Le tour du Saguenay, historique, légendaire et descriptif/03


LE TOUR DU SAGUENAY



L’UN des fondateurs de cette étrange entreprise de « faire rire les honnêtes gens » — l’Humour, pour être plus précis — a défini le Français : « un monsieur qui est décoré, qui mange avec ses doigts et qui ne sait pas sa géographie ».

Il y aurait assurément puérilité de vouloir prouver notre survivance française en nous basant uniquement sur cette fantaisiste définition de nos cousins de France. À celui toutefois qui croirait pouvoir réussir dans cette preuve, on pourrait répondre que les décorations sont plutôt rares chez nous — du moins qu’elles l’étaient avant la guerre — et que nous mangeons souvent avec une fourchette des choses qui exigent qu’on les mange avec les doigts — comme une quenouille de maïs. Mais il faudrait lui laisser le bénéfice de la preuve au chapitre de la science de la géographie.

Car, s’il est vrai que le Français est un monsieur qui ne sait pas la géographie, eh ! bien, vrai ! nous sommes de descendance directe française.

Nous ne savons pas la géographie. Nous ne voulons pas parler de la géographie générale du globe : nous voulons dire, et surtout, notre géographie à nous : notre grande géographie canadienne, voire même notre petite géographie provinciale. Nous connaissons à peine les banlieues de la ville que nous habitons. Nous pousserons même l’esprit de critique jusqu’à dire qu’il y a beaucoup de Québécois et de Montréalais qui confondent couramment, et avec la meilleure foi du monde, Rimouski et Chicoutimi ; qui placent Kamouraska sur la rive nord du fleuve et Saint-Irénée sur la rive sud ; qui nous annoncent qu’un monsieur est allé au Lac Saint-Jean et qui sont très étonnés quand on leur demande de préciser et de dire vers laquelle des dix-huit paroisses de la vallée du Haut-Saguenay ce monsieur a dirigé ses pas. Bref, on pourrait varier les exemples à l’infini.

Nous ignorons notre géographie locale. Ce que nous en savons est illogique, décousu, cahoteux. Après une guerre comme celle qui vient de finir, et dont nous avons suivi avec grande attention les péripéties mondiales, l’âme, l’esprit, le cœur et les yeux remplis de quatre années de communiqués officiels, nous pourrions nous diriger, les yeux fermés, dans le labyrinthe des Balkans et nous continuons d’ignorer la nomenclature des paroisses des deux rives du fleuve, de Montréal au golfe. Nous sommes un peu comme ces écoliers qui défilent toute la liste des rois carlovingiens et qui ne peuvent donner de suite les noms de deux gouverneurs du Canada.

L’on s’instruit en voyageant, dit-on ; mais encore faut-il, pour cela, savoir voyager. Sachons voyager en dehors des guides officiels trop souvent trompeurs. Et puis, voyageons chez nous, d’abord, et connaissons notre pays avec intelligence.

Or, l’un des voyages de chez nous les plus connus et les plus commodes, pour les gens de Boston et de New-York comme pour ceux de Québec et de Montréal, c’est assurément le Tour du Saguenay. On tient à faire, aujourd’hui, son tour du Saguenay comme son tour d’Europe ou comme l’on aime à faire le voyage des Chutes Niagara ou des Mille-Îles.

Mais que sait-on du véritable Tour du Saguenay ? On croit ingénuement avoir fait le tour du Saguenay quand on est parti, un bon matin, de Québec, à bord de l’un des somptueux palais flottants de la Canada Steamship Co. Ltd, longé la côte nord du fleuve jusqu’à Tadoussac, remonté le Saguenay jusqu’à la Baie des Ha ! Ha !, et que l’on est retourné à Québec, sur ses pas, ou plutôt sur sa quille, exactement par la même voie. On est dans une erreur aussi profonde que le Saguenay, dont le nom veut dire fleuve aux eaux profondes. On a fait le demi-tour du Saguenay seulement.

Le véritable Tour du Saguenay, c’est, d’abord, de parcourir exactement l’itinéraire dont nous venons d’esquisser les grandes lignes, puis de se rendre jusqu’à Chicoutimi ; là, au lieu de retourner par la même voie, on débarque — ce qui fait bien l’affaire du Chicago du Nord ; le lendemain matin, on prend passage à bord d’un train du Canadien-Nord : l’on parcourt toute la vallée du Lac Saint-Jean ; l’on enfile dans les Laurentides que l’on traverse toutes : l’on parcourt ensuite les plaines douces du comté de Portneuf et du comté de Québec et, douze heures après le départ de Chicoutimi, l’on descend à Québec et l’on s’en va chez soi, fourbu mais heureux.

Et, on peut véritablement se vanter, après cela, d’avoir fait le Tour du Saguenay.

