Gallimard (p. 131-138).

XI

LE THÉATRE DE LA CRUAUTÉ

(Second manifeste)

Avoué ou non avoué, conscient ou inconscient, l’état poétique, un état transcendant de vie, est au fond ce que le public recherche à travers l’amour, le crime, les drogues, la guerre ou l’insurrection.

Le Théâtre de la Cruauté a été créé pour ramener au théâtre la notion d’une vie passionnée et convulsive : et c’est dans ce sens de rigueur violente, de condensation extrême des éléments scéniques qu’il faut entendre la cruauté sur laquelle il veut s’appuyer.

Cette cruauté, qui sera, quand il le faut, sanglante, mais qui ne le sera pas systématiquement, se confond donc avec la notion d’une sorte d’aride pureté morale qui ne craint pas de payer la vie le prix qu’il faut la payer.

1o AU POINT DE VUE DU FOND

c’est-à-dire des sujets et des thèmes traités :

Le Théâtre de la Cruauté choisira des sujets et des thèmes qui répondent à l’agitation et à l’inquiétude caractéristiques de notre époque.

Il compte ne pas abandonner au cinéma le soin de dégager les Mythes de l’homme et de la vie moderne. Mais il le fera d’une manière qui lui soit propre, c’est-à-dire que, par opposition avec le glissement économique, utilitaire et technique du monde, il remettra à la mode les grandes préoccupations et les grandes passions essentielles que le théâtre moderne a recouvertes sous le vernis de l’homme faussement civilisé.

Ces thèmes seront cosmiques, universels, interprétés d’après les textes les plus antiques, pris aux vieilles cosmogonies mexicaine, hindoue, judaïque, iranienne, etc.

Renonçant à l’homme psychologique, au caractère et aux sentiments bien tranchés c’est à l’homme total, et non à l’homme social, soumis aux lois et déformé par les religions et les préceptes, qu’il s’adressera.

Et dans l’homme il fera entrer non seulement le recto mais aussi le verso de l’esprit ; la réalité de l’imagination et des rêves y apparaîtra de plain-pied avec la vie.

En outre, les grands bouleversements sociaux, les conflits de peuple à peuple et de race à race, les forces naturelles, l’intervention du hasard, le magnétisme de la fatalité, s’y manifesteront soit indirectement, sous l’agitation et les gestes de personnages grandis à la taille de dieux, de héros, ou de monstres, aux dimensions mythiques, soit directement, sous la forme de manifestations matérielles obtenues par des moyens scientifiques nouveaux.

Ces dieux ou héros, ces monstres, ces forces naturelles et cosmiques seront interprétés d’après les images des textes sacrés les plus antiques, et des vieilles cosmogonies.

2o AU POINT DE VUE DE LA FORME

En outre cette nécessité pour le théâtre de se retremper aux sources d’une poésie éternellement passionnante et sensible pour les parties les plus reculées et les plus distraites du public, étant réalisée par le retour aux vieux Mythes primitifs, nous demanderons à la mise en scène et non au texte le soin de matérialiser et surtout actualiser ces vieux conflits, c’est-à-dire que ces thèmes seront transportés directement sur le théâtre et matérialisés en mouvements, en expressions et en gestes avant d’être coulés dans les mots.

Ainsi, nous renoncerons à la superstition théâtrale du texte et à la dictature de l’écrivain.

Et c’est ainsi que nous rejoignons le vieux spectacle populaire traduit et senti directement par l’esprit, en dehors des déformations du langage et de l’écueil de la parole et des mots.

Nous comptons baser le théâtre avant tout sur le spectacle et dans le spectacle nous introduirons une notion nouvelle de l’espace utilisé sur tous les plans possibles et à tous les degrés de la perspective en profondeur et en hauteur, et à cette notion viendra s’adjoindre une idée particulière du temps ajoutée à celle du mouvement :

Dans un temps donné, au plus grand nombre de mouvements possibles, nous joindrons le plus grand nombre d’images physiques et de significations possibles attachées à ces mouvements.

