Le temps et la force


LE TEMPS ET LA FORCE


I. De la notion du temps[1]


Il y a dans l’idée de temps deux éléments qu’il faut bien séparer, savoir une notion spéciale qui est liée à la forme même de notre esprit et une grandeur, mesurable comme la longueur d’une ligne.

Lorsque l’on considère des corps en mouvement, il y a pour tous ces corps des positions dites simultanées où on les voit à la fois, en même temps ; ce sont là des expressions bien nettes, bien claires et qui n’ont besoin d’aucune explication pour être comprises de tout le monde. Si maintenant on considère les diverses positions d’un même corps en mouvement, ces positions nous apparaissent comme successives, c’est-à-dire comme classées dans un certain ordre qui est l’ordre chronologique : c’est ainsi que, telle position particulière étant donnée, telle autre sera antérieure et telle autre postérieure à cette position particulière. C’est ce double fait de la simultanéité et de la succession qui constitue pour nous la notion même du temps : une propriété fondamentale de cette notion du temps c’est qu’elle donne les mêmes résultats chez tous les hommes, quel que soit leur poste d’observation ; ainsi deux positions de corps en mouvement, simultanées pour un homme, le sont pour tout le monde ; de même tous les hommes classent dans le même ordre de succession les diverses positions d’un mobile. Les animaux mêmes ont à cet égard une notion tout à fait analogue à la nôtre.

Nous avons dit que cette notion est liée à la forme même de notre esprit ; en effet, les positions des corps mobiles se révèlent à nous par l’intermédiaire des sens ; nous voyons, par exemple, les diverses positions des étoiles, de sorte que chaque position correspond en nous à une sensation, et la simultanéité ou la succession des positions ne sont pas autre chose pour nous que la simultanéité ou la succession des sensations correspondantes, centralisées et comparées par notre cerveau ; l’idée même du temps est donc inhérente au mode de fonctionnement de notre cerveau et ne peut avoir de sens que pour des esprits faits comme le nôtre. Ainsi, cette notion du temps qui est particulière à l’homme, est pour lui un mode de classement qui lui permet de voir les faits dans l’ordre de leur succession, absolument comme dans un dictionnaire on trouve les mots dans l’ordre alphabétique. Cette idée du temps joue d’ailleurs un si grand rôle dans notre existence qu’il nous est pour ainsi dire impossible de comprendre ce que serait cette existence sans une pareille notion ; nous nous bornerons à citer un exemple à l’appui de cette assertion : la conservation de l’individu, homme ou animal, dépend, comme l’on sait, de l’accomplissement de certaines fonctions dont les unes sont involontaires et dont les autres, au contraire, exigent le concours de sa volonté : ainsi, il faut que l’individu veuille prendre des aliments, puis, une fois ces aliments pris, il les digère et se les assimile sans aucune intervention de sa volonté. Mais comment l’accomplissement de ces fonctions volontaires est-il assuré ? L’individu a faim, par exemple ; il souffre, et cet état de malaise le porte tout d’abord à divers actes, et, de tâtonnement en tâtonnement, il est amené à un acte précis, l’absorption des aliments, qui met fin à ce malaise et y substitue un état de bien-être : le fait se décompose ainsi en trois phases : d’abord un état de souffrance, ensuite l’accomplissement de la fonction voulue par la nature, et enfin un état de bien-être. Or, il est évident que si l’ordre de succession de ces trois phases échappait à l’individu, nous ne comprendrions plus du tout que la chose pût se passer ainsi, puisque l’antériorité de l’état de malaise nous apparaît comme la seule cause qui détermine l’individu à agir.

II. De la durée mesurable.

Le temps, avons-nous dit, est aussi une grandeur mesurable à laquelle nous réserverons plus spécialement le nom de durée : précisons bien ce que nous entendons par là. Nous avons constaté les positions successives d’un corps mobile : mesurer le temps, c’est échelonner en quelque sorte ces positions comme on échelonnerait des points sur une ligne droite et faire correspondre des nombres aux intervalles ainsi obtenus : on voit ainsi nettement en quoi la durée mesurable diffère de la notion du temps ; deux hommes, tout en étant bien d’accord sur le fait de la succession des positions du mobile, peuvent néanmoins ne pas s’entendre sur les nombres qui doivent représenter les intervalles entre ces positions successives ; en tout cas, c’est là une autre question.

Considérons maintenant deux mobiles et prenons leurs mouvements, à partir de deux positions premières simultanées, jusqu’à deux positions nouvelles également simultanées entre elles ; ces deux mouvements seront dits de même durée, cela par définition : il en résulte que si nous savons mesurer la durée du mouvement d’un premier mobile, nous savons par cela seul, grâce au fait de la simultanéité, mesurer la durée du mouvement d’un autre mobile quelconque. Donc, la mesure du temps, sous sa forme la plus générale, est ramenée à la mesure du temps pour un seul mouvement ou, si l’on veut, pour un seul ordre de succession.

