Texte établi par L. Brousseau (p. 5-84).

LE TOMAHAHK



LA DISPERSION DES HURONS



Lorsque vous sortez du bassin de Saint Thomas de Montmagny et que vous remontez le fleuve en longeant la côte du sud, vous apercevez, à peu près une demi-lieue en amont, une humble rivière qui traîne ses eaux vaseuses au Saint-Laurent : c’est la rivière à Lacaille près de l’embouchure de laquelle s’élevait jadis le premier village de Saint-Thomas.

De cet établissement primitif qui portait le nom de Pointe-à-Lacaille, à peine reste-t-il, à demi enfouies au pied de la falaise, quelques pierres qui firent autrefois partie des murailles de la vieille église bâtie et bénite en 1686, sur un terrain concédé par le sieur Guillaume Fournier au missionnaire de l’endroit, Messire Morel.

Un siècle après l’érection du petit temple de la Pointe-à-Lacaille, les habitants du lieu, voyant que les flots avaient rongé une douzaine d’arpents de la falaise et menaçaient d’envahir bientôt et la chapelle et les habitations du hameau, abandonnèrent tout-à-fait un endroit si dangereux, et s’en allèrent, une demi-lieue plus bas, construire une autre église et de nouvelles demeures sur les lieux où s’élève aujourd’hui le grand village de Saint-Thomas.

Il n’y avait à la Pointe-à-Lacaille, en 1664, que deux ou trois maisons d’assez pauvre apparence. L’établissement commençait à peine, et il devait bien s’écouler une quinzaine d’années, après la venue des premiers colons, quand on crut devoir y tenir des registres, en 1679.

D’abord la propriété de M. de Montmagny, la seigneurie de la Rivière-du-Sud, à qui le roi l’avait cédée le 5 mai 1646, passa successivement des mains d’Adrien Huault à celles de Louis Théandre de Lotbinière, et de Moyen Deschamps qui la céda à Louis Couillard de l’Espinay. Quant au fief Saint-Luc, aujourd’hui Saint-Thomas, il était enclavé dans la seigneurie de la Rivière-du-Sud, et avait été concédé en 1653 à Noël Morin qui, en 1680, mourut chez son fils Alphonse établi à la Pointe à-Lacaille. Leurs nombreux descendants portent le nom de Morin-Valcourt.

Ceux qui sont familiers avec notre histoire savent quelle était l’organisation qui présidait à l’établissement des paroisses dans la colonie naissante de la Nouvelle-France. Le roi y cédait un fief à celui de ses sujets qu’il en jugeait digne, lequel, en retour, devait à la couronne foi et hommage, avec l’aveu, le dénombrement et le droit de quint, etc., à chaque mutation. Ce seigneur divisait son fief en fermes qu’il concédait lui-même à raison d’un ou de deux sols par arpent et d’un demi-minot de blé pour la concession entière. Les censitaires devaient, en échange, faire moudre leur grain au moulin banal, donner au seigneur la quatorzième partie de la farine pour droit de mouture, et payer, pour lods et ventes, le douzième du prix de leur terre.

Bien qu’à l’origine les seigneurs possédassent au Canada le redoutable droit de haute, moyenne et basse justice, ils ne l’exercèrent que rarement et l’histoire n’en mentionne aucun abus. À vrai dire, nos seigneurs étaient plutôt des fermiers du gouvernement que les représentants de ces feudataires et tyrans du moyen-âge qui traitaient le peuple comme un vil troupeau d’esclaves taillables et corvéables à merci. Aussi bien, comme le disait Frontenac en 1673, le roi entendait-il qu’on ne les regardât plus que comme des engagistes et des seigneurs utiles. On peut dire que ce système de colonisation était l’un des meilleurs que l’on pouvait mettre en usage à cette époque, vu que les seigneurs avaient le plus grand intérêt à attirer des colons sur leur fief et à les bien traiter pour en voir augmenter rapidement le nombre.

Aux temps difficiles où se reporte ce récit, chaque petit bourg avait son fort où l’on se réfugiait en cas d’attaque pour résister aux bandes d’Iroquois qui rôdaient continuellement par toute la colonie. Ce fort consistait en une enceinte de pieux et occupait habituellement le centre du bourg. Il entourait assez souvent la demeure seigneuriale, et quelquefois il était défendu par de petites pièces de canon dont les Sauvages avait grand’ peur.

En 1664, il n’y avait pas encore de seigneur résidant à Saint-Thomas et M. Louis Couillard de l’Espinay ne devait se faire construire un manoir aux abords du bassin que plusieurs années après. La demeure de Mme Guillot, la plus ancienne et la plus grande de l’endroit, était protégée par une enceinte de palissades hautes d’une quinzaine de pieds, qui entourait à la fois la maison, la grange et leurs dépendances, toutes situées sur la rive gauche de la Rivière-à-Lacaille

Il est six heures du soir. Tandis que la maîtresse de céans, Mme Guillot, s’occupe à ranger des assiettes sur une grande table carrée, au milieu de la cuisine, et que la femme de Joncas, le fermier de l’établissement, est à moitié enfouie sous le haut manteau de la cheminée où elle surveille avec recueillement la cuisson d’une omelette au lard, Mlle Jeanne de Richecourt et le chevalier de Mornac, récemment arrivés de France, ainsi que Louis Jolliet, qui devait s’illustrer plus tard par la découverte du Mississipi, assistent silencieux au coucher du soleil.

Globe de flamme incandescente, l’astre s’inclinait à l’occident vers la cime des Laurentides derrière laquelle il allait bientôt disparaître. Éclairé vivement, le sommet du cap Tourmente se découpait ainsi qu’un immense diadème aux dentelures d’un or ardent comme celui de la Guinée, pendant que la base du cap reposait à demi effacée dans l’ombre. On aurait dit le grand génie du fleuve, agenouillé sur les bords de son empire et la tête perdue dans les nuages roses du couchant. Sur le parcours de six lieues qui sépare en cet endroit les deux rives, une immense traînée de flamme embrasait le fleuve dont les eaux paraissaient bouillonner sous ce brûlant contact. À l’horizon, au-dessus du soleil et des montagnes, de grands nuages rouges frangés de brillantes teintes cuivrées se déployaient dans l’espace, comme de longs drapeaux de pourpre et d’or, dont les reflets coloraient en rose la tête des monts et le dos rugueux des îles que l’on aurait cru voir flotter au milieu du Saint-Laurent. Ainsi éclairés, ces îlots semblaient être de gigantesques cétacés rougeâtres, qui seraient surgis brusquement des eaux pour contempler ce merveilleux spectacle du roi de la nature se couchant au milieu de sa cour et environné des splendeurs de sa gloire. À la fin du jour ainsi qu’à l’aurore, la nature entière tressaille d’une telle exubérance de vie que les objets, même inanimés, nous semblent s’agiter comme pour saluer l’astre puissant chargé par Dieu de féconder la terre.

Déjà, cependant, le soleil descend et disparaît en arrière des montagnes qui, peu à peu, se sont assombries. Seuls les nuages rouges et dorés qui drapent l’horizon reçoivent encore, grâce à leur élévation, le reflet des rayons du soleil, et ont conservé leurs brillantes couleurs. Mais à mesure que l’astre s’enfonce dans les régions alors inconnues du nord-ouest, les nues ainsi éclairées passent par gradation du rouge pourpre au rose, du rose pâle au jaune clair, et leurs derniers lambeaux d’un blanc lumineux vont s’éteindre à côté de la première étoile dont la faible lumière s’allume au fond du firmament dans l’ombre de la nuit tombante.

— Allons ! mademoiselle et messieurs, le souper est servi, fit Mme Guillot en se frappant les mains pour tirer ses hôtes de leurs rêveries. Et tous vinrent se placer autour de la table à chaque bout de laquelle fumaient de riches omelettes aux paillettes dorées et croustillantes.

Lorsqu’on sortit de table, le jour avait fait place à la nuit qui s’étendait sereine et calme sur les sauvages régions d’alentour.

En se levant de table, Jolliet porta sa chaise auprès du mur et tout à côté de l’une des fenêtres qui regardaient sur le nord ; puis il se rapprocha vivement de la croisée en s’écriant :

— Oh ! venez donc voir la belle aurore boréale !

On accourut aux fenêtres et chacun put contempler la scène féérique offerte ce soir-là par le ciel à la terre.

D’abord d’une teinte égale et uniforme, une grande lueur blanche, qui s’élevait du côté du nord et montait dans l’espace, se fendit en millions de striures lumineuses et frangées comme les innombrables stalactites suspendues à la voûte de grottes merveilleuses, et sur lesquelles la lumière des torches se réfléchit avec des scintillations infinies.

Ces grands courants, d’un blanc éclairé, commencèrent à se mouvoir, à courir avec rapidité sur le fond du ciel sombre. Tantôt avec la vitesse de la fusée qui part, ils se déroulaient dans le firmament comme d’immenses rubans de satin blanc et moiré qui ondoyaient sur l’obscurité de la nuit avec des reflets argentés. Puis, comme secoués par un souffle mystérieux, ils se balançaient un moment au-dessus de la terre assombrie et se repliaient soudain sur eux-mêmes avec la promptitude d’un éclair qui s’éteint.

Reprenant leur nuance égale et primitive, ils allaient se développer au-dessus de l’horizon comme un large turban, enroulé sur la tête du globe, et qui faisait miroiter dans l’infini son céleste tissu piqué, çà et là, de fils d’or figurés par les étoiles scintillant au travers de ces vaporeuses clartés.

Tantôt ils se séparaient distinctement, et, ainsi qu’une folle troupe d’esprits titaniques, ils couraient aux quatre coins de l’horizon, formaient une gigantesque chaîne et dansaient autour des mondes la ronde la plus fantastique et la plus échevelée.

Ils allaient, tournant si vite, qu’à les regarder, l’œil se sentait pris de vertige, quand tout-à-coup, ce grand cercle mouvant se resserre, se rétrécit encore, s’amincit vers son centre et s’arrête immobile, mais toujours lumineux, au milieu du ciel où il forme un soleil énorme dont les rayons sans nombre dardent en dehors leurs traits tremblotants. Sombre d’abord, le centre de cet astre éphémère prend bientôt une couleur rougeâtre qui devient pourpre en un moment, tandis qu’un brillant météore s’allume au sein de ce soleil étrange, éclate, tombe vers la terre, en laissant à sa suite une fugitive traînée tricolore, jaune, verte et rouge, et va s’abîmer au loin vers le bas du fleuve qui s’empourpre un instant d’une teinte enflammée, puis rentre dans l’obscurité de la nuit.

