Le tour du Saguenay, historique, légendaire et descriptif/10


VII

L’ESTUAIRE DU SAGUENAY




Du Cap-à-l’Aigle à la Pointe-aux-Alouettes — Le premier traité de paix au Canada — La Grand’Catherine — La pêche aux marsouins.





QUELQUES minutes après que nous avons laissé la Pointe-au-Pic, nous doublons le Cap-à-l’Aigle. C’est ici, un joli endroit de villégiature. Le Cap-à-l’Aigle a été ainsi nommé par Champlain à cause de la quantité d’aigles qu’il y vit. Si l’on en croit les vieillards de la Malbaie, ces oiseaux étaient autrefois si nombreux et souvent si affamés qu’ils s’abattaient plusieurs à la fois dans les basse-cours et s’attaquaient même aux animaux domestiques qui paissaient dans les champs.

Le bateau accoste généralement au quai du Cap-à-l’Aigle.

Maintenant des pointes plus ou moins avancées se suivent sans interruption. On remarque en premier lieu le Cap-aux-Chiens qui s’élève à 400 ou 500 pieds au-dessus des autres ; un peu auparavant, il y a le Port-au-Persil, la Pointe-aux-Roches, la Pointe-aux-Saumons.

Jusqu’à Saint-Siméon ensuite, l’endroit le plus intéressant c’est la Baie-des-Rochers, immense découpure dans un rivage partout généralement abrupte. Entre des montagnes dont la hauteur varie de huit cent à mille pieds se trouve, comme enchâssée, une baie d’un mille et demi de profondeur par un demi-mille de largeur. Au milieu de cette baie on voit une île haute et boisée. Le chenal principal est à l’est de cette île. Quand on est au fond de la baie, le fleuve nous paraît comme un lac. Une petite rivière se décharge dans la baie. Le long de la rivière, passe un chemin qui conduit aux quelques vingt maisons qui constituent le village de la Baie-des-Rochers, situé à deux milles à l’intérieur et qui est desservi par le curé de Saint-Siméon. Nous sommes, ici, dans le pays de la chasse et de la pêche. Plus on avance à l’intérieur, plus les lacs poissonneux sont nombreux. On y pêche la truite exclusivement. Les points de vue les plus pittoresques abondent : les lacs sont d’un accès facile.

Deux milles plus bas, nous remarquons l’Échafaud-aux-Basques, ainsi nommé sans doute au souvenir de quelques faits du temps où les Basques remontaient assez haut le Saint-Laurent pour faire la pêche. Jamais on n’a pu préciser l’origine de ce nom.

Vient ensuite Saint-Siméon, village bâti à l’embouchure de la Rivière-Noire. L’église de cette paroisse date de 1874 et c’est l’une des plus belles du comté de Charlevoix.

Depuis que le gouvernement a construit un quai dans le havre qui est impropre au mouillage, Saint-Siméon tend, d’année en année, à devenir un summer resort. À l’est de la baie, se décharge la rivière Noire, ainsi nommée à cause du lac où elle prend sa source et dont les eaux paraissent noires.

À peu de distance plus loin, nous voyons Port-aux-Quilles qui tient son nom des nombreux cailloux ronds que l’on voit sur les rivages de cet endroit. Il y a un petit village au fond de la Baie et, détail assez remarquable, signale M. Alphonse Leclerc, dans son Saint-Laurent, ce village est peuplé presque entièrement de Foster et de Chamberlain, « tous descendants », dit M. Leclerc, « de la Grand’Catherine, connue à sept lieues à la ronde ». Cette femme légendaire vint d’Angleterre, paraît-il, déguisée en homme. Lorsque, un peu plus loin, nous passerons vis-à-vis la Baie Sainte-Catherine, nous donnerons sur cette femme étrange quelques détails inédits.