Les images et les mouvements employés ne seront pas là seulement pour le plaisir extérieur des yeux ou de l’oreille, mais pour celui plus secret et plus profitable de l’esprit.

Ainsi l’espace théâtral sera utilisé non seulement dans ses dimensions et dans son volume, mais, si l’on peut dire, dans ses dessous.

Le chevauchement des images et des mouvements aboutira, par des collusions d’objets, de silences, de cris et de rythmes, à la création d’un véritable langage physique à base de signes et non plus de mots.

Car il faut entendre que, dans cette quantité de mouvements et d’images pris dans un temps donné, nous faisons intervenir aussi bien le silence et le rythme, qu’une certaine vibration et une certaine agitation matérielle, composée d’objets et de gestes réellement faits et réellement utilisés. Et l’on peut dire que l’esprit des plus antiques hiéroglyphes présidera à la création de ce langage théâtral pur.

N’importe quel public populaire a toujours été friand d’expressions directes et d’images ; et la parole articulée, les expressions verbales explicites interviendront dans toutes les parties claires et nettement élucidées de l’action, dans les parties où la vie se repose et où la conscience intervient.

Mais, à côté de ce sens logique, les mots seront pris dans un sens incantatoire, vraiment magique, — pour leur forme, leurs émanations sensibles, et non plus seulement pour leur sens.

Car ces apparitions effectives de monstres, ces débauches de héros et de dieux, ces manifestations plastiques de forces, ces interventions explosives d’une poésie et d’un humour chargés de désorganiser et de pulvériser les apparences, selon le principe anarchique, analogique de toute véritable poésie, ne posséderont leur vraie magie que dans une atmosphère de suggestion hypnotique où l’esprit est atteint par une pression directe sur les sens.

Si, dans le théâtre digestif d’aujourd’hui, les nerfs, c’est-à-dire une certaine sensibilité physiologique, sont laissés délibérément de côté, livrés à l’anarchie individuelle du spectateur, le Théâtre de la Cruauté compte en revenir à tous les vieux moyens éprouvés et magiques de gagner la sensibilité.

Ces moyens, qui consistent en des intensités de couleurs, de lumières ou de sons, qui utilisent la vibration, la trépidation, la répétition soit d’un rythme musical, soit d’une phrase parlée, qui font intervenir la tonalité ou l’enveloppement communicatif d’un éclairage, ne peuvent obtenir leur plein effet que par l’utilisation des dissonances.

Mais ces dissonances, au lieu de les limiter à l’emprise d’un seul sens, nous les ferons chevaucher d’un sens à l’autre, d’une couleur à un son, d’une parole à un éclairage, d’une trépidation de gestes à une tonalité plane de sons, etc., etc.

Le spectacle, ainsi composé, ainsi construit, s’étendra par suppression de la scène, à la salle entière du théâtre et, parti du sol, il gagnera les murailles sur de légères passerelles, enveloppera matériellement le spectateur, le maintiendra dans un bain constant de lumière, d’images, de mouvements et de bruits. Le décor sera constitué par les personnages eux-mêmes, grandis à la taille de mannequins gigantesques, par des paysages de lumières mouvantes jouant sur des objets et des masques en perpétuel déplacement.

Et, de même qu’il n’y aura pas de place inoccupée dans l’espace, il n’y aura pas de répit, ni de place vide dans l’esprit ou la sensibilité du spectateur. C’est-à-dire qu’entre la vie et le théâtre, on ne trouvera plus de coupure nette, plus de solution de continuité. Et qui a vu tourner la moindre scène de film, comprendra exactement ce que nous voulons dire.

Nous voulons disposer, pour un spectacle de théâtre, des mêmes moyens matériels qui, en éclairage, en figuration, en richesses de toutes sortes, sont journellement gaspillés pour des bandes, sur lesquelles tout ce qu’il y a d’actif, de magique dans un pareil déploiement, est à jamais perdu.