Et, comme si c’était un signal de retraite, le cercle aux rayons agités là-haut se brise, et les courants de lumière diaphane se dispersent et s’éteignent dans l’air, poursuivis par la lueur sanglante du centre, laquelle grandit, s’épaissit, s’étend victorieuse dans l’insondable coupole du ciel qui longtemps, durant la nuit, garda cette couleur d’un rouge effrayant.[1]

Les spectateurs de cette scène grandiose restèrent silencieux tout le temps qu’elle dura.

Quand le météore s’éteignit dans le fleuve, Mornac s’écria :

— Voilà qui est magnifique !

— Ce spectacle est en effet terriblement beau, repartit Mlle de Richecourt. Il me rappelle ceux qui précédèrent le tremblement de terre de l’hiver dernier. Dieu nous garde, cette année, de semblables agitations.

— Ce fut donc bien effrayant ? demanda Mornac.

— Oh ! oui ! répondit-elle.

— Mais veuillez alors m’en faire le récit ?

— Bien volontiers, mon cousin. Sachez d’abord que, durant l’automne de 1662, le ciel sembla nous donner des avertissements par des phénomènes pareils à ceux d’aujourd’hui et plus terribles encore. « Au milieu du mouvement rapide et brillant des aurores boréales, des météores ignés, sous la forme de serpents embrasés, s’enlaçaient les uns dans les autres et volaient par les airs, portés sur des ailes de feu. Tout le monde put voir à Québec un grand globe de flammes qui faisait un assez beau jour pendant la nuit, si les étincelles qu’il dardait de toutes parts n’eussent mêlé de frayeur le plaisir qu’on prenait à le voir. Les habitants de la côte de Beaupré en remarquèrent un semblable s’étendant au-dessus de leurs champs comme une grande ville dévorée par l’incendie. Leur terreur fut extrême, car ils crurent qu’il allait tout embraser. Un même météore parut sur Montréal ; mais il semblait sortir du sein de la lune, avec un bruit qui était celui des canons et des trompettes, et s’étant promené trois lieues en l’air, fut se perdre enfin derrière la grosse montagne dont cette ville porte le nom. »[2]

Ces phénomènes continuèrent de se faire voir durant une partie de l’hiver, lorsque arriva le lundi gras qui était le cinquième jour de février. « La journée avait été belle et sereine. Bien des gens avaient commencé à célébrer le carnaval par les amusements ordinaires, lorsque, vers les cinq heures et demie du soir, on sentit dans toute l’étendue du pays un frémissement de la terre, suivi d’un bruit ressemblant à celui que feraient des milliers de carrosses lourdement chargés et roulant avec vitesse sur des pavés. Bientôt cent autres bruits se mêlèrent à ces deux premiers : tantôt l’on entendait le pétillement du feu dans les greniers, tantôt le roulement du tonnerre, ou le mugissement des vagues se brisant contre le rivage ; quelquefois on aurait dit une grêle de pierres tombant sur les toits ; le sol se soulevait et s’affaissait d’une manière effrayante ; les portes s’ouvraient et se fermaient avec bruit ; les cloches des églises et le timbre des horloges sonnaient ; les maisons étaient agitées comme des arbres, lorsque le vent souffle avec violence ; les meubles se renversaient, les cheminées tombaient, les murs se lézardaient ; les glaces du fleuve, épaisses de trois ou quatre pieds, étaient soulevées et brisées comme dans une soudaine et violente débâcle. Les animaux domestiques témoignaient leur crainte par des cris et des hurlements ; les poissons eux-mêmes étaient effrayés, et, au milieu de tous les sons discordants, l’on entendit les rauques sifflements des marsouins aux Trois-Rivières où jamais en n’en avait entendu auparavant. »

— En effet, ce devait être effrayant, dit Mornac avec un sourire. Mais passant par votre bouche charmante, ces détails sont ravissants.

— Ne raillez pas, chevalier, car tout brave que vous soyez, vous auriez eu frayeur comme ceux qui furent témoins de ce bouleversement. « Bien que personne ne fût blessé, ni aucune maison renversée, la pensée que la fin du monde arrivait, s’était emparée des esprits ; aussi se croyant aux portes de l’éternité, chacun se préparait au jugement dernier. Le mardi-gras et le mercredi des cendres ressemblèrent au jour de Pâques, par le grand nombre de personnes qui s’approchèrent de la sainte table, et tout le temps du carême continua de présenter le spectacle le plus édifiant. »[3]

— Et vous pensez que les phénomènes célestes qui apparurent l’automne précédent, étaient des signes précurseurs du tremblement de terre ?

— Pourquoi pas ?

— Alors ceux de ce soir nous annonceraient donc aussi quelque malheur ? reprit l’incrédule Mornac en souriant.

— Tenez, mon cousin, si vous voulez m’en croire, répondit Mlle de Richecourt avec un air des plus sérieux, ne badinez pas là-dessus.

— C’est vrai ! fit Mme Guillot.

Mornac s’apercevant que son esprit railleur paraissait affecter péniblement les dames, dit d’un ton plus sérieux au Renard-Noir, l’un des chefs hurons qui avaient échappé au tomahahk iroquois, et qui, les yeux encore fixés sur le ciel rouge, n’avait pas prononcé un mot depuis le souper :

— Et vous, chef, que pensez-vous de ces choses-là ?

Après un moment de silence, le Huron répondit :

— Le pauvre sauvage n’a pas toute la science d’un homme blanc, et ses croyances, bien qu’il soit aussi chrétien, sont différentes des tiennes sur beaucoup de choses. Tu ne vois, sans doute, dans ces signes que des effets produits pas une cause naturelle. Mais mes pères à moi m’ont appris, et je respecte à ce sujet leurs enseignements, que ces brillants esprits qui courent ainsi le soir, dans le territoire des nuages, sont les âmes de nos ancêtres qui s’agitent là-haut pour avertir leurs petits-fils d’un danger prochain. Lorsque nous fûmes chassés par nos ennemis des bords du grand lac, où blanchissent maintenant les os desséchés de tous ceux qui nous furent chers, nos tribus en reçurent longtemps d’avance, l’avertissement par de pareils signes. Mais le Grand-Esprit avait frappé ses fils d’aveuglement. Comme des vieillards qui, sur le soir de la vie, ne peuvent plus distinguer la lumière du feu de leur cabane, nous étions frappés d’aveuglement. Bien loin d’être sur leurs gardes, mes frères, malgré mes conseils et ceux de quelques anciens, se laissèrent surprendre par l’ennemi et la grande nation huronne fut écrasée, le peu qui en restait arraché du pays aimé de ses pères, et dispersé au loin comme les feuillages de la forêt sous le souffle puissant des vents de l’automne.

— J’ai entendu parler, en effet, des malheurs de votre race, dit Mornac qui ne raillait plus. Mais j’en aimerais bien entendre le récit de la bouche même de l’un des acteurs de cette tragédie. Cependant j’ai peur de réveiller vos douleurs en vous priant de me les raconter.

Le Huron réfléchit et dit :

— Le guerrier vaincu doit songer quelquefois à ses défaites pour en savoir éviter de nouvelles, et penser aux maux que lui ont faits ses ennemis pour ne pas oublier que la vengeance est douce au cœur de la victime tant qu’il lui reste encore un battement de vie. Mon fils est jeune et la parole d’un guerrier qui pourrait être son père par l’âge et l’expérience, lui sera d’un enseignement utile en lui racontant la ruine d’une nation autrefois maîtresse de ces contrées.

Durant cet échange de paroles entre le Huron et Mornac, les dames était allées s’asseoir auprès du feu qui flambait dans la cheminée, Jeanne de Richecourt à côté de Mme Guillot. Mornac s’adossa contre la fenêtre, à côté de Jolliet. Le Renard-Noir alla s’appuyer contre l’un des pans de la cheminée. Là, debout, la figure à demi éclairée par les lueurs du foyer, regardant ses auditeurs en face, il commença d’une voix profonde et grave :

« — La forêt avait reverdi seulement quatre fois au-dessus de ma jeune tête, lorsque le grand chef des blancs, qu’ils appelaient Champlain, vint établir sur le cap de Stadacona la vaste bourgade que nous avons quittée au commencement du jour qui vient de s’éteindre. Depuis ce temps-là, l’hiver a soixante fois blanchi les forêts.

« Notre nation, celle des Ouendats que les blancs ont nommés Hurons, était la plus puissante de toutes les tribus qui couvraient les terres de chasse du Canada. Les armes et le nombre de ses guerriers la faisaient respecter au loin. La petite peuplade des Iroquois osait pourtant croiser ses tomahahks avec les nôtres et ne craignait même pas de nous attaquer. Ses guerriers étaient moins nombreux, mais plus unis, plus vigilants, plus rusés, plus cruels que les nôtres qui préféraient les expéditions de chasse aux courses continuelles dans les sentiers de guerre. Que mes frères blancs ne croient pas que nos guerriers, une fois au combat, fussent moins braves, moins forts, moins agiles que ceux des Cinq-Cantons. Mes frères se tromperaient. Mais ce qui finit par causer la perte de ma nation, c’est que le Grand-Esprit a toujours donné à ses enfants hurons des cœurs plus doux et des yeux moins épris de la vue du sang que ceux de nos ennemis. Tandis que les Iroquois ne craignaient point de venir se cacher aux environs de nos villages pour enlever quelques chevelures, nos guerriers, qui rêvaient de grandes chasses aux caribous, se laissaient quelquefois surprendre jusque dans leurs cabanes.

« Nous étions encore les plus nombreux et les plus forts, lorsque dans l’été qui suivit l’arrivée du puissant chef blanc ; mon père Darontal, qui était le grand capitaine de notre nation, pria le vôtre d’accompagner, avec quelques soldats blancs, nos hommes de guerre dans une expédition contre les Cinq-Cantons iroquois. Vos armes merveilleuses et terribles, alors inconnues aux enfants de la forêt, devaient nous aider beaucoup en frappant nos ennemis d’épouvante. C’est ce qui arriva. Dès que les Iroquois eurent vu les éclairs, entendu le tonnerre sortir de vos armes et jeter la mort dans leurs rangs, ils se sauvèrent dans les bois où nos guerriers les poursuivirent bien loin. Je me souviens d’avoir entendu raconter cette victoire par mon père lorsque, à son retour, il suspendit au poteau du ouigouam, les scalps des ennemis qu’il avait tués. »

Au souvenir des exploits de son père, la figure bronzée du Renard-Noir s’anima d’un noble orgueil. Ses yeux, où les lueurs du foyer venaient se réfléchir, semblaient lancer des flammes. Après quelques instants de silence il reprit :

« — J’avais continué de croître et mes yeux avaient vu dix fois la neige fondre autour de nos cabanes, lorsque le grand chef blanc vint passer un hiver sous le ouigouam de mon père Darontal.[4] C’était à la suite d’une seconde expédition contre nos ennemis les Iroquois. Elle avait été moins heureuse que la première, et les nôtres avaient été obligés de s’en revenir au pays, après avoir tué pourtant beaucoup d’ennemis. La saison des neiges était proche et nos guerriers n’avaient pas voulu se hasarder à escorter votre capitaine jusqu’à Stadacona. Ils l’avaient décidé à passer l’hiver dans une de leurs bourgades. Votre chef choisit celle de Carhagouba parce que mon père, qui était son ami, l’habitait. C’était le plus grand village des Attignaonantans.

