Texte établi par L. Brousseau (p. 191-206).


LA MORT D’UN BRAVE


La colonie fut assez tranquille pendant l’hiver qui suivit la levée du siége. Car la mésintelligence que l’on a vue originer au camp du lac Champlain entre les Anglais et les Iroquois, ainsi que la petite vérole qui continuait ses ravages parmi les derniers, empêchèrent l’ennemi de harceler la Nouvelle-France. De leur côté les Canadiens durent rester dans l’inaction jusqu’au printemps, vu que la disette sévissait chez eux. Les exigences du siége avaient d’ailleurs tellement épuisé les magasins du roi, que l’Intendant s’était vu contraint de disperser ses soldats par les campagnes où les habitants les plus à l’aise les hébergèrent volontiers ; tant, à cette héroïque époque, les sacrifices semblaient peu de choses aux particuliers dès lors qu’il s’agissait de l’intérêt public.

François de Bienville était retourné à Montréal après le siége de Québec par l’amiral Phips.

S’il souffrit de passer l’hiver sans guerroyer, ses vœux durent se trouver accomplis lorsqu’au mois de mai mille Iroquois se répandirent dans les environs de Montréal. Ces barbares s’étant livrés à leurs cruautés ordinaires sur les colons et les sauvages chrétiens,[1] on dut s’armer en guerre pour les repousser ou du moins les tenir en échec.

En apprenant que l’un des partis ennemis avait enlevé trente-cinq femmes et enfants de la bourgade iroquoise chrétienne de la Montagne, Bienville qui désirait commander pour être à même de se distinguer davantage, poursuivit les ravisseurs à la tête de deux cents Iroquois chrétiens. Ces derniers allaient écraser le parti ennemi qui ne comptait que soixante-guerriers, quand les Iroquois de la Montagne, reconnaissant des Agniers dans leurs ennemis, jetèrent bas les armes et refusèrent de combattre.[2]

Dégoûté du commandement mais non point de la guerre, Bienville vint aussitôt se ranger sous les ordres de M. de Vaudreuil qui organisait un corps de cent hommes composé de soldats, de volontaires et de miliciens. Le chevalier de Crisasy et Bienville commandaient en second sous M. de Vaudreuil.

L’intention de celui-ci était d’arrêter les ravages de plusieurs partis d’Iroquois qui dévastaient le pays depuis Repentigny jusqu’au lac Saint-Pierre.

Pour se munir de ce qui faisait surtout défaut à Montréal, la petite troupe se rendit d’abord à Lachenaye où l’on chercha des vivres de maison en maison.

Dans l’après-midi du vingt-six juin 1691 M. de Vaudreuil y fut rejoint par le capitaine de la Mine qui épiait, à la tête d’un détachement, certain parti d’Iroquois lequel s’était logé à Repentigny dans une des maisons que la fuite des habitants du lieu avait laissées vacantes.

Les deux commandants tinrent conseil et décidèrent qu’aussitôt la nuit tombée, les deux corps réunis en un seul marcheraient sur Repentigny, pour y surprendre les Iroquois dans leur sommeil.

La nuit s’était couchée sur le hameau de Lachenaye, quand la troupe des volontaires canadiens laissant la place de l’église, défila devant le cimetière, silencieuse comme une fantastique procession de morts. Ordre avait été donné par M. de Vaudreuil que chacun eût à garder le plus stricte silence durant toute la marche.

Nos Canadiens parcoururent en moins d’une heure et demie de marche les deux lieues qui séparent Lachenaye de Repentigny, et firent halte à quelques arpents de ce dernier village.

Ici le chevalier de Vaudreuil dit à Bras-de-Fer, un coureur des bois qui était le guide de l’expédition :

— Vous allez suivre un des hommes de M. de la Mine, qui connaît la position de cette maison où les Iroquois se sont retranchés. Quand vous l’aurez connue et constaté la présence de l’ennemi, vous viendrez nous rejoindre pour nous guider sûrement ; car les connaissances que vous avez acquises comme coureur des bois me font vous donner plus de confiance qu’à cet homme-là.