Un peu après avoir doublé la Pointe-aux-Bouleaux, nous voyons s’avancer vers le fleuve une longue pointe de roches en forme de demi-lune. Les hautes mers recouvrent cette batture où les eaux sont toujours agitées. Au bout de ces rochers, il y a une petite île de sable, l’Île-au-Mort. La pointe où commence cette batture est assez escarpée : c’est la Pointe-aux-Alouettes, autrefois la Pointe-Saint-Mathieu.

Nous sommes, ici, dans un endroit historique. C’est, en effet, dans la baie — la Baie Sainte-Catherine — dont la Pointe-aux-Alouettes forme un côté, que le 24 mai 1603, Champlain et Pontgravé arrivèrent après avoir passé un mois et neuf jours sur l’eau, et c’est le lendemain qu’ils mirent pied à terre pour venir rencontrer, à l’extrémité de la Pointe-aux-Alouettes, un parti de sauvages. On signa, ici, le premier traité de paix entre blancs et sauvages, en Amérique.

Il faut avouer que c’est un endroit idéal pour une conférence de la paix. Les hommes, ici, n’éprouvent pas le moins du monde l’envie de s’entretuer. Quand Champlain et ses compagnons arrivèrent sur la Pointe, les Indiens étaient en train de faire tabagie. Ils fêtaient une récente victoire remportée sur les Iroquois et, comme preuve, ils exhibèrent aux yeux des Français plus de cent crânes sanglants qu’ils avaient remportés de leur expédition à l’entrée de la Rivière-des-Iroquois.

Champlain et Pontgravé avaient ramené avec eux deux indiens qui avaient suivi Pontgravé en France, lors d’un récent voyage. Ils furent les interprètes entre les Français et les sauvages. Adanabijou, le chef de ces derniers, reçut très aimablement les voyageurs et il les fit asseoir à côté de lui. L’un des sauvages rapatriés prononça alors un grand discours. Il raconta toutes les merveilles qu’il avait vues en France et les bons traitements dont il avait été l’objet. Adanabijou fit ensuite distribuer du petun et, quand tout le monde eut fumé dans le calumet de la paix, le chef fit à son tour une longue harangue dans laquelle il se félicitait d’avoir su conquérir l’amitié du Français. Puis, le festin se continua : on mangea, on chanta et l’on dansa jusques près du matin…

Au moment où vient de se signer le solennel traité de paix de 1919. il est intéressant de rappeler cet humble traité de paix de 1613 signé sur une pointe du Saguenay.

Pendant l’été, la Pointe-aux-Alouettes est habitée. En effet, vers 1908, les prêtres du Séminaire de Chicoutimi ont établi là leur maison de campagne, c’est le Petit-Cap de cette institution. Il y a là la maison de vacances proprement dite, une maison pour les religieuses du Bon Conseil qui entretiennent la villa et font la cuisine, et une chapelle qui est l’ancienne église de Sainte-Catherine. En 1913, les prêtres du Séminaire ont construit, à l’extrémité de la Pointe, un joli kiosque qu’ils ont décoré justement du nom de Pavillon Champlain. De ce pavillon, la vue que l’on embrasse est splendide.

Entre la Pointe-aux-Alouettes et la Pointe-Noire, laquelle fait face à Tadoussac, par-dessus le Saguenay, une large indentation creusée dans le rivage forme la Baie Sainte-Catherine qui a une largeur d’environ deux milles.

Il y a au fond un petit village qui compte une trentaine de maisons et une petite église. Le village est desservi depuis plusieurs années (nous écrivons en 1920) par l’abbé Delay, un vieux prêtre français, qui, il y a quelque vingt-cinq ans, est venu offrir les services de son ministère à l’évêque de Chicoutimi. Ce petit village est bâti entièrement sur un banc de sable mouvant. Il y a quinze ans, le village avait une certaine importance. C’est qu’au bord de la baie s’élevaient de grands moulins appartenant à la Cie Price Bros. C’était alors un centre d’activité. Les moulins furent démolis vers 1905 et le village ne cessa de péricliter depuis.