« C’est alors que je le vis, cet illustre capitaine qui savait toutes les choses que le Grand-Esprit peut donner aux hommes le connaître. Depuis longtemps le bruit de son nom et de sa puissance avait frappé l’oreille des femmes, des enfants et des vieillards de notre nation, qui ne l’avaient pas encore vu. Toutes les familles de la bourgade allèrent au-devant de lui. Des coureurs nous avaient annoncé d’avance sa prochaine arrivée. Quand il parut, nos yeux n’étaient pas assez grands pour le regarder, et chacun admirait sa bonne mine, ses armes étranges et terribles et ses riches vêtements.

« Pendant l’hiver qu’il passa sous le ouigouam de mon père, il me prit en amitié, m’apprit à comprendre votre langue, et le soir, à la lueur du feu de la cabane, il commença à m’initier au secret de deviner dans vos livres les signes visibles de la pensée. En retour, je le suivais partout, je prenais soin de ses armes et l’accompagnais à la chasse où je lui étais utile en portant ses munitions et le gibier qu’il tuait.

« Je m’attachai tant à lui que je demandais à mon père d’accompagner le grand capitaine à Stadacona quand le printemps fut revenu. Ce qui me fut permis lorsque le chef blanc eut dit à Darontal qu’il consentait à m’emmener et à me garder avec lui tout le temps que je voudrais.

« Quand la glace qui couvrait les grands lacs fut partie, je descendis la longue rivière avec l’escorte qui accompagnait les blancs.

« Durant bien des lunes je demeurai à Stadacona auprès du savant capitaine. J’achevai d’apprendre à lire, et, instruit dans votre religion par les robes noires, j’eus la tête lavée par l’eau qui rend chrétien. J’assistai à l’agrandissement du village de Québec et pris part aux travaux que dirigeait le grand maître : ce chef illustre portait bien son nom qui veut dire champ fertile.

« J’avais vu l’été réchauffer vingt-quatre fois la terre, lorsque d’autres blancs, ennemis des vôtres,[5] s’en vinrent déclarer la guerre à nos amis qui, en plus petit nombre et affaiblis par la faim, se rendirent prisonniers aux Yangees[6] qui les emmenèrent tous sur leurs grands canots par delà le vaste lac salé.

« Privé de mon second père, le grand capitaine blanc, et plein de haine contre les étrangers nouveaux venus dont je ne comprenais pas le langage, je m’échappai sur un canot et m’en retournai au pays des Ouendats.

« Ce fut alors que la belle Fleur-d’Étoile se trouva sur le sentier de ma jeunesse et unit sa destinée à la mienne.

« Comme la mort de mon père, Darontal, ne me retenait plus au village de Carhagouba, je me fis adopter par mes frères de Téanaustayé, bourgade que ma femme, Fleur-d’Étoile, habitait.

« Quatre années plus tard, j’appris que le grand chef blanc, l’ami de notre nation était revenu avec les Français et que les Yangees avaient quitté le pays. Mon désir était de revoir le fameux capitaine ; mais je ne pus descendre le fleuve cet été-là. On disait que les Iroquois nous guettaient au passage. Il fallut attendre la prochaine saison. Hélas ! quand je parvins à Québec le grand chef se mourait. Il apprit que son fils le Renard-Noir demandait à le voir et me fit venir auprès de lui. Il me parla longtemps — « Écoute-moi bien, mon fils, me dit-il. Je t’ai instruit dans la religion chrétienne et je t’ai appris bien des choses que tes frères ignorent. C’est à toi de continuer mon œuvre auprès d’eux. Pour tirer les tiens de l’ignorance où ils croupissent, des missionnaires iront s’établir dans vos bourgades et enseigneront aux Hurons la religion et les coutumes des blancs. Toi, tu en connais tous les avantages et tu devras aider les robes noires dans leurs efforts, et faire accepter leur présence au milieu de vos guerriers. »

« Il me parla plusieurs fois ainsi et me fit jurer de lui obéir. Après quoi, l’âme du grand capitaine partit paisible pour le pays des ombres.

« Je lui tins parole. Les robes noires vinrent demander l’hospitalité à mes frères auxquels je persuadai de laisser s’établir les missionnaires au milieu de nous. Ce ne fut pas sans peine. Les sorciers de la nation qui prévoyaient la perte de leur autorité, employèrent tous les moyens possibles pour chasser les robes noires. Mais les efforts des quelques chrétiens qu’il y avait déjà parmi nous et le courage des missionnaires finirent par faire dominer la religion chrétienne dans nos bourgades.

« Beaucoup de lunes et d’années s’écoulèrent, et l’aîné de mes onze fils avait vu dix-huit printemps, lorsque mes guerriers me proposèrent de descendre aux Trois-Rivières pour y faire la traite des pelleteries. Il y avait longtemps que nous n’y étions allés, car depuis la mort de mon second père, Champlain, les Iroquois étaient devenus, par leurs fréquentes victoires, la terreur de notre nation.

« Nous partîmes deux cent cinquante guerriers, dont j’étais le premier capitaine. Nous descendîmes la rivière sans rencontrer un seul ennemi. Comme nous approchions du fort des Trois-Rivières, nous poussâmes nos canots au milieu des joncs du rivage pour faire notre toilette de fête et rafraîchir nos tatouages avant de paraître devant les Français. Tandis que nous étions occupés ainsi, nos sentinelles jetèrent le cri de guerre. Un grand parti d’Iroquois venait nous attaquer. Nous saisîmes nos armes, et après un engagement rapide, les Iroquois prirent la fuite. Nous les poursuivîmes et en fîmes beaucoup prisonniers. Un grand nombre avait été tué.

« Nous échangeâmes nos pelleteries aux Trois-Rivières et repartîmes pour notre pays, triomphants et joyeux, et nos ceintures chargées des scalps de la victoire. Hélas ! nous devions bientôt apprendre que nous aurions mieux fait de rester dans notre bourgade pour défendre nos familles. »

Ici le Renard-Noir s’arrêta quelques instants. On eut dit qu’il voulait rassembler ses forces pour raconter les choses pénibles qu’il lui restait à dire.

Depuis quelques instants Mornac semblait distrait. Il se retournait fréquemment pour regarder par la fenêtre près de laquelle il était assis. Avant la pause que le Renard-Noir venait de faire, le chevalier s’était penché vers Jolliet et lui avait dit rapidement à l’oreille :

— Regardez donc du côté des palissades qui entourent la maison. Il me semble apercevoir quelque chose comme une tête d’homme qui s’agiterait au-dessus de la pointe des pieux.

— Chut ! fit Jolliet. Prenons garde d’effrayer les dames. Examinons en silence et à la dérobée.

En ce moment deux gros chiens de garde qui dormaient dans la cour se mirent à aboyer.

Les femmes se regardèrent en frissonnant.

— Sentiraient-ils des ennemis ? demanda Mme Guillot qui ne put s’empêcher de pâlir.

— Les chiens jappent à la lune qui se lève, repartit Joncas.

Le croissant de la lune argentait le champ azuré de la nuit, au-dessus des grands arbres immobiles.

— Je ne vois plus rien, reprit Mornac à voix basse. La tête à disparu.

— Vous vous trompiez, fit Jolliet sur le même ton.

Les chiens n’aboyaient plus, mais grondaient sourdement.

— Veuillez continuer, chef, dit Jolliet à voix haute pour chasser la crainte qui commençait à saisir les femmes.

Pendant que Mornac à demi tourné vers la fenêtre continuait à regarder négligemment au dehors, le Renard-Noir reprit son récit.

« — Nous étions encore à une journée de marche de Téanaustayé, ou Saint-Joseph, qui était la principale bourgade de la nation et celle que j’habitais avec Fleur-d’Étoile et mes fils, lorsque, en mettant pied sur le rivage pour y passer la nuit, nous trouvâmes un pauvre vieux guerrier de notre village. Il était blessé gravement et se traînait à peine. À notre vue il se mit à pousser des gémissements lamentables. « Mes fils, s’écria-t-il, semblent être dans la joie quand ils devraient pleurer toutes les larmes de leurs yeux ! » Nous crûmes que ses esprits s’étaient égarés par suite de l’affaiblissement où il se trouvait. Il s’en aperçut et nous dit : « Pleurez, ô mes fils ! pleurez vos femmes et vos enfants massacrés ; pleurez les vieillards de la nation disparus ! Téanaustayé n’est plus ! Les Iroquois ont brûlé nos cabanes après en avoir surpris et tué tous les habitants ! Blessé moi-même j’ai pu m’échapper et m’enfuir jusqu’ici, où depuis plusieurs jours je me traîne en mourant à chaque pas.

« Un hurlement de douleur, suivi d’un morne silence, accueillit ces nouvelles horribles.

« Voici ce que le blessé nous apprit quand nos oreilles purent l’écouter.

« Quelques jours auparavant,[7] tandis que le soleil du matin dorait les champs de maïs qui entouraient le village paisible, et que des groupes de jeunes filles babillaient à l’ombre des ouigouams, que les vieilles femmes pilaient le grain dans des mortiers de bois et que les enfants nus se roulaient dans la poussière, pêle-mêle avec les chiens couchés au soleil, un cri de terreur éclata dans le silence où reposait la bourgade.

— « Les Iroquois ! les Iroquois !

« La bourgade venait d’être envahie par un grand parti de guerriers ennemis.[8] Les quelques hommes valides laissés pour la garde du village voulurent courir à leurs armes et se défendre. Ils furent les premiers tués. La robe noire qui demeurait à Téanaustayé, et que les blancs appelaient père Daniel, et que nous nommions Achiendase, s’efforça de rallier les défenseurs en promettant le ciel à ceux qui mourraient pour leur famille et leur religion. Quelques vieillards l’entourèrent, ainsi que toutes les femmes et les enfants. Et ce fut tandis qu’il baptisait ceux qui n’étaient pas encore chrétiens qu’il fut tué d’un coup d’arquebuse.

« Le petit nombre de défenseurs qui se trouvaient dans le village une fois tués, les Iroquois tournèrent leur furie contre les femmes, les enfants et les vieillards, et mirent le feu à tous les ouigouams.

