifs que vous soyez, je voudrais que cette puissance vous fût donnée. Nous avons besoin d’un autel et d’un Dieu ; nous avons soif d’admiration et de respect. Plutôt que de manquer d’idole, je suis prêt, pour ma part, à adorer Octave, à saluer les proscriptions. C’est pourtant chose impossible ; nul ne me suivrait dans ce temple. Nous ne respectons plus ce que nous respections ; mais nous n’adorons pas encore ce que vous voulez adorer. Vous avez brûlé les vivants et la terre garde bien ses morts.

Ô démolisseurs stupides (ainsi vous nommait Musset) ! si vous pensiez un instant au but de tous vos efforts, vous vous arrêteriez épouvantés et tremblants. Eh ! ne songez-vous pas que ces grandes gloires, sapées par vos outils, vous couvrent de leur poussière, et que le public, qui voit de si grands noms souillés, ne sait pas même les vôtres et ne vous connaît pas.

« Mon cher, dis-je, les proverbes… »

Il y avait une querelle sur la Grève.

On sait ce qu’est une querelle à Paris ; et, quelque ténébreux que soit l’endroit choisi par deux êtres pour se disputer, quelque étroit même que soit l’espace, le chiffre 300 ne saurait, en aucun cas, suffire à représenter le nombre des assistants.

Cette dispute avait cela de particulier que les acteurs étaient de sexe différent. À New-York, le pays de la liberté, deux gentlemen eussent saisi l’homme, et, sans entendre ses raisons, l’auraient, de par la galanterie américaine, contraint sur-le-champ d’avoir tort. À Londres, on eût regardé faire. À Paris, la ville policée, on excitait les combattants ; deux partis nombreux se formaient ; chaque nouvel arrivant choisissait son drapeau, et, la plupart du temps, ignorant profondément pourquoi, criait à rompre sa poitrine. Il y a dix ans, on se serait battu sur la Grève.

Que voulez-vous ? le peuple français s’enthousiasmera toujours en faveur des choses qu’il ne comprendra pas. Il semble que le temps de nos citoyens ait aussi peu d’importance que leur vie ; ils jettent l’un au premier gamin qui crie, l’autre à la première idée qui passe.

De quoi s’agissait-il ? Nous ne pûmes d’abord le savoir. Seulement, dans l’intervalle des cris, nous distinguions des fragments de dialogue, qui méritent une place dans ce voyage à travers les mœurs.

Contre l’ordinaire, l’homme était très-loquace, la femme à peu près muette : la femme devait avoir grand tort.

Chacun tenait par la main un enfant.

Inutile de dire que les deux petits êtres prenaient part au débat à leur manière, c’est-à-dire en pleurant de tout leur cœur.

L’homme affirmait qu’à lui seul était dévolu le don de la parole. Bien que personne ne parût disposé à contester son identité, il appuyait volontiers sur ces mots : C’est moi qui vous le dis.

« C’est moi qui vous le dis, répétait-il, roulant des yeux effarés sur son auditoire et prêt à anéantir le premier doute qui s’élèverait, vous êtes une insolente !

— Une insolente ! répéta la femme.

— Cet objet appartient à mon enfant, continua-t-il, élevant de plus en plus la voix pour couvrir les clameurs ; il appartient à mon fils : la marchande est là, qui peut le dire : et il faut qu’une femme soit une insolente pour oser battre un enfant ; et vous avez battu mon fils pour avoir cet objet ; et je ne crains pas de vous le dire : vous êtes une voleuse !

— Une voleuse ! répéta la femme.

— Oui, une voleuse ; c’est moi qui vous le dis, puisque vous l’avez battu. La marchande est-elle là ?

— Oui ; elle est là, » répétèrent cent voix.

La marchande n’était pas là.

Puis, dans la joie du triomphe, et comme la femme demeurait immobile, la tête baissée :

« De la manière que vous parlez, dit l’homme, irrité peut-être de la pensée qui ne se faisait pas jour, de la manière que vous parlez, je vous battrais comme un canard.

— Moi ! dit la femme.

— Moi ! » dit l’homme.

Sur quoi il devint très-pâle.

« Par Dieu ! dis-je à Fritz, il faut qu’il y ait un crime sous tout ceci.

— Demandons.

— Holà ! monsieur, criai-je à un honnête pêcheur qui tendait sa ligne auprès de nous, auriez-vous la bonté de nous dire de quoi il s’agit là-bas ?

— C’est abominable ! nous dit-il avec le plus grand sang-froid ; cette femme a volé, cet homme va lui donner un soufflet, et l’on condamnera cet homme.

— Mais qu’a donc volé cette femme ?

— Le sabre de bois de l’enfant, répondit le pêcheur indigné.

— Et ce sabre de bois vaut ?…

— Monsieur, dit le pêcheur, abandonnant sa ligne, j’en vends à 10 centimes, et, si vous êtes amateur… »

Il partait : Fritz vira de bord.

« La misérable ! murmura-t-il ; cela fait frémir.

— Une querelle ! une bataille, des pleurs, des insultes, des coups, un soufflet, peut-être, deux mois de prison, probablement, le tout pour un sabre de bois. Qu’on me dise encore que la nation française ne possède point l’esprit de justice ! »