Parlant de la Baie Sainte-Catherine, les gens disent surtout l’Anse-à-Catherine.

Quelle est cette Catherine qui a donné son nom à cet endroit ? Je m’aide de la tradition pour répondre à cette question.

À peu de distance de l’embouchure de la Rivière-Noire qui se décharge dans le fleuve près de Saint-Siméon, se trouve, comme nous l’avons vu plus haut, le Port-aux-Quilles. C’est là que demeurait, il y a une cinquantaine d’années, la Grand’Catherine. Cette femme, Catherine Chamberland — ou Chamberlain — était une sorte de virago, à carrure d’athlète, qui vint d’Angleterre déguisée en homme, à bord d’un navire où elle servait comme matelot. Cet hommasse avait, d’ailleurs, une maîtresse moustache qui fut bien propre à cacher son déguisement. Elle se maria, à Charlevoix, avec un nommé Foster.

Port-aux-Quilles n’est pas très éloigné de la Baie Sainte-Catherine. La Grand’Catherine vint se fixer à cet endroit où elle tint une maison de pension. Elle était la terreur des voyageurs ; elle avait, du reste, conscience de sa force et de sa rudesse et s’amusait à ne pas les laisser ignorer. On raconte toutes sortes de traits à ce sujet. Elle avait, sous cette rude enveloppe, un excellent cœur.

Une nuit d’hiver, trois voyageurs arrivant de Charlevoix… en route pour Tadoussac, frappèrent à la porte de la Grand’Catherine à qui ils demandèrent à manger et le gîte. La femme les fit entrer : mais aussitôt, relevant les manches de son mantelet :

« Ma bande de fainéants », dit-elle, « maintenant, je vais vous montrer à venir ainsi déranger les honnêtes gens pendant la nuit… »

Les voyageurs crurent se trouver en présence du diable déguisée en femme ou en homme et déguerpirent. Mais ils n’étaient pas sur le seuil de la porte que Catherine leur cria :

« Bande de poules mouillées : voulez-vous bien rentrer !Voyez-vous ces beaux braves, ça a peur d’une femme, une pauvre femme seule… »

Elle servit un succulent repas aux voyageurs qui se couchèrent ensuite dans ses meilleurs lits…

Une fois que nous sommes au large de la Baie Sainte-Catherine, nous voyons continuellement, de chaque côté du bateau, surgir les gros dos blancs des marsouins. Ils émergent à quelques brasses souvent du bateau et font bruyamment sonner leur trompe. Ils flottent, un instant, à la surface, comme heureux de sentir sur leur dos glacé les rayons du soleil. Puis, effrayés sans doute à la vue du navire, ils plongent avec la rapidité de l’éclair.

Comme dans les parages de l’Île-aux-Coudres, nous sommes, ici, dans la patrie de ces monstres marins, les marsouins. La pêche à ce petit cétacé s’est faite, ici, sur une grande échelle. Il est intéressant, croyons-nous, d’en rapporter quelques détails.

Nous disons marsouin pour nous conformer à la terminologie populaire qui a désigné de ce nom ces gros animaux. Car, à vrai dire, nous n’avons pas de véritables marsouins dans le Saint-Laurent, pas plus que dans le Saguenay. Le marsouin véritable ne fréquente pas nos eaux canadiennes. Le vrai marsouin n’a que cinq ou six pieds de long, tandis que l’animal nommé ainsi et qui nage dans le fleuve atteint souvent une longueur de vingt pieds ; de plus, il est d’un beau blanc de neige au lieu d’être brun.

Mais pour ne pas déroger à la coutume populaire, nous continuerons d’appeler marsouin cet animal tout comme s’il en était un en réalité. La pêche ou la chasse aux marsouins s’est faite sur une grande échelle déjà dans les parages de l’estuaire du Saguenay. C’est à Tadoussac et à Sainte-Catherine qu’ont vécu les meilleurs chasseurs de marsouins. Cette chasse exige beaucoup de persévérance, beaucoup d’adresse et de sang-froid. Il y a à Tadoussac la famille Boulianne dont les nombreux membres sont renommés pour leur habileté et leur hardiesse à cette chasse.