« Quand la bourgade ne fut plus qu’un tas de cendres fumantes, les ennemis se retirèrent avec plus de sept cents prisonniers dont ils tuèrent un grand nombre en retournant chez eux. Beaucoup plus avaient été égorgés dans l’enceinte du village.

« Ce récit lamentable nous plongea dans l’abattement le plus profond.

« Le lendemain soir, nous arrivâmes à l’endroit où Téanaustayé s’élevait naguère. Au lieu des cris de triomphe, des fêtes, des femmes joyeuses qui devaient nous accueillir à notre glorieux retour, nous ne trouvâmes que ruine, mort et désolation.

« C’était là que j’avais laissé ma pauvre Fleur-d’Étoile et ses sept plus jeunes enfants. Mes quatre fils aînés m’avaient accompagné aux Trois-Rivières. Silencieux, nous nous assîmes au milieu des restes méconnaissables de nos familles massacrées. Immobiles, la tête penchée, les yeux fixés sur les cendres encore fumantes de notre village, nous passâmes ainsi la nuit. Les larmes et les gémissements ne conviennent qu’aux femmes ; le deuil des guerriers doit être fier et calme.

« Le lendemain, nous allâmes nous réfugier dans le village de Tohotaenrat (Saint-Michel) qui était le plus rapproché de notre bourgade anéantie.

« Là, j’appris le sort de l’infortunée Fleur-d’Étoile. Elle avait réussi à se sauver dans les bois avec ses enfants, et s’était cachée dans un épais buisson où elle se croyait en sûreté. Les Iroquois chassaient les fugitifs comme des bêtes sauvages. Ils passèrent près de l’endroit où la mère tremblante était blottie. Ces chiens ne la voyaient pas et l’auraient dépassée quand son plus jeune enfant se mit à crier. Elle voulut étouffer les vagissements du malheureux petit être qui la perdait. Les Iroquois avaient entendu et bondirent sur leur proie comme des loups enragés. Ils assommèrent ma pauvre Fleur-d’Étoile à coups de tomahahk, après avoir massacré sous ses yeux nos enfants dont ils fracassèrent la tête sur un tronc d’arbre. Un seul d’entre eux, qu’ils avaient laissé pour mort, revint ensuite à lui et me dit ces épouvantables malheurs. »

Le Renard-Noir, ému par ces terribles souvenirs, s’arrêta un instant encore. Son accent étrange, sa voix profonde et vibrant sous le coup de l’émotion, avait quelque chose de sombre qui étreignait péniblement l’âme de ses auditeurs. Tous étaient comme suspendus à ses lèvres et l’écoutaient silencieusement. La femme de Joncas oubliait de faire tourner son rouet, Joncas lui-même fumait avec une pipe éteinte. Mme Guillot avait laissé tomber son tricot sur ses genoux. Jeanne de Richecourt ne détachait ses grands yeux humides de la figure bizarrement tatouée du Renard-Noir, que pour les arrêter sur l’ombre du sauvage qui se dessinait sur le mur et montait jusqu’au plafond où la touffe de cheveux, droite sur le crâne du Huron, s’agitait sinistre sur le fond rouge de la lumière blafarde que jetait une chandelle fumeuse.

Durant cette seconde interruption, les chiens qui s’étaient tus auparavant, poussèrent tout à coup un de ces hurlements déchirants qui portent au loin dans la nuit une indéfinissable horreur. On aurait dit un immense sanglot humain arraché par des tortures infernales.

Le silence qui régnait déjà dans la vaste salle prenait un caractère inquiétant. Chacun examinait son voisin à la dérobée en s’efforçant de cacher le malaise qu’il éprouvait.

Mornac, la main négligemment appuyée sur la crosse de l’un des pistolets passés à sa ceinture, et Jolliet, regardaient au dehors. Ils ne voyaient rien d’insolite et n’apercevaient au-dessus de la palissade que les larges eaux du fleuve qui se berçaient mollement au loin sous la lumière bleuâtre de la lune.

Après un hurlement prolongé, la voix des chiens s’éteignit encore en un grognement menaçant, et le Renard-Noir poursuivit d’un ton morne et sourd :

« Pendant la saison des neiges qui suivit, je tâchai de persuader à nos guerriers d’être plus défiants que par le passé et de garder les environs de nos bourgades pour ne pas être surpris. Ils m’écoutèrent d’abord ; mais l’insouciance funeste qui a perdu notre malheureuse nation reprit bientôt le dessus, et ils finirent par mépriser la voix d’un chef plus expérimenté qu’eux tous. Mes fils m’avertirent que l’on murmurait même contre moi. On m’accusait d’être la cause de tous les maux qui avaient fondu sur nous. Depuis, disait-on, que le Renard-Noir avait amené les missionnaires avec lui, la nation semblait avoir été abandonnée du Grand-Esprit. C’était les sorciers et les païens qui répandaient ces bruits.

« L’hiver était fini et le soleil du printemps achevait de fondre la neige autour de nos cabanes, lorsque mes quatre fils aînés partirent pour aller voir les robes noires, Brébeuf et Lalemant, que nous appelons Echon et Achiendase, qui demeuraient à Ataronchronons (Saint-Louis.) Le plus jeune de mes enfants, blessé à Teanaustayé, restait seul avec moi.

« Il y avait trois jours que mes fils m’avaient quitté, lorsque, un matin,[9] nous aperçûmes un nuage épais de fumée qui s’élevait, dans l’éloignement, par-dessus les arbres dépouillés de leurs feuilles.

« Un long cri de détresse s’échappa de nos poitrines : « Les Iroquois ! Ils brûlent Saint-Louis. »

« Nous regardions en silence cet amas de fumée mêlée de flamme, qui montait vers le ciel, quand nous vîmes accourir deux de nos frères d’Ataronchronons. Ils étaient hors d’haleine et paraissaient frappés de terreur. Nos craintes n’étaient que trop vraies. Les Iroquois venaient d’incendier Saint-Louis après avoir détruit Saint-Ignace et massacré les habitants des deux bourgades.

« Je pensai à mes quatre fils qui devaient avoir été surpris et tués à Ataronchronons et mon cœur souffrit horriblement. Dans l’espérance de les sauver s’il était encore temps ou de les venger du moins, je suppliai les guerriers de Tohotaenrat de me suivre pour aller combattre nos ennemis. Ils ne voulurent pas m’entendre et m’accablèrent de malédiction, disant que je leur avais attiré tous ces désastres.

« Je baissai la tête et sortis seul de leur village après avoir demandé à une vieille femme de prendre soin de mon plus jeune fils.

« Saint-Louis était à deux heures de marche au nord de Tohotaenrat. J’avais fait plus de la moitié du chemin, bien décidé à me faire tuer par les Iroquois, lorsque je rencontrai un parti de trois cents guerriers hurons. Ils étaient chrétiens et venaient de la Conception et de Sainte-Madeleine, bourgs situés à l’ouest de Saint-Ignace et d’Ataronchronons. Ils étaient armés pour le combat et se dirigeaient vers Sainte-Marie qui courait de grands périls ; ce village n’était qu’à une heure de Saint-Louis.

« À Ataronchronons, nos frères nous apprirent que de Saint-Ignace et de Saint-Louis il ne restait plus que des cendres et des cadavres. Les deux robes noires, Echon et Achiendase, y avaient péri en bénissant l’agonie des nôtres.[10]

« Un des fugitifs me dit qu’il avait vu mes quatre fils aînés tomber morts en protégeant les robes noires.

« De mes onze enfants il ne me restait plus qu’un !

« Je n’eus pas le temps de les pleurer. Une avant-garde de deux cents Iroquois s’avançait pour commencer l’attaque de Sainte-Marie. Nous nous séparâmes en plusieurs partis pour les arrêter. La première bande de nos guerriers fut repoussée. Comme les Iroquois les poursuivaient en les chassant vers Ataronchronons, je tombai sur les ennemis avec deux cents Hurons chrétiens qui m’avaient choisi pour chef.

« Surpris, les Iroquois lâchent pied à leur tour et courent se réfugier dans l’enceinte de Saint-Louis. Les palissades seules restaient debout. Les ennemis y cherchent un abri. Nous les y suivons. Le grand nombre est tué, le reste se sauve. Nous étions maîtres de la place. Ce ne fut pas pour longtemps. Au bout d’une heure le principal corps des Iroquois s’abattait sur les palissades en hurlant leur cri de guerre.

« Ce fut alors un des plus furieux combats dont les anciens se souviennent. Nous n’étions plus que cent cinquante capables de combattre les sept cents Iroquois qui nous attaquaient. Mais nous voulions mourir après en avoir tué le plus grand nombre possible. La bataille dura toute l’après-midi. La nuit était descendue sur la terre que nos cris de guerre et le bruit de nos coups retentissaient encore au loin dans la forêt. Enfin le nombre l’emporta et il n’y avait plus autour de moi que vingt Hurons épuisés de blessures et de fatigue, quand nous fûmes terrassés et faits prisonniers.

« Les Iroquois avaient perdu plus de cent de leurs meilleurs guerriers dont plusieurs capitaines. La victoire leur coûtaient cher.

« Au milieu de la nuit, tandis que les vainqueurs s’amusaient à torturer quelques-uns des nôtres, je brisai mes liens et me sauvai vers Sainte-Marie. J’avais encore soif de sang.

« Sept cents guerriers Hurons sortaient d’Ataronchronons afin de poursuivre les Iroquois. Tout couvert de blessures et mourant de faim je partis avec eux. Je me sentais assez de force pour en tuer encore. Nous ne pûmes jamais rejoindre nos ennemis qui s’enfuyaient après avoir massacré un grand nombre de leurs prisonniers. Nous trouvâmes les cadavres de ceux des nôtres qu’ils avaient assommés pendant la marche, et d’autres attachés à des troncs d’arbres et à moitié brûlés par des branches entassées à la hâte.

« Nous ne revînmes que pour assister à la débâcle d’une nation épouvantée. Quinze bourgades étaient déjà abandonnées et brûlées, et les familles et les tribus se dispersaient de tous côtés. Les uns s’enfoncèrent dans les solitudes du nord ou de l’est ; un bon nombre alla demander asile à la nation des Tionnontates, dans la vallée des Montagnes-Bleues ; quelques autres joignirent la peuplade des Neutres, au nord du lac Érié.

« Le parti le plus nombreux, j’en étais avec mon seul et dernier fils que j’avais retrouvé à Tohotaenrat, fut se retirer dans l’île que nous appelions Ahoendoé et que les robes noires nommèrent Saint-Joseph. Elle repose dans le grand lac Huron à l’entrée de la baie de Matchedash.[11]

« Dans l’automne nous étions là six ou huit mille misérables manquant de tout. Nos maux augmentèrent encore quand vint l’hiver. On vit des hommes, des femmes et des enfants décharnés se traîner de cabane en cabane comme des squelettes vivants pour y demander quelque chose à manger.