— Bien ! mon commandant, fit Bras-de-Fer en se redressant sous le coup de cet éloge. Est-ce tout ?

— Oui, partez.

L’on vit aussitôt le coureur des bois disparaître dans la nuit en marchant courbé sur le sol ; manœuvre que l’autre Canadien s’empressa d’imiter.

Vingt minutes plus tard on les vit reparaître.

— Eh bien ! demanda M. de Vaudreuil à Pierre.

— Nous avons vu la cage, mon commandant, et si la porte en est ouverte, les oiseaux ne s’en sont pas plus envolés pour cela.

— Que veux-tu dire ?

— Une douzaine d’Iroquois, au moins, sont couchés devant la maison et dorment aussi tranquillement que le roi dans son lit. Je n’ai pu m’approcher assez d’eux, et la nuit est trop profonde encore pour que j’en puisse dire le juste nombre.

— Ils ne se doutent donc point de notre présence ?

— Pas le moins du monde. La chaleur, je suppose, est étouffante dans la maison, et ces messieurs se sont couchés sur l’herbe et au frais, où, sauf votre respect, ils ronflent comme des bœufs.

— Il va nous être facile alors de les cerner.

— Oui, mon commandant. Cependant, si vous permettiez à un vieux chasseur…

— Parle sans crainte.

— Eh bien ! je suis d’avis avec vous que nous les entourions de suite. Mais quant à les attaquer, je crois qu’il vaut mieux attendre le point du jour ; car il fait trop noir à présent pour qu’il ne nous en échappe pas quelques-uns.

— Parfaitement vrai ! Aussi suivrai-je ce bon avis. Mais le jour paraîtra-t-il bientôt ?

— Dans une heure, mon commandant, répondit Pierre après avoir consulté les étoiles et l’horizon.

— En marche alors. Et toi, Pierre, avant de nous servir de guide, passe par toute la ligne et dis à chacun de nos gens d’avancer sans bruit.

Au bout d’une demi-heure, cent vingt Canadiens investissaient la maison. Couchés qu’ils étaient parmi des broussailles, derrière quelques gros arbres et des clôtures qui avoisinaient l’habitation, personne n’aurait pu constater leur présence.

On n’entendait que les ronflements sonores des Iroquois qui dormaient sur l’herbe, et, de la tête touffue des arbres, quelques cris d’oiseaux éveillés par un bruissement inusité, mais imperceptible à toutes autres oreilles qu’aux leurs.

Les malheureux dormeurs devaient voir en ce moment passer dans leurs rêves le hideux spectre de la mort, qui effleurait leur front de ses ailes de chauve-souris.

Il pouvait être trois heures quand l’aurore, comme un ruban lumineux, se déroula lentement à l’horizon. Peu à peu la cime des montagnes dont la base dormait encore dans la brume, se détacha sur le ciel, et le premier sourire du jour naissant descendit languissamment sur la vallée.

Le rayonnement des étoiles devint moins vif et finit par s’éteindre à mesure que la clarté refoulait les ténèbres.

La lumière en effleurant l’herbe humide, permit aux Canadiens d’entrevoir et de compter quinze Iroquois endormis devant la porte de la maison.

— Feu ! dit une voix tonnante.

Vingt mousquetades rasèrent le sol, ainsi que des couleuvres de flamme, et leurs détonations n’en faisant qu’une seule, éclatèrent comme un coup de foudre.

Dix Iroquois restèrent sans bouger sur place ; ils dormaient leur dernier sommeil. Les cinq autres se levèrent effarés. Mais quelques balles sifflèrent de nouveau dans le taillis, et les survivants se recouchèrent sans jeter une plainte. Ils avaient cru rêver, et la mort les tenait à leur tour.

Suivirent une horrible clameur et des coups de feu, qui partirent de la maison. Les douze sauvages qui dormaient dans l’habitation venaient de s’y éveiller. En se voyant investis, ils jetaient leur cri de guerre et se défendaient.

S’ils étaient peu nombreux, ils avaient pourtant l’avantage de combattre à l’abri une masse d’ennemis où chacun de leurs coups portait.

