Gallimard (p. 50-55).

III

LE THÉÂTRE ALCHIMIQUE

Il y a entre le principe du théâtre et celui de l’alchimie une mystérieuse identité d’essence. C’est que le théâtre comme l’alchimie est, quand on le considère dans son principe et souterrainement, attaché à un certain nombre de bases, qui sont les mêmes pour tous les arts, et qui visent dans le domaine spirituel et imaginaire à une efficacité analogue à celle qui, dans le domaine physique, permet de faire réellement de l’or. Mais il y a encore entre le théâtre et l’alchimie une ressemblance plus haute, et qui mène métaphysiquement beaucoup plus loin. C’est que l’alchimie comme le théâtre sont des arts pour ainsi dire virtuels, et qui ne portent pas plus leur fin que leur réalité en eux-mêmes.

Là où l’alchimie, par ses symboles, est comme le Double spirituel d’une opération qui n’a d’efficacité que sur le plan de la matière réelle, le théâtre aussi doit être considéré comme le Double non pas de cette réalité quotidienne et directe dont il s’est peu à peu réduit à n’être que l’inerte copie, aussi vaine qu’édulcorée, mais d’une autre réalité dangereuse et typique, où les Principes, comme les dauphins, quand ils ont montré leur tête s’empressent de rentrer dans l’obscurité des eaux.

Or cette réalité n’est pas humaine mais inhumaine, et l’homme avec ses mœurs ou avec son caractère y compte, il faut le dire, pour fort peu. Et c’est à peine si de l’homme il pourrait encore rester la tête, et une sorte de tête absolument dénudée, malléable et organique, où il demeurerait juste assez de matière formelle pour que les principes y puissent déployer leurs conséquences d’une manière sensible et achevée.

Il faut d’ailleurs, avant d’aller plus loin, remarquer l’affection étrange que tous les livres traitant de la matière alchimique professent pour le terme de théâtre, comme si leurs auteurs avaient senti dès l’origine tout ce qu’il y a de représentatif, c’est-à-dire de théâtral dans la série complète des symboles par lesquels se réalise spirituellement le Grand Œuvre, en attendant qu’il se réalise réellement et matériellement, et aussi dans les écarts et errements de l’esprit mal informé, autour de ces opérations, et dans le dénombrement on pourrait dire « dialectique » de toutes les aberrations, phantasmes, mirages et hallucinations par lesquels ne peuvent manquer de passer ceux qui tentent ces opérations avec des moyens purement humains.

Tous les vrais alchimistes savent que le symbole alchimique est un mirage comme le théâtre est un mirage. Et cette perpétuelle allusion aux choses et au principe du théâtre que l’on trouve dans à peu près tous les livres alchimiques, doit être entendue comme le sentiment (dont les alchimistes avaient la plus extrême conscience) de l’identité qui existe entre le plan sur lequel évoluent les personnages, les objets, les images, et d’une manière générale tout ce qui constitue la réalité virtuelle du théâtre, et le plan purement supposé et illusoire sur lequel évoluent les symboles de l’alchimie.

Ces symboles, qui indiquent ce que l’on pourrait appeler des états philosophiques de la matière, mettent déjà l’esprit sur la voie de cette purification ardente, de cette unification et de cette émaciation dans un sens horriblement simplifié et pur, des molécules naturelles ; sur la voie de cette opération qui permet, à force de dépouillement, de repenser et de reconstituer les solides suivant cette ligne spirituelle d’équilibre où ils sont enfin redevenus de l’or. On ne voit pas assez combien le symbolisme matériel qui sert à désigner ce mystérieux travail, répond dans l’esprit à un symbolisme parallèle, à une mise en œuvre d’idées et d’apparences par quoi tout ce qui dans le théâtre est théâtral se désigne et peut se distinguer philosophiquement.

Je m’explique. Et peut-être d’ailleurs a-t-on déjà compris que le genre de théâtre auquel nous faisons allusion n’a rien à voir avec cette sorte de théâtre social ou d’actualité, qui change avec les époques, et où les idées qui animaient à l’origine le théâtre ne se retrouvent plus que dans des caricatures de gestes, méconnaissables à force d’avoir changé de sens. Il en est des idées du théâtre typique et primitif, comme des mots, qui, avec le temps, ont cessé de faire image, et qui au lieu d’être un moyen d’expansion, ne sont plus qu’une impasse et un cimetière pour l’esprit.

Peut-être avant d’aller plus loin nous demandera-t-on de définir ce que nous entendons par théâtre typique et primitif. Et nous entrerons par là au cœur même du problème.