« Il en mourut bientôt par douzaine tous les jours. Les survivants manquant de plus en plus de vivres, se mirent à déterrer les morts pour s’en nourrir. Une maladie aida l’œuvre de la famine. Avant le printemps la moitié des exilés de l’île Ahoendoé étaient morts. Mon dernier fils atteint de la maladie horrible mourut entre mes bras, comme le printemps s’annonçait par la fonte des neiges. Je n’avais plus de famille et j’allais rester seul sur la terre !

« Quand les glaces furent fondues sur le lac, beaucoup de survivants affamés traversèrent à la terre ferme pour y chercher leur subsistance.

« Mais les Iroquois les y guettaient encore et les massacrèrent tous.

« On apprit dans le même temps que la nation des Tionnontates, chez laquelle plusieurs de nos familles s’étaient réfugiées l’automne précédent, avait été attaquée durant l’hiver par nos ennemis communs qui avaient détruit la bourgade Etarita (Saint-Jean) après en avoir massacré les femmes, les vieillards et les enfants, un jour que tous les guerriers étaient absents à la recherche des Iroquois.

« La terreur fut alors à son comble, et les robes noires qui avaient courageusement partagé tous nos malheurs, nous offrirent de nous emmener avec eux pour nous conduire près du fort de Québec, où nous serions assurément en sûreté.

« Nous n’étions plus que trois cents, et nous les suivîmes jusqu’à Stadaconna, quittant pour toujours la terre où les os de nos aïeux et de nos proches allaient dormir abandonnés dans l’oubli.

« La grande nation des Hurons avait disparu et la plus petite peuplade des Iroquois dominait et se faisait craindre au loin sur le territoire du Canada.

« Mes frères s’établirent dans la longue île qui regarde Québec. Quelque temps je demeurai avec eux. Mais poursuivi par leurs sourds et injustes reproches d’avoir attiré sur leurs têtes des malheurs, qu’ils auraient pu éviter en suivant mes conseils, je les quittai tout à fait pour venir ici habiter et travailler avec mon frère le visage pâle (Joncas) que j’avais autrefois rencontré en ami dans nos regrettés pays de chasse.

« Maintenant le Renard-Noir est le seul de sa famille sur la terre, et quand vient le soir il va souvent s’asseoir sur le bord du grand fleuve en songeant à ceux qui ne sont plus et qu’il aima tant. Quelquefois le chef disparaît durant de longs mois et mon ami, le visage pâle, ne sait plus ce que je suis devenu. Un bon jour, pourtant, le Renard-Noir reparaît sous ce toit hospitalier. Le front du chef est alors plus serein ; son cœur bat plus vite à la vue de quelque scalp sanglant qu’il rapporte et qu’il s’en va cacher dans un endroit connu de lui seul. Il y en a onze qui sèchent en ce lieu secret. Depuis que j’ai quitté pour toujours le pays de mes pères, onze guerriers Iroquois ont été trouvés morts aux environs de leurs bourgades. Moi seul connais comment ils ont été tués pour venger mes onze fils, et moi seul sais quelles ont été leurs souffrances dernières.

« Il me manque encore une chevelure ; celle-là doit-être consacrée à la mémoire de Fleur-d’Étoile. Je l’ai réservée pour la dernière. C’est le scalp d’un grand chef qu’il me faut. Quand ce trophée sera suspendu à côté des autres, le Renard-Noir pourra mourir en paix. »

Le langage figuré du Huron, dont je n’ai pu imiter partout l’originalité de crainte de n’être pas assez clair dans la narration de faits strictement historiques, tenait encore les auditeurs sous le coup de l’émotion pénible produite par un aussi triste récit, quand Mornac, l’œil en feu, la moustache hérissée, se leva soudain.

Rapide comme l’éclair, il ouvrit la fenêtre de sa main gauche et saisit de sa droite l’un de ses pistolets dont il fit feu en visant vers la palissade.

Cela fut si prompt que les hommes se trouvèrent debout et que les femmes jetèrent leur cri, comme l’air frais du dehors chassait à l’intérieur de la maison la fumée de la poudre, et que le bruit de la détonation roulait sous les sonores arceaux de la forêt voisine.

Pendant le moment de silence qui suivit ce brouhaha, on crut entendre, venant du dehors, un léger cri de douleur qui répondit au coup de feu, puis la chute d’un corps pesant sur le sol.

— Sandious ! dit froidement Mornac, je savais bien, moi, qu’il y avait un individu sur cette palissade. Aussi ne l’ai-je pas manqué !…… C’était un parti de guerre iroquois lancé sur les traces du chef Huron et de ses amis de la Pointe-à-Lacaille.

— Mon fils a le sang bouillant, dit le Renard-Noir, et ses nerfs sont prompts à se tendre. Éteignez cette lumière.

 

Dans l’après-midi du trentième jour de juin de l’année suivante (1665), les soixante-dix maisons de Québec étaient complètement vides de leurs habitants qui affluaient dans les rues de la petite ville et remplissaient les airs de leurs cris de joie.

Quelle était donc la cause de cette allégresse, et quelle grande fête célébrait-on ce jour-là ?

Ce n’était rien moins que l’arrivée de Mgr le Vice-Roi de la Nouvelle-France, M. le marquis de Tracy, et d’une partie du régiment de Carignan.

La solennité que l’on célébrait ce jour-là était la fête de la délivrance de la colonie, à la rescousse de laquelle le roi de France envoyait enfin les plus abondants secours.

Dix jours auparavant, le 19 juin, le vaisseau de Le Gagneur était arrivé avec les quatre premières compagnies du régiment de Carignan, qui, dans cette belle après-midi du trente juin, faisaient la haie aux abords de la grande église et dans la côte de Lamontagne, avec quatre autres compagnie débarquées le matin même du vaisseau qui avait amené M. le marquis de Tracy.

Tout à coup l’on entendit, venant de la basse ville, le bruit des tambours qui battaient aux champs, et les cris aigus du fifre qui montaient en trilles joyeuses pardessus le fort des Hurons.

Mgr le Vice-Roi venait de mettre pied à terre.

À ce signal impatiemment attendu, M. le bedeau de la cathédrale se pendit à la corde de la grosse cloche, tandis que, mêlant leurs voix plus grêles et plus précipitées à celle de leur doyenne, les cloches du Séminaire, du collège des Jésuites, des Ursulines et de l’Hôtel-Dieu entonnaient aussi l’hymne de la réjouissance.

Le bruit des acclamations montait et gagnait de plus en plus la rue de l’église, à mesure que Monseigneur et sa suite avançaient.

Tout à coup, tournant l’angle de la demeure de l’évêque, apparurent vingt-quatre gardes à cheval. Pour honorer son représentant, Louis XIV avait voulu que les gardes de M. de Tracy portassent les couleurs royales. Aussi était-ce merveille que de voir l’or et l’argent ruisseler sur leurs riches uniformes de velours et de satin. Quant aux chevaux, splendidement caparaçonnés, joyeux de se sentir enfin libres sur la terre ferme après une longue traversée, ils s’en venaient piaffant avec ardeur et grâce, et rongeant impatiemment le mors dont ils tachetaient, sans souci, l’or et l’argent.

Après les fiers vingt-quatre gardes, venaient quatre pages non moins richement vêtus que les premiers.

Enfin, suivi de ses laquais, apparut le Vice-Roi lui-même. C’était un beau vieillard à l’air martial et imposant. Le poing droit appuyé sur la hanche, à la royale, le panache blanc de son large chapeau tout galonné d’or effleurant son épaule, il contenait son cheval de sa main gauche, et s’avançait en saluant les colons qui l’acclamaient à l’envi.

À côté de lui se tenait M. le chevalier de Chaumont, son ami et son protégé, qui fut plus tard ambassadeur de France à Siam.

Le brillant soleil de juin, qui tombait en plein sur toutes les splendeurs du cortége et sur le brillant acier des armes des soldats de Carignan, faisait jaillir mille gerbes de lumière qui scintillaient comme un foyer de flamme dans tout le parcours de la rue de l’église.

En ce moment, M. le bedeau qui venait de passer la corde de la cloche à un aide, lequel sonnait à son tour à force de reins et de bras, laissa voir sa figure béate entre les deux battants de la porte de l’église. Il l’ouvrit toute grande et l’on pût apercevoir Monseigneur de Laval vêtu pontificalement et accompagné de son clergé. Arrivés près du seuil, tous s’arrêtèrent et attendirent l’arrivée du Vice-Roi.

Celui-ci, aidé de M. de Chaumont qui s’était empressé de descendre de cheval, mit pied à terre en face du portail. Il ôta son chapeau dont la longue plume traînait par terre et entra, tête nue, dans l’église.

L’évêque le salua avec grande dignité, lui présenta de l’eau bénite et le mena proche du chœur à la place qu’on avait préparée sur un prie-Dieu.

Mais, disent les relations du temps, M. de Tracy, quoique malade et affaibli de fièvre, se mit à genoux sur le pavé sans vouloir même se servir du carreau qui lui était offert.

Les grandes voix de l’orgue éclatèrent alors sous les arceaux de la voûte en mêlant leur harmonie au chant solennel du Te Deum.

Lorsqu’il fallut sortir, Monsieur l’évêque vint reprendre Monseigneur de Tracy et le reconduisit, au milieu de la foule qui avait encombré l’église à la suite du cortége, jusqu’à la porte, dans le même ordre et avec les mêmes honneurs qui l’avaient reçu en entrant.

Toujours au son des cloches et au bruit des vivats de la population, le Vice-Roi remonta à cheval et se dirigea vers le château Saint-Louis.

M. de Mésy, le gouverneur, n’était plus là pour l’y recevoir, car il était mort quelques semaines auparavant, le septième jour de mai. Son humilité et sa charité pour les pauvres lui avaient fait demander d’être enterré avec eux dans le cimetière de l’Hôtel-Dieu. On avait fait élever sur sa fosse une grande croix qu’on y voyait encore au temps où la Mère Juchereau de St. Ignace écrivait son Histoire de l’Hôtel-Dieu de Québec, c’est-à-dire vers 1716. Du moins le vieux capitaine n’avait pas eu à subir l’affront de l’enquête que M. de Courcelles, le nouveau gouverneur (qui n’était pas encore arrivé,) était chargé de faire contre lui au sujet de ses différends avec le Conseil-Supérieur.

À peine rendu au château du Fort, M. de Tracy dut recevoir la députation des notables de la ville, ainsi que celles des Hurons et des Algonquins qui se montrèrent des plus empressés à lui faire leur cour.