On se fusilla de la sorte pendant un quart-d’heure, sans que les Canadiens pussent approcher de la maison, tant la fusillade des Iroquois était habile et bien nourrie. Plusieurs Canadiens étaient déjà tués et blessés, quand la porte de la maison s’ouvrit pour donner passage aux douze sauvages qui bondirent au dehors pour se frayer un chemin au travers de leurs ennemis.

— Qu’on les cerne ! commanda M. de Vaudreuil.

Onze Iroquois épaulèrent leurs mousquets, et les Canadiens qu’ils couchèrent en joue mordirent la poussière. Seul le chef des sauvages avait gardé son coup de feu et tenait les plus hardis en respect. C’était un guerrier de haute taille, chef bien connu de la tribu des Agniers.

— Dent-de-Loup ! cria Bienville.

Les Iroquois voyant que ce serait folie de vouloir rompre cette muraille d’hommes qui arrêtait leur fuite, retraitèrent vers la maison, toujours protégés par le mousquet chargé de Dent-de-Loup. Celui-ci fascinait tellement les Canadiens qu’il ne lui tirèrent pas un coup de feu. Il touchait déjà le seuil quand Bras-de-Fer courut sur lui en criant :

— Ah ! vermine ! tu ne m’échapperas pas !

Dent-de-Loup fit entendre un ricanement sinistre, et abaissa la mèche du serpentin sur le bassinet de son arme.

L’éclair jaillit, le projectile miaula, mais sans atteindre le coureur des bois qui s’était jeté à terre en voyant que l’Iroquois allait tirer.

Celui-ci referma la porte que les assiégés barricadèrent aussitôt.

La maison n’avait qu’un étage et sept grandes ouvertures, dont six fenêtres et la porte. Deux des croisées donnaient sur la façade, deux autres en arrière, et une sur chacun des côtés.

Dent-de-Loup avait à peine disparu dans l’intérieur, que l’on vit un canon de mousquet s’appuyer sur le bord de chaque fenêtre, sans que l’on aperçut pourtant celui qui tenait l’arme. Les deux autres sauvages s’étaient probablement chargés de la défense de la porte, puisqu’on ne les voyait point.

— À l’assaut ! mes enfants, commanda M. de Vaudreuil.

Bienville fut un des premiers à s’élancer vers la porte qu’il attaqua rudement à l’aide d’une hache que venait de lui passer un des siens.

Peu faite pour résister à de pareilles secousses, la porte allait céder quand, par un soupirail qui s’ouvrait sur la cave, sortit la gueule d’un mousquet.

Cette ouverture était à fleur du sol, et personne n’apercevait l’arme menaçante.

Celui qui aurait abaissé ses regards dans cette direction aurait vu pourtant la diabolique figure de Dent-de-Loup, éclairée dans l’ombre de la cave par la lueur d’une mèche dont il ravivait la flamme d’un souffle empressé.

Son œil de tigre se coucha sur la crosse du mousquet dont l’amorce prit feu.

Bienville reçut toute la charge dans le côté droit et tomba.

— Massacre et sang ! ils l’ont tué… s’écria Bras-de-Fer.

— Non, Pierre,… je ne suis pas encore mort, dit Bienville qui se souleva péniblement sur le coude, sourit et laissa voir une affreuse blessure d’où le sang coulait à flots.

On entendit en ce moment un rire féroce qui semblait sortir de terre.

Dent-de-Loup était content.

Bras-de-Fer prit Bienville dans ses bras et l’emporta hors du champ de bataille.

— Par la mordieu ! brûlons-les ! cria le chevalier de Vaudreuil. Allons ! mettez le feu à la maison, et que ces bandits y meurent comme des chiens !

Cependant Bras-de-Fer avait déposé Bienville en arrière d’un gros arbre qui protégeait le blessé contre les atteintes des balles ennemies.

Le soleil était encore sous l’horizon, mais il faisait déjà jour, et les reflets rosés de l’aurore venaient animer la figure de Bienville, qui, sans cela, aurait parue terriblement pâle.