Les chasseurs de marsouins se rendent en yacht dans les endroits fréquentés par les marsouins. Deux d’entre eux laissent le yacht et se rendent en canot au-dessus du banc des marsouins qu’ils ont localisé. Le fond du canot est blanc, ce qui trompe le marsouin qui prend le canot pour le ventre blanc d’un compagnon : il s’approche tout près. Alors, l’homme d’avant du canot, aussitôt que l’animal a émergé pour respirer, lui lance un harpon sur le dos. Cet harpon a un manche en fer long de sept pieds et la force avec laquelle il est lancé le fait pénétrer très avant dans la chair de l’animal. Aussitôt harponné, l’animal fait un bond et déguerpit à toute vitesse. Les chasseurs alors jettent à l’eau la bouée en bois à laquelle est attachée une longue amarre tenant au harpon. L’amarre se déroule et la bouée reste à la surface. Le marsouin, après son premier élan, modère son allure et les gens du canot en profitent pour reprendre la bouée ; dès qu’ils l’ont à bord, ils commencent à enligner leur proie, c’est-à-dire à s’en approcher petit à petit, en tirant sur l’amarre. C’est alors qu’ils doivent faire appel à toute leur habileté pour que le canot ne chavire pas, car l’animal le remorque à une allure rapide. L’homme de derrière gouverne pendant que celui de l’avant enligne. Aussitôt qu’ils ont réussi à approcher l’animal de quelques verges, l’homme d’avant attache l’amarre à la pince du canot et épaule son fusil pour tirer au moment où le malheureux cétacé reviendra prendre haleine à la surface. Ordinairement, le premier coup ne suffit pas pour tuer le monstre ; le chasseur doit être vif pour filer aussitôt de la ligne, car le marsouin, se sentant atteint, reprend sa course. Ce n’est souvent qu’au quatrième ou cinquième coup de fusil que l’on réussit à achever l’animal. Le yacht s’approche alors, à un signal lancé du canot. Le marsouin est toué dans l’anse la plus proche où il est aussitôt dépecé.

La saison de la chasse aux marsouins dure des premiers jours de juin aux derniers jours de juillet. Le nombre des marsouins tués varie avec les années, mais il n’est jamais très considérable pour chaque chasseur. La meilleure prise qui se soit faite encore est de soixante pièces : c’est le record établi par Gabriel Boulianne en 1900. Autrefois, on chassait le marsouin avec des yachts mêmes ; les chasseurs se servaient alors de marsouins empaillés qu’ils traînaient à l’arrière pour attirer les vivants. C’était beaucoup moins dangereux. Mais, avec le temps, les marsouins se sont raffinés et leurs collègues empaillés n’ont plus de chance d’attraper les vivants.

Dans ces parages de Tadoussac, on voit, assez souvent, un monstre beaucoup plus terrible que le marsouin. C’est le gibard qui appartient aussi à la famille des baleines. Sa vigueur est telle que les chasseurs, à cause des risques courus, ne trouvent pas profitable d’en faire la chasse. Les seuls qui aient été capturés l’ont été par des gens de Tadoussac. Ce cétacé est d’un brun verdâtre et sa longueur est de vingt-cinq à trente pieds. Son effronterie et son sans-gêne sont extraordinaires. Il s’aventure tout près du rivage et rien ne parait lui faire peur. Il vient respirer à la surface quand bon lui semble.

Voilà pour les principaux habitants de la rivière Saguenay dans laquelle nous allons bientôt entrer et dont nous apercevons, en avant de nous, un peu à gauche, les rives escarpées.

Auparavant, voici Tadoussac.