Ces derniers accompagnèrent leurs compliments de présents. M. de Tracy prit beaucoup de plaisir à leurs discours. Il leur répondit fort obligeamment par un interprète et leur promit de les secourir et de les protéger de tout son pouvoir contre les Iroquois, dès que les troupes attendues de France seraient toutes arrivées. Mais comme le reste du régiment pouvait tarder à venir, il promit aux Sauvages, nos alliés, de leur donner sous peu de jours un certain nombre d’hommes pris dans les huit compagnies déjà rendues à Québec, afin de commencer tout de suite à construire la série de forts que l’on voulait élever sur les bords de la rivière Richelieu, pour contenir les Iroquois dans leur pays.

Quelques jours après, le chevalier de Mornac qui brûlait du désir de présenter ses hommages au Vice-Roy, mais qui avait prudemment attendu que le marquis fût remis de ses fatigues et fût mieux disposé à l’entendre, le chevalier du Portail de Mornac se faisait annoncer chez Monseigneur de Tracy.

Celui-ci reçut le chevalier gracieusement. Il le nomma lieutenant à la place d’un officier qui était mort durant la traversée, et lui donna l’ordre de partir le lendemain matin avec sa compagnie pour aller commencer la construction des forts.

Le 23 juillet, toute la ville était encore en l’air. Drapeaux et musique en tête, quatre compagnies du régiment de Carignan, suivies d’une autre composée de volontaires que commandait le sieur de Repentigny, descendaient du château du Fort à la basse ville et défilaient, de la façon la plus martiale, au milieu de la population pressée sur leur passage. Un parti considérable de Hurons et d’Algonquins les accompagnait. Arrivés à l’Anse-des-Mères tous s’arrêtèrent et l’embarquement commença.

Vers les dix heures du matin, les troupes et les volontaires étaient embarqués sur de grands bateaux qui mirent à la voile suivis d’une flottille de canots d’écorce montés par les Sauvages alliés.

Les troupes arrivèrent aux Trois-Rivières juste à temps pour délivrer cette place de la crainte des Iroquois qui étaient venus y faire leurs courses accoutumées et avaient déjà tué quelques habitants.

Le vent contraire empêcha, pendant quelques jours, les alliés de remonter le lac Saint-Pierre. Enfin le vent favorable ayant repris, l’expédition se remit en marche et débarqua, dans les premiers jours d’août, à l’embouchure de la rivière Richelieu. M. de Sorel, le commandant, avait pour mission de rebâtir le fort élevé en cet endroit par M. de Montmagny vingt-cinq années auparavant. L’on se mit à l’ouvrage sans perdre de temps afin de terminer les travaux au commencement de l’automne et la construction du fort alla merveilleusement, M. de Sorel sachant mettre au besoin la main à la cognée pour donner l’exemple à ses hommes.

Pendant ce temps plusieurs autres compagnies du régiment de Carignan — elles venaient d’arriver de France avec le gouverneur, M. de Courcelles, et M. l’Intendant Talon — s’arrêtèrent en passant à l’embouchure du Richelieu, pour y saluer les amis, et, après une journée de repos, remontèrent la rivière des Iroquois. M. de Chambly et le colonel de Salières s’en allaient élever deux autres forts, l’un au pied des rapides de Chambly et l’autre trois lieues plus haut.

On était au milieu de septembre et la construction du fort de Richelieu ou de Sorel était très-avancée. L’on n’avait pas été une seule fois inquiété par les Iroquois qu’on avait raison de croire retranchés chez eux dans la crainte que les Français n’allassent les y attaquer.

Un soir que les travaux du jour étaient terminés et que chacun était retiré au dedans des retranchements en bois dont la charpente extérieure était achevée, M. de Sorel causait avec le chevalier de Mornac et quelques officiers près d’un grand feu qui flambait au milieu du fort.

La nuit était sereine et le silence, au loin, n’était troublé que par le majestueux ronflement du fleuve et par les cris nasillards des canards et des outardes sauvages dont les bandes nombreuses arrivées depuis quelques jours des régions du golfe, se poursuivaient dans les airs après avoir pris leurs ébats journaliers dans le dédale des îles du Richelieu.

Agitée par la brise du soir, la flamme du brasier secouait son panache éclatant pardessus l’enceinte du fort, jetait de fauves lueurs sur les bois avoisinants et projetait, par une éclaircie d’arbres, une longue traînée de lumière qui se répandait sur l’embouchure du Richelieu et s’en allait mourir au loin dans les eaux noires.

— Eh bien ! messieurs, disait M. de Sorel aux officiers, nous avons lieu d’être satisfaits, car j’espère que le fort sera terminé à la fin du mois.

— Vous n’êtes pas le moins à louer de la prompte terminaison des travaux, dit Mornac.

— Ce dont il faut nous réjouir le plus, reprit M. de Sorel, c’est de n’avoir pas été dérangés par les Iroquois.

— C’est en effet fort heureux que nous n’ayons pas eu ces moricauds dans les jambes ; leur présence aurait beaucoup entravé les travaux. Cependant, pour ma part, je regrette qu’il ne s’en soit pas montrée quelque bande.

— Veuillez bien croire, mon cher chevalier, que je ne serais guère fâché, au fond, de faire moi-même connaissance avec des guerriers qui sont la terreur de ce pays. Il me semble que des soldats de Carignan feraient voir beau jeu à des Sauvages. Pourtant je ne puis que me féliciter d’avoir terminé nos travaux sans avoir perdu un seul de mes hommes.

En ce moment on entendit le qui-vive ! de la sentinelle qui veillait à la porte du fort.

— France et Sorel ! répondit du dehors une voix dont l’accent normand n’était pas inconnu à Mornac.

Quelques instants après l’officier de service s’approcha du groupe dont faisait partie M. de Sorel, et dit au commandant que Joncas, le coureur des bois, désirait lui parler.

— Qu’il vienne, dit M. de Sorel.

Suivi du Renard-Noir, le Canadien s’approcha.

— Qu’y a-t-il ? demanda le capitaine.

— Il y a, mon commandant, que le chef huron et moi en faisant dans les environs notre battue de chaque soir, nous avons remarqué plusieurs pistes d’Iroquois.

Un léger mouvement de surprise agita le groupe.

— Sont-elles nombreuses ?

— L’obscurité est trop forte pour en bien déterminer le nombre. Nous n’avons pas osé faire de lumière de crainte d’être surpris par les ennemis. Pourtant nous sommes sûrs qu’ils sont au moins une trentaine.

— Crois-tu qu’ils soient en ce moment près de nous ?

— Leurs pistes sont toutes fraîches. Ils ont dû s’approcher à une portée de pistolet, il n’y a pas une demi-heure. Mais apparemment qu’ils sont rentrés dans le bois ; car nous avons fait tout le tour du fort sans rencontrer personne.

— C’est bon ! Officier de service ?

— Commandant…

— Donnez l’ordre qu’on double les gardes à la porte et qu’on place une sentinelle à chacun des quatre bastions au fort. Faites ensuite charger les mousquets et les mettre en faisceaux, les mèches allumés. Que les hommes se couchent tout habillés pour être prêts en cas d’alerte !

Trois heures après, à part les sentinelles qui veillaient, l’arme au bras, à la porte et aux quatre coins du fort, chacun dormait profondément. Le silence régnait sur les bois et le fleuve.

Le feu allumé au centre du fort avait beaucoup diminué d’intensité. La flamme allait s’abaissant toujours, à mesure qu’elle manquait d’aliments. Peu à peu elle tomba au-dessous du niveau des courtines du fort, et ses lueurs cessèrent d’éclairer les arbres d’alentour et d’aller scintiller au loin sur les eaux. Elles ne furent bientôt plus que des aigrettes rouges que la brise faisait trembloter, jusqu’à ce qu’enfin, sur ces tisons à moitié carbonisés, l’on n’aperçût plus que de petites langues de feu qui léchaient doucement le bois, et disparaissaient pour se montrer encore l’instant d’après, comme ces feux-follets capricieux que l’on voit se jouer le soir au-dessus des marécages.

Les gardes postées à la porte, et les sentinelles de trois des bastions, allaient et venaient sur le parapet pour ne pas se laisser saisir par la fraîcheur du soir.

Seule dans le terre-plein du bastion de l’ouest, la sentinelle s’était arrêtée. Les deux mains sur la gueule de son arquebuse, les reins appuyés contre le rempart, dans l’angle flanqué, c’est-à-dire dans la partie la plus saillante du bastion, le soldat rêvait en laissant errer ses regards sur la forêt assombrie. À quoi songeait-il ? À la patrie sans doute ; à sa mère, à sa fiancée peut-être, qui, dans ce moment égrenaient probablement là-bas, à son intention, leur chapelet au coin du feu de la chaumière.

Comme son regard plongeait dans l’obscur fouillis des arbres, à cinquante pieds du fort, il lui sembla tout à coup voir comme une ondulation du sol, sur une étendue assez considérable de terrain. Ce mouvement uniforme et peu prononcé ressemblait à celui de la poitrine d’une personne qui dort. Le soldat se frotta les yeux pour mieux voir. Mais l’obscurité était si épaisse qu’il ne put distinguer autre chose.

Même il lui sembla que ce mouvement ne se produisait plus.

Tandis qu’il se demandait s’il n’était pas le jouet de quelque illusion d’optique, il était toujours appuyé sur le rempart, et tournait le dos à l’angle de l’épaule du bastion ainsi qu’à la courtine du fort.

Pourtant si le soldat eût fait quelques pas dans le terre-plein vers la gorge du bastion, et qu’il se fût tant soit peu penché sur le rempart, à gauche, il eût vu, à l’extérieur du fort, un homme qui, s’accrochant dans les interstices des pièces de la charpente qu’on n’avait pas encore eu le temps de revêtir de planches unies, montait, montait doucement dans l’angle formé par la courtine et le flanc du bastion. Sa tête apparut par-dessus le rempart. Ses dents serrées mordaient la lame d’un long couteau à scalper. À mesure que ses pieds s’élevaient, l’homme courbait sa tête et sa poitrine sur la partie supérieure du rempart qu’il enjamba doucement et sans être vu. Il se laissa glisser sans bruit jusqu’au parapet, et, silencieux comme une ombre, rampa vers la sentinelle.

Le soldat qui croyait voir maintenant l’ondulation du sol recommencer et s’accentuer davantage en se rapprochant, pensa qu’il valait mieux donner l’alarme. Il soufflait sur sa mèche allumée afin d’en raviver la flamme, quand cinq doigts de fer tenaillèrent la gorge. Puis il ressentit un coup violent à la poitrine et le froid horrible d’une lame d’acier qui lui perçait le cœur. Sans pousser un seul cri, le malheureux tomba mort.

L’assassin lui ôta son mousquet et s’appuya, comme l’était auparavant la sentinelle, dans l’angle le plus avancé du bastion.