— Ne pleure pas,… mon bon Pierre, disait le jeune homme à Bras-de-Fer qui sanglotait en se rongeant les poings. Je sens bien… que je m’en vais… Que veux-tu ?… c’est le sort d’un soldat… Tu feras… mes adieux… à ma bonne mère… à mes frères aussi…

On put entendre à cet instant, un chant étrange et sauvage qui semblait ébranler les pans de la maison en flamme.

« L’Iroquois est brave ; il meurt en riant ! » hurlait le chœur.

Une voix puissante, celle de Dent-de-Loup, continuait seule :

« En ai-je couché des faces pâles sur le sentier de guerre ! Mon bras s’est lassé à les tuer et mon œil à les compter ! Je n’en sais plus le nombre ! Les scalps des blancs garnissent le ouigouam du chef en si grand nombre, qu’ils arrêtaient la pluie qui en pénétraient la toiture dans les soirées d’orage. »

Et le chœur reprenait.

« L’Iroquois est brave ; il meurt en chantant ! »

Mêlé aux craquements du bois que la flamme étreignait, ce chant de mort était terrible.

Le chevalier de Crisasy et M. de Vaudreuil s’approchèrent de Bienville.

Celui-ci qui avait encore la force de leur sourire, n’eut pourtant pas celle de leur tendre la main qu’il leur voulait présenter.

Ses deux amis ne pouvant cacher les larmes qui ruisselaient sur leurs joues :

— Ne me pleurez pas… leur dit-il. Nous nous retrouverons… là-haut… Donnez-moi… ma croix d’or… là, sur ma poitrine.

Il la saisit d’une main nerveuse et la pressa sur ses lèvres qui se crispèrent après avoir laissé tomber ces derniers mots :

— Seigneur ! ayez mon âme… en votre sainte garde !

Le soleil se levait radieux, et ses premiers rayons caressèrent dans un vaste parcours la surface du fleuve géant.

Bienville parut en ressentir une impression bienfaisante ; ses yeux mourants recouvrèrent assez de force pour s’arrêter encore sur chacun de ses amis, dans un adieu suprême. Puis sa tête s’affaissa lentement et il mourut.

C’est ainsi que finit Bienville, blessé mortellement au service de la patrie ; appuyé sur un arbre, comme Bayard, et, ainsi que le chevalier sans peur et sans reproche, donnant sa pensée dernière à son Dieu.

La charpente de la maison brûlait jusqu’au faîte, et l’on voyait courir les douze Iroquois au milieu des flammes et de la fumée. On aurait dit des damnés se tordant dans le souffre embrasé de l’abîme éternel.

Quelques explosions retentirent et de puissants souffles de feu chassèrent la fumée jusqu’au toit. C’était les cornes à poudre qui éclataient sur leurs porteurs.

On aperçut alors le toit chanceler, s’effondrer et tomber au dedans avec fracas. Durant quelques secondes la grande silhouette de Dent-de-Loup, le seul survivant, se détacha sur le fond rouge du brasier.

On le vit retenir, un instant, de ses robustes bras, l’énorme poutre qui supportait auparavant la toiture.

Sa touffe de cheveux flamba sur son crâne ; ses mains rôtirent au contact du feu.

Il jeta son dernier cri de guerre.

Puis on le vit plier, tomber et se coucher enfin pour mourir, sur un lit de tisons ardents.

La poutre, dépourvue de son dernier appui, s’abattit lourdement sur son corps, et fit, en retombant, jaillir une gerbe de pétillantes étincelles.


FIN
  1. « Le premier détachement des Iroquois se jeta d’abord sur un quartier de l’Île de Montréal qu’on appelle la Pointe-aux-Trembles, où il brûla environ trente maisons ou granges et prit quelques habitants sur lesquels il exerça des cruautés inouïes. » Charlevoix, tome ii, p. 94.
  2. Ce fut dès lors que l’on commença à soupçonner les Iroquois domiciliés d’être secrètement de connivence avec ceux de leur nation que le baptême n’avait pas encore faits nos alliés.