Le théâtre des Francs à Smyrne

THÉÂTRE DES FRANCS À SMYRNE.
Smyrne, 6 décembre 1829.

C’est un homme prodigieux que M. Scribe ; son esprit fournit aux plaisirs du monde entier. Des bords de la Seine à ceux de la Néva, de la zone tempérée de Paris aux régions brûlantes de l’Afrique et de l’Asie, de la scène brillante du théâtre de Madame au plancher raboteux des plus petites salles d’amateurs ; tout ce qui parle ou comprend le français, tout ce qui est tant soit peu sensible à la peinture de mœurs prises sur le fait et toujours tracées avec le pinceau le plus fin et plus élégant, rencontre de vives jouissances dans la représentation des pièces de M. Scribe.

Je l’ai connu dans son enfance cet inépuisable fournisseur de la scène française ; j’étais dans un collége très-voisin du sien, et plus d’une fois le bruit de ses spirituelles saillies, de ces mots heureux qui trahissent l’homme, pénétra à travers les murs épais qui séparaient les deux établissemens. Chaque année, sa tête était chargée de couronnes, et, ce qui valait autant que la décision des professeurs, ses camarades confirmaient par des applaudissemens sincères la sentence de l’Aréopage scientifique. Grands et petits du collége de Sainte-Barbe s’attelaient au char du triomphateur, et le montraient avec orgueil comme le primus inter pares. M. Scribe, comme on le voit, a commencé de bonne heure ses succès populaires, et la société est devenue pour lui ce qu’étaient alors les cinq cents camarades qui le proclamaient le meilleur et le plus habile.

J’ai connu encore son premier collaborateur, M. Poirson, aujourd’hui directeur du théâtre de Madame, avec lequel j’ai débuté sur les tables du collége, dans la carrière théâtrale. Notre petite troupe, organisée à l’insu de notre vieux et respectable proviseur M. Champagne, s’était placée tout naturellement sous sa direction. Il avait déjà le coup-d’œil et le ton du maître. Tout marchait à sa voix ; il encourageait les faibles, excitait les paresseux, instruisait les moins habiles, communiquait à tous son ardeur et sa facilité de bien faire. Échauffés par ses inspirations, nous aussi nous étions fiers de notre théâtre d’amateurs, auquel accouraient furtivement nos camarades des divers quartiers du collége. Quel fut notre désappointement lorsqu’un soir, au sortir du souper, au moment où nous nous promettions tous les plaisirs d’une pièce nouvelle, montée à grands efforts par notre directeur, nous trouvons le vieux proviseur Champagne gravement assis au milieu de notre petite scène déjà préparée, et notre décorateur Digeon (aujourd’hui interprète du roi de France à Égine), piteusement cloué dans un coin, osant à peine lever les yeux sur le régent, dont la bouche allait lancer sur lui et sur nous les foudres collégiales. Poirson est le premier informé de la prise du camp par l’ennemi ; mais loin de se décourager, avec cette tête qui devait un jour commander aux flots toujours agités d’une troupe de comédiens, il fait naître tout à coup dans l’escalier un bruit effroyable ; le proviseur y court, et vingt élèves lancés au même instant dans la salle d’étude par le génie audacieux de notre directeur, enlèvent et sauvent les décorations. Le tour était bon ; cette petite pièce improvisée venait d’être admirablement exécutée sous les yeux mêmes du régent ; il fut le premier à y applaudir et se contenta de nous défendre, en riant, de continuer à jouer la comédie. Six ans plus tard, notre camarade Poirson avait bâti et créé le théâtre de Madame, où déjà son excellente administration attirait la plus brillante société de Paris. Doux souvenirs d’enfance, je n’ai pas résisté au plaisir de vous laisser reparaître sous ma plume, après vingt ans et à six cents lieues de mon pays !

Revenons à notre théâtre de Smyrne. Il faut en convenir, l’imitation est bonne, et je dois des éloges aux amateurs pour avoir essayé de nous transporter à une soirée du théâtre de Madame, en nous donnant, dans une seule représentation, trois des plus jolies comédies de M. Scribe. Un dernier jour de fortune, le Diplomate, et la Mansarde des artistes, avaient été choisis pour captiver tous les genres d’intérêt et la bienveillance de la société.