Le premier spectacle du Théâtre de la Cruauté s’intitulera :

LA CONQUÊTE DU MEXIQUE

Il mettra en scène des événements et non des hommes. Les hommes viendront à leur place avec leur psychologie et leurs passions, mais pris comme l’émanation de certaines forces et sous l’angle des événements et de la fatalité historique où ils ont joué leur rôle.

Ce sujet a été choisi :

1o À cause de son actualité et pour toutes les allusions qu’il permet à des problèmes d’un intérêt vital pour l’Europe et pour le monde.

Au point de vue historique, la Conquête du Mexique pose la question de la colonisation. Elle fait revivre de façon brutale, implacable, sanglante, la fatuité toujours vivace de l’Europe. Elle permet de dégonfler l’idée qu’elle a de sa propre supériorité. Elle oppose le Christianisme à des religions beaucoup plus vieilles. Elle fait justice des fausses conceptions que l’Occident a pu avoir du paganisme et de certaines religions naturelles et elle souligne d’une manière pathétique, brûlante, la splendeur et la poésie toujours actuelle du vieux fonds métaphysique sur lequel ces religions sont bâties.

2o En posant la question terriblement actuelle de la colonisation et du droit qu’un continent croit avoir d’en asservir un autre, elle pose la question de la supériorité, réelle, celle-là, de certaines races sur d’autres et montre la filiation interne qui relie le génie d’une race à des formes précises de civilisation. Elle oppose la tyrannique anarchie des colonisateurs à la profonde harmonie morale des futurs colonisés.

Ensuite, en face du désordre de la monarchie européenne de l’époque, basée sur les principes matériels les plus injustes et les plus épais, elle éclaire la hiérarchie organique de la monarchie aztèque établie sur d’indiscutables principes spirituels.

Du point de vue social, elle montre la paix d’une société qui savait donner à manger à tout le monde, et où la Révolution était, depuis les origines, accomplie.

De ce heurt du désordre moral et de l’anarchie catholique avec l’ordre païen, elle peut faire jaillir des conflagrations inouïes de forces et d’images, semées de-ci de-là de dialogues brutaux. Et ceci par des luttes d’homme à homme portant en eux comme des stigmates les idées les plus opposées.

Le fond moral et l’intérêt d’actualité d’un tel spectacle étant suffisamment soulignés, on insistera sur la valeur spectaculaire des conflits qu’il veut mettre en scène.

Il y a d’abord les luttes intérieures de Montézuma, le roi déchiré, sur les mobiles duquel l’histoire s’est montrée incapable de nous éclairer.

On montrera de façon picturale, objective, ses luttes et sa discussion symbolique avec les mythes visuels de l’astrologie.

Enfin, en dehors de Montézuma, il y a la foule, les couches diverses de la société, la révolte du peuple contre le destin, représenté par Montézuma, les clameurs des incrédules, les arguties des philosophes et des prêtres, les lamentations des poètes, la trahison des commerçants et des bourgeois, la duplicité et la veulerie sexuelle des femmes.

L’esprit des foules, le souffle des événements se déplaceront en ondes matérielles sur le spectacle, fixant de-ci de-là certaines lignes de force, et sur ces ondes, la conscience amoindrie, révoltée ou désespérée de quelques-uns surnagera comme un fétu.

Théâtralement, le problème est de déterminer et d’harmoniser ces lignes de force, de les concentrer et d’en extraire de suggestives mélodies.

Ces images, ces mouvements, ces danses, ces rites, ces musiques, ces mélodies tronquées, ces dialogues qui tournent court, seront soigneusement notés et décrits autant qu’il se peut avec des mots et principalement dans les parties non dialoguées du spectacle, le principe étant d’arriver à noter ou à chiffrer, comme sur une partition musicale, ce qui ne se décrit pas avec des mots.