Si l’on pose en effet la question des origines et de la raison d’être (ou de la nécessité primordiale) du théâtre, on trouve d’un côté et métaphysiquement, la matérialisation ou plutôt l’extériorisation d’une sorte de drame essentiel qui contiendrait d’une manière à la fois multiple et unique les principes essentiels de tout drame, déjà orientés eux-mêmes et divisés, pas assez pour perdre leur caractère de principes, assez pour contenir de façon substantielle et active, c’est-à-dire pleine de décharges, des perspectives infinies de conflits. Analyser philosophiquement un tel drame est impossible, et ce n’est que poétiquement et en arrachant ce qu’ils peuvent avoir de communicatif et de magnétique aux principes de tous les arts, que l’on peut par formes, par sons, musiques et volumes, évoquer, en passant à travers toutes les similitudes naturelles des images et des ressemblances, non pas des directions primordiales de l’esprit, que notre intellectualisme logique et abusif réduirait à n’être que d’inutiles schémas, mais des sortes d’états d’une acuité si intense, d’un tranchant si absolu que l’on sent à travers les tremblements de la musique et de la forme les menaces souterraines d’un chaos aussi décisif que dangereux.

Et ce drame essentiel, on le sent parfaitement, existe, et il est à l’image de quelque chose de plus subtil que la Création elle-même, qu’il faut bien se représenter comme le résultat d’une Volonté une — et sans conflit.

Il faut croire que le drame essentiel, celui qui était à la base de tous les Grands Mystères, épouse le second temps de la Création, celui de la difficulté et du Double, celui de la matière et de l’épaississement de l’idée.

Il semble bien que là où règnent la simplicité et l’ordre, il ne puisse y avoir de théâtre ni de drame, et le vrai théâtre naît, comme la poésie d’ailleurs, mais par d’autres voies, d’une anarchie qui s’organise, après des luttes philosophiques qui sont le côté passionnant de ces primitives unifications.

Or ces conflits que le Cosmos en ébullition nous offre d’une manière philosophiquement altérée et impure, l’alchimie nous les propose dans toute leur intellectualité rigoureuse, puisqu’elle nous permet de réatteindre au sublime, mais avec drame, après un pilonnage minutieux et exacerbé de toute forme insuffisamment affinée, insuffisamment mûre, puisqu’il est dans le principe même de l’alchimie de ne permettre à l’esprit de prendre son élan qu’après être passé par toutes les canalisations, tous les soubassements de la matière existante, et avoir refait ce travail en double dans les limbes incandescents de l’avenir. Car on dirait que pour mériter l’or matériel, l’esprit ait dû d’abord se prouver qu’il était capable de l’autre, et qu’il n’ait gagné celui-ci, qu’il ne l’ait atteint, qu’en y condescendant, en le considérant comme un symbole second de la chute qu’il a dû faire pour retrouver d’une manière solide et opaque, l’expression de la lumière même, de la rareté et de l’irréductibilité.

L’opération théâtrale de faire de l’or, par l’immensité des conflits qu’elle provoque, par le nombre prodigieux de forces qu’elle jette l’une contre l’autre et qu’elle émeut, par cet appel à une sorte de rebrassement essentiel débordant de conséquences et surchargé de spiritualité, évoque finalement à l’esprit une pureté absolue et abstraite, après laquelle il n’y a plus rien, et que l’on pourrait concevoir comme une note unique, une sorte de note limite, happée au vol et qui serait comme la partie organique d’une indescriptible vibration.

Les Mystères Orphiques qui subjuguaient Platon devaient posséder sur le plan moral et psychologique un peu de cet aspect transcendant et définitif du théâtre alchimique, et avec des éléments d’une extraordinaire densité psychologique, évoquer en sens inverse des symboles de l’alchimie, qui donnent le moyen spirituel de décanter et de transfuser la matière, évoquer la transfusion ardente et décisive de la matière par l’esprit.

On nous apprend que les Mystères d’Eleusis se bornaient à mettre en scène un certain nombre de vérités morales. Je crois plutôt qu’ils devaient mettre en scène des projections et des précipitations de conflits, des luttes indescriptibles de principes, prises sous cet angle vertigineux et glissant où toute vérité se perd en réalisant la fusion inextricable et unique de l’abstrait et du concret, et je pense que par des musiques d’instruments et des notes, des combinaisons de couleurs et de formes, dont nous avons perdu jusqu’à l’idée, ils devaient, d’une part : combler cette nostalgie de la beauté pure dont Platon a bien dû trouver au moins une fois en ce monde la réalisation complète, sonore, ruisselante et dépouillée, et, d’autre part : résoudre par des conjonctions inimaginables et étranges pour nos cerveaux d’hommes encore éveillés, résoudre ou même annihiler tous les conflits produits par l’antagonisme de la matière et de l’esprit, de l’idée et de la forme, du concret et de l’abstrait, et fondre toutes les apparences en une expression unique qui devait être pareille à l’or spiritualisé.