Il regarda, prêta l’oreille. Personne ne bougeait dans le fort. Les sentinelles ne se doutaient de rien.

Il se pencha quelque peu par-dessus le rempart et imita deux fois les stridulations de la sauterelle.

Vingt, trente, quarante hommes lui apparurent au pied du bastion que les premiers arrivés se mirent à escalader sans le moindre bruit.

Une dizaine de tête surmontées de la houppe particulière aux Sauvages, se montraient déjà à l’affleurement du rempart, lorsque l’un de ceux qui montaient ainsi, en mettant la main dans l’un des interstices des poutres de l’escarpe, fit choir une tarière qu’un ouvrier y avait oubliée. L’instrument tomba la pointe la première en plein sur la tête de l’un des assiégeants qui attendaient en bas.

Celui-ci jeta un cri et s’affaissa sur le sol.

La sentinelle qui montait la garde sur le bastion d’en face entendit ce bruit, épaula son arme et tira.

Avec la détonation un hurlement épouvantable ébranla la forêt.

C’était le cri de guerre de Griffe-d’Ours.

Mornac, l’un des premiers à s’éveiller, reconnut ce redoutable signal de combat du grand chef des Agniers.

— Aux armes ! aux armes ! criait-on de toutes parts.

Il y eut un brouhaha indescriptible et la mêlée commença.

Les dix Iroquois qui avaient déjà escaladé le fort s’étaient rués en avant le tomohahk au poing.

M. de Sorel et les officiers couchaient sous un appentis élevé au milieu du fort et tout près du feu. Comme ils s’élançaient tous au dehors, les Sauvages tombèrent, la hache levée, sur eux.

Le petit groupe d’officiers rompit de trois pas pour éviter la première attaque.

— À moi, Carignan ! cria M. de Sorel d’une voix de tonnerre.

Et sans attendre davantage, il chargea, avec les quelques officiers de la compagnie, les assaillants qui, surpris de cette brusque résistance, reculèrent de quelques pas à leur tour.

Les coups portaient mal au milieu des ténèbres.

— Nous allons nous massacrer les uns les autres, si ce feu n’est pas rallumé ! s’écria M. de Sorel entre deux estocades portées à un Sauvage qui le serrait de trop près.

— Je m’en charge, dit Mornac. ! Il prit son élan pour bondir auprès du feu.

— Attendez-nous, monsieur ! cria en arrière la grosse voix de Joncas, et laissez-moi faire !

Le Canadien et son fidèle ami, le Renard-Noir, vinrent se placer de chaque côté du chevalier. Tous trois, tête baissée, s’élancèrent au milieu des assaillants qui s’interposaient entre eux et le feu. Leur élan fut irrésistible et ils firent leur trouée.

Pendant que Mornac et le Renard-Noir faisaient face aux ennemis, Joncas remua du pied les tisons encore ardents qui restaient, saisit un sapin sec qui se trouvait sur un amas de bois à brûler et le jeta sur le brasier.

Les Iroquois comprirent que le feu qui allait éclairer le combat leur serait désavantageux, et tombèrent ensemble sur les trois braves.

Le sapin s’embrasa tout d’un coup en jetant une éclatante lumière.

Griffe-d’Ours reconnut Mornac, poussa un cri de rage et brandit son tomahahk.

Le Gascon fit un saut de côté en portant un estocade en prime au chef iroquois. Mais celui-ci, d’un coup de revers de sa hache, cassa l’épée à quelques pouces de la garde.

Mornac désarmé s’élança sur le Sauvage et lui arraclha son tomahahk. Alors tous les deux se saisirent à bras le corps et roulèrent sur le sol.

En ce moment les soldats et les Sauvages alliés, Hurons et Algonquins, arrivaient à la rescousse du commandant et se jetaient sur les assaillants, passant tous par-dessus Mornac et Griffe-d’Ours qui se déchiraient par terre avec leurs ongles et leurs dents.

Le Renard-Noir et Joncas voulurent secourir le chevalier, mais le flot des soldats les rejeta en avant, au milieu de l’ardente mêlée.

Les Iroquois qui avaient maintenant tous escaladé le fort, se trouvaient une quarantaine à l’intérieur des retranchements.

M. de Sorel, à la tête des siens, charge avec furie. Pendant quelques minutes le combat est terrible. Les coups de crosse répondent aux coups de tomahahk, fendent les crânes, fracassent les membres. Le sang pleut partout. Animés par son odeur âcre, les hommes deviennent féroces et hurlent comme des bêtes fauves qui s’entre-dévorent.

Les Iroquois inférieurs en nombre, et qui avaient pensé prendre les Français par surprise n’ont ni l’habitude ni la force de lutter longtemps en ligne rangée contre des soldats bien disciplinés.

Aussi leur faut-il bientôt battre en retraite et laisser, contre leur coutume, leurs blessés et leurs morts au pouvoir de l’ennemi.

Ils sautent par-dessus le rempart et disparaissent au milieu du bois.

Griffe-d’Ours et Mornac en roulant alternativement l’un sur l’autre, n’avaient pu se saisir de leurs dagues et continuaient à s’entre-déchirer par terre à belles dents. Griffe-d’Ours vit la défaite et la fuite des siens. Il fit un suprême effort, renversa sous lui le chevalier, lui saisit les deux poignets d’une main, et de l’autre lui prit les cheveux à poignée et se mit à traîner Mornac réduit à l’impuissance, en gagnant le rempart dans un endroit désert et opposé à celui où tous les combattants s’étaient postés.

Le Sauvage monta sur le parapet en soulevant Mornac pour l’entraîner en bas avec lui. Il enjambait déjà le rempart, lorsque le chevalier enroula ses jambes autour d’une pièce de bois qui gisait sur le parapet.

— Sandious ! grommela le Gascon, tu m’arracheras plutôt les bras du corps, mais du moins mes jambes resteront ici !

Griffe-d’Ours tira de toutes ses forces. Mornac sentit les angles de la poutre lui entrer dans les chairs, mais ne bougea point.

— Tu mourras ici, si tu le préfères, vociféra l’Iroquois, mais tu mourras !

Il tira son couteau, se pencha sur Mornac et leva son arme. Mais il n’eut pas le temps de frapper ; il se sentit saisi par derrière.

Griffe-d’Ours lâcha Mornac et voulut sauter dans le fossé. Mais une main de fer le tenait à la gorge.

Il brandit son couteau et frappa, en se retournant, son adversaire à la poitrine. Celui-ci chancela, mais tint bon. C’était le Renard-Noir.

Griffe-d’Ours allait lui porter un second coup, lorsque Mornac, Joncas et trois Hurons se jetèrent sur le chef agnier qu’ils renversèrent sur le parapet.

Pendant qu’ils s’efforçaient de le lier, Griffe-d’Ours accablait ses ennemis d’injures, et les mordait comme un dogue enragé. Enfin, on se rendit maître de lui et on le garrotta.

— Êtes-vous blessé ? demanda Joncas à Mornac.

— Non, seulement quelques morsures de ce chien et bon nombre d’égratignures dont il ne paraîtra rien dans trois jours.

— Et vous, chef ? dit le Canadien au Renard-Noir.

Celui-ci était appuyé sur la courtine. Il pressait de sa main le côté droit de sa poitrine, d’où l’on vit le sang couler.

— Le couteau de l’Iroquois… répondit-il.

— Vite, le chirurgien ! s’écria Mornac qui partit en courant.

Les nôtres restaient maîtres du terrain.

— Qu’on fasse une décharge générale ! commanda M. de Sorel.

Les soldats montèrent sur le parapet, épaulèrent leurs armes et firent feu de toutes parts. Cent éclairs entourèrent le sommet du fort comme une ceinture de feu.

Les balles sifflèrent à travers les feuilles et parmi les branches des arbres, et l’on entendit les cris d’épouvante des fuyards qui s’enfonçaient au loin dans la forêt.

On ranima le feu pour se reconnaître et compter les pertes.

Outre la sentinelle que l’on trouva poignardée, dans le bastion de l’ouest, deux soldats avaient été tués. Dix autres étaient blessés, mais légèrement. Quinze Iroquois étaient restés hors de combat au dedans du fort.

Le reste de la nuit fut employé à panser les blessés et à se remettre des fatigues de la bataille.

Au jour M. de Sorel, qui s’était retiré sous l’appentis, fut réveillé par l’officier de service. Celui-ci venait l’avertir que les Hurons et les Algonquins étaient en train de brûler le chef iroquois.

Le commandant se leva à la hâte et sortit. Il aperçut les Sauvages alliés groupés autour de Griffe-d’Ours, et occupés à le lier à un poteau qu’ils venaient de planter au milieu du fort.

M. de Sorel s’approcha d’eux et les supplia de laisser vivre le chef iroquois.

Les Sauvages gardèrent d’abord le silence et puis, sur le signal qu’en donna le Renard-Noir, qui était assis sur une poutre, ils se mirent à murmurer.

Le commandant voulut insister et leur représenter combien leur coutume était barbare à l’égard de leurs prisonniers de guerre.

Le Renard-Noir se leva, bien qu’avec peine, s’avança vers M. de Sorel et lui dit d’une voix creuse et tremblante :

— Le capitaine-blanc sait-il que cet homme — il montrait Griffe-d’Ours impassible — a massacré ma femme et six de mes fils ? Ignores-tu que cet Iroquois a tué de ses propres mains les robes noirs Echon et Achiendase ?[12] Ne sais-tu pas qu’il a causé la ruine entière de ma nation ? Et moi-même qui combattais pour vous la nuit dernière, il m’a frappé d’un coup mortel. Cet homme doit mourir !

— Il doit mourir ! répétèrent les Sauvages alliés d’un ton qui n’admettait pas de réplique.

Devant leur attitude décidée, M. de Sorel vit bien qu’il fallait céder. Il n’aurait pas été prudent de se brouiller avec ces Sauvages.

— Eh bien ! s’écria-t-il, que son sang retombe sur vous ; mais comme ce fort est propriété du roi de France, et que mon maître ne permet pas de pareilles atrocités chez lui, emmenez le prisonnier hors des retranchements !

Les Sauvages saisirent Griffe-d’Ours par les épaules et les pieds, et sortirent de l’enceinte.

Le Renard-Noir se leva pour les suivre : mais ses forces le trahirent et il chancela.

Joncas qui était à côté de lui l’empêcha de tomber et lui dit :

— Pourquoi mon frère veut-il s’obstiner à rester debout ? Le chirurgien a dit que vous en reviendriez peut-être en gardant un repos absolu.