Par suite d’une maladie subite, sorte d’accident que le caprice, la vanité et même la fatalité mettent souvent en jeu pour déranger les grandes et les petites scènes, le rôle le plus important de la première pièce avait dû être appris en peu de jours. Un amateur crut devoir en faire part aux spectateurs et réclamer leur indulgence. Le jeune orateur paya le tribut à la timidité, et apprit, un peu à ses dépens, qu’il faut pour parler au public, des phrases toutes faites, ou la hardiesse et l’habitude qui y suppléent. Il s’agissait du rôle de Saint-Pierre dans Un dernier jour de fortune

La troupe s’est recrutée de trois jeunes gens qui ont précisément débuté dans cette première pièce où ils ont fait preuve d’une facilité qui promet des soutiens au théâtre. On a surtout remarqué le jeune Edmond ; sa tenue et sa diction méritent des éloges particuliers.

Le Diplomate a obtenu tous les honneurs de la soirée. Cette jolie comédie a été jouée avec beaucoup d’ensemble. Le rôle de Chavigny présente des difficultés réelles ; il se montre tour à tour sous des faces si opposées, qu’il exige, pour être rendu avec succès, beaucoup d’habitude et d’intelligence de la scène. L’amateur qui en était chargé et qui venait de remplir le rôle de Saint-Pierre dans la première pièce, a passé alternativement, avec une grande aisance, des manières un peu communes d’un domestique parvenu, au bon ton et à la grâce d’un homme de salon. Les autres rôles ont été bien rendus ; l’envoyé de Saxe et celui d’Espagne surtout ont fait preuve de talent.

À la troisième pièce, le tableau de l’intérieur de trois amis vivant en commun avec une orpheline qu’ils ont accueillie, offrait cette difficulté que, les mœurs des artistes de Paris ne pouvant être connues de la plupart des personnes qui assistaient à la représentation, les amateurs avaient à craindre que le public ne demeurât froid et en quelque sorte étranger à la scène qu’ils reproduisaient. Ils ont évité cet écueil par beaucoup d’ensemble, et de nombreux applaudissemens leur ont prouvé que leurs efforts n’étaient pas infructueux. Les trois amis et leur compagne Camille étaient bien dans leurs rôles ; mais le docteur Franval mérite une mention spéciale. À part quelques momens un peu chargés, il a constamment rendu, avec une grande vérité, l’esprit de ce personnage. En général, l’exécution des pièces laisse peu à désirer. Je n’en dirai pas autant du local où on continue à prendre un bain de vapeur, faute d’ouvertures pour introduire une quantité d’air suffisante. Le propriétaire, homme riche et obligeant, devrait bien songer à la santé de la nombreuse société qui se réunit dans son petit théâtre. Il aura sur la conscience le premier étouffement.

Qu’ai-je appris ? On joue la comédie bourgeoise à Alexandrie et même dans la perfection ! Des demoiselles n’ont pas craint de se charger des rôles de femmes, et aujourd’hui c’est une émulation générale à qui les remplira. M. Rolland, jeune Français, avait composé pour l’ouverture du théâtre un joli prologue en vers, que l’on dit être plein de grâce et d’esprit. Les dessinateurs qui font partie de la commission, sous les ordres de M. Champollion, avec cette obligeance toujours compagne du talent, avaient peint des décorations charmantes. Aucun de ces turbans énormes qu’une mode rebelle semble avoir emprunté à l’ancienne coquetterie des plus turbulens janissaires, n’obstruaient la vue. Je dois au reste, pour être juste envers tout le monde, dire qu’ici même la majorité de nos jolies femmes a déjà renoncé à cette coiffure pour les soirées de spectacle, et qu’il n’y a plus qu’un très-petit nombre de têtes récalcitrantes qui persistent à s’affubler de ces monstres, dénomination sous laquelle les mécontens confondent impitoyablement le turban et celle qui le porte. Enfin on respirait librement dans la salle, et personne n’a couru le danger d’une fluxion de poitrine à la sortie.

D’après tout cela, nous voilà décidément très en arrière, et la civilisation de l’Afrique devance singulièrement celle des côtes de cette belle et molle Ionie, tant vantée autrefois pour la recherche et l’entente des plaisirs. Nul doute que ce succès brillant d’un pays voisin ne remplisse d’une nouvelle ardeur la société européenne de Smyrne pour la prospérité de son théâtre, et qu’elle ne fasse des efforts pour l’élever au rang de celui d’Alexandrie. Il y va de l’honneur de la civilisation asiatique.

A… B…