Mais le voyage de Québec à Chicoutimi, par le Saguenay, n’en restera pas moins, toujours, pour le touriste, le Tour du Saguenay au complet : ne contredisons pas ce personnage intéressant et accompagnons-le jusqu’à Chicoutimi. S’il le désire, cependant, nous reviendrons, à grandes enjambées, en chemin de fer, par les Laurentides.

Le voyage que nous allons faire est intéressant à tous les points de vue. Les notes que nous allons en donner sont aussi complètes que possible. Puissent-elles jeter quelques lumières sur la route parcourue. Plus tard, quand l’incomparable souvenir que le voyage aura laissé reviendra dans la mémoire avec sa fraîcheur première, ces notes aideront à le préciser davantage.

Le temps l’aura lentement gravé en nous et les perspectives s’inscriront en lignes plus nettes dans notre esprit. Ainsi, les cimes d’une montagne ne se dessinent clairement aux yeux qu’après qu’on est redescendu dans la plaine et qu’on a commencé de s’éloigner. Alors, le temps sera tenu de fixer d’une manière plus sûre les images et les impressions et de substituer au pittoresque photographique de l’instantané, la véracité plus fidèle et mieux composée de l’esquisse.

Inscrivons cependant, dans l’éblouissement des premières heures, ces notes, nous l’avons dit, aussi complètes que possible sur les endroits parcourus, leur histoire, leurs légendes, les traditions et les coutumes de leurs habitants, la description et la topographie des lieux.

Elle est belle, l’âpre et farouche bordure du Saint-Laurent et du Saguenay et, pour la voir seulement du large, il fait bon de se mettre en route. On aspire, pendant tout le voyage, des senteurs vivifiantes qui arrivent de ces rivages et qui viennent se mêler à celles qu’exhalent les eaux. C’est beau autant que bon. Un voyage en bateau dans le Saint-Laurent et dans le Saguenay est un long apéritif : c’est une ivresse tranquille et fortifiante.

De cela il faut prodiguer les transports de notre reconnaissance à la Canada Steamship Lines Co. Elle les mérite, car, sans elle, nous connaîtrions bien peu les beautés de ces rivages laurentiens et saguenayens.

Si on le veut bien, faisons immédiatement plus intimement connaissance avec cette compagnie de navigation — ancienne Richelieu & Ontario Co., dont le nom restera toujours plus populaire parmi les populations riveraines. Disons, par exemple, que l’on ne peut pas, sur quelque bateau de la compagnie que nous voyagions, avoir affaire à un personnel plus engageant, plus complaisant, plus empressé de se rendre aimable. Ceci n’est pas un vulgaire coup d’encensoir que nous portons au nez des officiers des bateaux de la compagnie, c’est un sincère témoignage que nous sommes heureux de leur rendre parce qu’il est mérité et qu’il est un fidèle écho des impressions de tous les voyageurs du Saint-Laurent et du Saguenay. Dans toutes les parties du navire, en particulier, — il faut préciser — dans les salles à manger, les choses se font avec une parfaite élégance et une flatteuse prodigalité. L’on s’aperçoit aisément que la compagnie a l’œil ouvert sur tout : sur les procédés du premier officier comme sur le service du dernier garçon de table.

Comme nous l’avons déjà fait remarquer, au reste, c’est grâce à cette compagnie de navigation du Saint-Laurent — quelque soit son nom présent — que les places d’eau, le long du fleuve — nos summer resortssont devenues si populaires, depuis une trentaine d’années, et si elles se sont développées si vite ; si leur population a doublé et si de petites industries locales trés florissantes ont pu s’implanter ; si le commerce a pris une grande extension ; enfin, si les étrangers les visitent, chaque été, en aussi grand nombre.

Nous n’avons pas encore de guide complet du Saint-Laurent et du Saguenay au point, de vue du tourisme ; le guide qui peut nous faire véritablement apprécier les beautés du voyage comme évoquer les souvenirs et l’histoire des lieux que l’on parcourt, l’histoire des paroisses qui s’offrent à nos regards, la plupart du temps, dans des échancrures de montagnes titanesques, des monts et des caps qui s’élèvent sur les bords du fleuve, des rivières qui s’y jettent. Leur histoire, nous aiderait pourtant à rendre intéressant un voyage sur les eaux du Saint-Laurent et du Saguenay.

Essayons de remédier à l’absence des guides par l’expression de quelques souvenirs et les résultats de recherches dans notre petite histoire.

Il nous faudrait d’abord des pages et des pages rien que pour rendre justice à la magnificence du départ de Québec par un clair matin d’été sur la route limpide et azurée que nous allons suivre jusqu’à Chicoutimi. Un Titien briserait son pinceau rien qu’à vouloir lui faire peindre l’impression de grandeur sans pareille que dégage le spectacle qui se présente, de chaque côté de nous, depuis le moment où le bateau a démarré de son quai jusqu’à l’instant où les hautes falaises de Saint-Joseph-de-Lévis et les collines de l’Île d’Orléans nous dérobent complètement la vue de Québec…