— L’homme aux petits couteaux ne sait pas ce qu’il dit. Je sens que je dois mourir avant que le soleil monte droit au-dessus des arbres. Et tu crois, visage pâle, que le chef huron voudra bien expirer couché sur le dos, comme une femme, tandis que son ennemi mortel palpitera sous le couteau de mes frères ! Ah ! tu ne peux point lire dans le cœur d’un vrai Huron, si tu crois que le Renard-Noir n’aura pas la force d’aller voir le beau feu rouge manger les chairs et griller les os de la Main-Sanglante !

Joncas essaya doucement de le faire asseoir ; mais le Huron lui dit d’un air à fendre le cœur :

— Seul ami qui me reste au monde, est-ce donc toi qui va m’arracher le bonheur suprême de repaître mes yeux mourants de l’agonie du meurtrier de ma famille !…

Le coureur des bois passa son bras derrière le dos du Sauvage, et, le soutenant ainsi, sortit du fort avec lui.

L’astre du jour se levait radieux et poudroyait à travers les arbres.

— Oh ! le bon soleil ! murmura le Renard-Noir, et que le dernier de mes jours est beau !

Il y avait, à quelques pas du fort, un tertre qui s’élevait de cinq ou six pieds au-dessus du niveau du sol. Cet endroit fut choisi pour le supplice.

Tandis qu’on plantait un poteau sur cette petite éminence, le Renard-Noir dit aux Hurons :

— Je désire scalper le prisonnier moi-même. Ce sera la dernière chevelure que mes mains débiles enlèveront !

Bien qu’on eût murmuré contre lui, lors des désastres de la nation, le chef huron, vu sa bravoure et sa qualité de grand chef, jouissait encore d’une haute considération parmi les siens.

On lui fit place en le regardant avec curiosité. Car l’état de faiblesse où il semblait être ne paraissait pas devoir lui permettre de scalper la victime.

Le Renard-Noir parut faire un effort suprême et se dégagea du bras de Joncas qui l’avait toujours soutenu. Il fit trois pas vers Griffe-d’Ours, étendu garrotté par terre, tira son couteau de la gaine qui pendait à sa ceinture, se baissa, souleva péniblement l’Iroquois par sa touffe de cheveux, et, enfin, l’assit tout à fait. Puis il appuya de toute sa pesanteur son genoux gauche sur le dos de Griffe-d’Ours, lui cerna la peau du crâne d’un coup de la pointe de son couteau à scalper, saisit la chevelure à deux mains et tira violemment dessus. Mais ses forces le trahirent et il s’affaissa à genoux auprès de sa victime. On vit le sang couler à travers les bandages qui couvraient la blessure du Huron.

Joncas s’avança pour le relever et l’entraîner à l’écart. Le Renard-Noir lui jeta un regard de reproche et se releva seul en chancelant.

Le Canadien le laissa faire.

Le Huron appuya son pied gauche sur l’épaule de Griffe-d’Ours, raidit tous ses muscles et donna un coup terrible sur la chevelure, qui lui resta dans les mains toute dégoutante de sang.

Mais, épuisé par cet effort et manquant tout à coup de point d’appui, le chef huron tomba à la renverse.

Joncas le reçut dans ses bras.

Griffe-d’Ours ne poussa pas une plainte. On ne vit remuer aucun des muscles de son visage. Avec un mépris extrême, il regarda le Huron et lui dit :

— D’un seul coup de couteau j’ai tellement affaibli le bras du Huron qu’il ne lui reste pas plus de force qu’à celui d’une femme ! Quand je scalpai Fleur-d’Étoile et tes fils, je leur enlevai la chevelure du premier coup !

À ces horribles souvenirs le Renard-Noir sentit la rage brûler son cœur. Il fit un mouvement pour repousser Joncas et se jeter sur Griffe-d’Ours. Mais un éclair de réflexion le retint.

— Non ! murmura-t-il, je suis à bout de forces et mourrais avant lui. Mon frère, dit-il à Joncas, assieds-moi sur cet arbre renversé, que je voie tout.

Le poteau était solidement planté sur le point culminant du tertre. On releva Griffe-d’Ours pour l’y attacher.

Alors on commença à torturer le chef iroquois. Les uns lui coupaient des lambeaux de chair avec leurs couteaux ou lui désarticulaient les doigts ; d’autres lui appliquaient des tisons sur ses plaies saignantes. Celui-ci lui jetait des cendres chaudes dans les yeux ou lui ouvrait les mâchoires avec la lame d’un couteau pour lui faire entrer de force dans la bouche un charbon ardent. Ceux-là promenaient par tout son corps des flambeaux allumés.

Griffe-d’Ours, impassible au milieu des tortures, semblait désirer d’aiguillonner la rage de ses bourreaux.

— Allez donc, chiens ! disait-il avec un mépris écrasant où avez-vous appris à tourmenter un guerrier ? Vous n’y entendez rien ! Oh ! si vous m’aviez vu caresser vos parents, lorsque nous détruisîmes vos bourgades sur les bords du grand lac !

Ces paroles redoublaient la frénésie des Hurons. Enfin, quand tout le corps du chef iroquois ne fut plus qu’une plaie vive, les Sauvages entassèrent du bois à ses pieds et mirent le feu au bûcher. Alors, on vit griller les chairs de Griffe-d’Ours et la graisse couler en grésillant sur ses membres ensanglantés.

À cette vue la figure du Renard-Noir brilla d’un éclair de bonheur. Et lui qui tantôt chancelait entre les bras de Joncas, dit avec ravissement :

— Cela me réchauffe !

Mais tout à coup le feu ayant monté entre le poteau et la victime, brûla les liens qui l’y retenaient attachée. Griffe-d’Ours tomba en plein au milieu des flammes. Un instant il y demeure affaissé. On le croit mourant. Mais soudain il se redresse, saisit dans chacune de ses mains meurtries deux brandons enflammés, se lève et les lance au milieu des spectateurs ébahis.

À peine revenus de leur étonnement, ceux-ci lui jettent tous les projectiles qui leur tombent sous la main. Pierres, haches, tisons pleuvent sur lui. Il leur répond de même et repousse les assaillants qui veulent escalader le tertre.

C’est une horrible lutte !

En se baissant il glisse et tombe de nouveau dans le feu. Chacun se précipite sur lui pour le maintenir dans le brasier. Mais l’Iroquois se roule dans les flammes, se débarrassé de toute étreinte, bondit encore une fois sur ses pieds, et, armé de tisons enflammés, se jette tête baissée sur ses ennemis qui, épouvantés, fuient devant cet homme terrible.

En poursuivant la cohue, Griffe-d’Ours passa devant le Renard-Noir qui lui barra les jambes et le fit tomber. Les autres revinrent et se jetèrent sur le chef iroquois. Le Renard-Noir riait d’un rire muet.

On maintint Griffe-d’Ours à terre, et, en quatre coups de hache, on lui coupa les pieds et les mains, et on le rejeta dans les flammes.

Anéanti un instant par le terrible choc que lui avait causé cette quadruple amputation, l’Iroquois resta sans bouger au milieu du brasier.

Mais tout à coup, ô horreur ! on vit ce corps mutilé, déchiré, brûlé, s’agiter encore, se rouler sur lui-même et se soulever à demi sur ces tisons ardents, et là, montrant à nu son crâne sanglant, ses membres incrustés de cendres chaudes et de charbons ardents qui sifflaient au contact du sang, il se traîna dans les flammes et cracha une dernière insulte à ses bourreaux interdits.

C’était épouvantable.[13]

Un coup de feu partit du fort. Une balle siffla au milieu des Sauvages et fracassa la tête de Griffe-d’Ours qui, cette fois, retomba sans vie. Surexcité par cette scène affreusement émouvante, le Renard-Noir s’était levé debout.

Quand le projectile fit éclater la tête du chef iroquois, le Huron s’écria d’une voix tonnante :

— Fleur d’Étoile et vous, ô mes enfants, je puis maintenant vous rejoindre en paix dans le pays des ombres, car vous êtes enfin vengés !

Un flot de sang lui jaillit par la bouche, et il tomba mort.


  1. On sait que les années 1653 et 1664 furent remarquables, au Canada, par les phénomènes célestes et terrestres qui frappèrent d’étonnement et même d’épouvante tous les esprits du temps.
  2. Relation du P. Jérôme Lalement.
  3. Voir les relations du temps.
  4. On sait que Champlain fut obligé d’hiverner, en 1616, au pays des Hurons, et qu’il y fut l’hôte de l’un des principaux chefs nommé Darontal.
  5. Kirtk et les troupes anglaises, en 1629.
  6. Le mot anglais était trop dur à prononcer pour une bouche sauvage. Aussi les Iroquois et les Hurons disaient-il Yangees ; d’où le mot Yankees.
  7. Le matin du 4 juillet 1648.
  8. Francis Parkman, « Jesuits in America. »
  9. Le 16 mars 1649.
  10. Les reliques du Père Brébeuf et du Père Gabriel Lalemant, sont conservées à l’Hôtel-Dieu de Québec, dans une cellule érigée en oratoire. Jusqu’à présent on n’avait aucune donnée sur la manière dont ces restes précieux avaient été recueillis à la bourgade Saint-Louis du pays des Hurons.

    Voici, concernant ce sujet, quelques renseignements inédits qui nous sont fournis par M. l’abbé Casgrain. Ils se trouvent dans un manuscrit montagnais et français, appartenant à l’archevêché de Québec, et écrit par le Père François de Crépieul sur les sauvages de la mission de Tadoussac.

    — Extrait d’une copie de la circulaire au Père de Crépieul touchant la mort du F. François Malherbe, arrivée au lac Saint-Jean, en avril 1696.

    « Il nous a été ravi à l’âge de 60 et 9 ans dont il en a passé 42 dans notre compagnie. Sa vocation luy commença dans le pays des Hurons où il estait avec nos missionnaires en qualité d’engagé, lorsque les PP. Jean de Brébeuf et Gabriel Lalemant de Ste. et heureuse mémoire, furent martirisés par les Iroquois le 16 et 17 de Mars 1649, comme il eut l’honneur, aussi bien que la charité, de nous apporter sur son dos durant 2 lieues les corps grillés et rotys de ces religieux martyrs. »

    On voit par ce passage que c’est le frère Malherhe qui recueillit ces reliques et les porta au fort Sainte-Marie et les y remit aux PP. Jésuites. Elles y furent conservées et probablement amenées à Québec par le P. Ragueneau qui accompagnait les restes de la nation huronne.

  11. Cette île, située dans la baie Géorgienne, porte aujourd’hui le nom de Charity ou de Christian Island. On y voit encore les restes d’un fort de pierre que les Jésuites y firent alors bâtir pour protéger les Hurons.
  12. Les Pères Brébeuf et Lalemant.
  13. Cette scène qui doit paraître invraisemblable n’est pourtant que la reproduction d’un épisode analogue raconté par le père Jérôme Lalemant.