La question étant ainsi nettement posée, voyons comment elle a été résolue.

Sur ce point les mécaniciens sont divisés ; les uns veulent que la mesure du temps résulte de la définition de durées égales ; les autres, au contraire, considèrent la notion de la durée mesurable comme une idée première, irréductible, beaucoup plus claire et plus nette que toutes les définitions qu’on pourrait y substituer : examinons ces deux points de vue.

Pour définir des intervalles de temps égaux, cela, bien entendu, avant toute étude du mouvement, on convient de regarder, comme d’égale durée, deux phénomènes de mouvement qui se produisent à des époques différentes, mais dans des conditions identiques ; or qu’est-ce que ces conditions, sinon les conditions mécaniques, qui, seules, sont à considérer dans une question de mouvement. Mais toutes ces conditions mécaniques, vitesse, accélération, etc., supposent qu’on sait d’abord mesurer le temps ; il y a donc là un cercle vicieux dont il est impossible de sortir. En réalité, tout instrument servant à mesurer le temps est construit d’après des données théoriques qui impliquent une hypothèse préalable sur la mesure du temps et qui, par conséquent, ne peuvent servir à contrôler cette hypothèse : citons un exemple des plus connus. On sait que le mouvement de rotation de la terre, mouvement dont nous n’avons pas conscience, se reproduit fidèlement, comme dans un miroir, dans le mouvement apparent des étoiles, c’est-à-dire de la sphère céleste ; on veut prouver que cette rotation est uniforme, ou, ce qui revient au même, que l’angle de cette rotation est double, triple, etc., pour une durée double, triple, etc. À cet effet, on compare cet angle aux indications d’un chronomètre, instrument qui est censé mesurer le temps avec une série de mouvements identiques, des oscillations par exemple, qui se succèdent les unes aux autres ; mais la rotation de la terre est précisément une circonstance de ces mouvements supposés identiques ; il est donc impossible de savoir que ces mouvements sont identiques, si on ne connaît pas tout d’abord comment s’accomplit la rotation terrestre.

Ainsi, cette mesure du temps basée sur une définition des durées égales est un véritable cercle vicieux et doit être rejetée.

On échappe à cet inconvénient en considérant le sens de la durée comme une notion première, sorte de postulatum sur lequel repose toute la mécanique : il est incontestable que nous avons tous un certain sentiment de la durée mesurable ; mais d’où vient ce sentiment ? Dire qu’il est une notion première, c’est reconnaître qu’on a renoncé à lui assigner une origine, ce qui n’est pas une solution.

Or, parmi les mouvements astronomiques, il en est un qui joue dans notre existence matérielle un rôle capital et qui a dû frapper immédiatement l’esprit de l’homme, lors même que tous les autres mouvements astronomiques pouvaient encore lui échapper ; nous voulons parler de cette rotation de la terre, rotation rendue visible pour lui par le mouvement apparent de la sphère céleste. D’abord cette rotation donne lieu à une période très remarquable, celle du jour, qui se précise d’une façon aussi tranchée que possible par l’apparition et la disparition du soleil ; de plus, cette période est assez courte pour qu’on n’ait pas le temps de l’oublier ; enfin, c’est elle qui règle quelques-uns des actes importants de la vie animale, comme le sommeil : on peut donc dire que l’homme s’est en quelque sorte façonné sur cette période en y adaptant ses habitudes matérielles et forcément aussi ses habitudes d’esprit. Or, lorsque nous examinons ce mouvement de rotation, à l’aide de notre sentiment de la durée ou d’instruments basés sur ce sentiment, nous constatons que l’angle de cette rotation est précisément proportionnel à cette durée : peut-on admettre qu’il y a là une pure coïncidence ? N’est-il pas admissible, au contraire, que ce mouvement de rotation, en présence duquel la pensée humaine s’est en quelque sorte formée, est pour beaucoup dans ce sentiment de la durée mesurable ? Remarquons bien qu’il faut examiner de très près les mouvements de cette terre que nous habitons ; ces mouvements qui nous échappent parce qu’ils sont devenus pour nous une habitude inconsciente ont jeté notre esprit dans de très grandes erreurs ; nous avons cru la terre immobile ; or, quand on s’est trompé d’une façon aussi grave, on se doit à soi-même de n’accueillir qu’avec la plus grande réserve et après examen très minutieux toutes les notions qui se rattachent ou paraissent se rattacher aux mouvements de notre planète.

Voyons donc s’il ne serait pas possible d’aborder la mécanique en laissant de côté ce sentiment de la durée mesurable, quitte à le reconstituer plus tard sur des bases vraiment scientifiques.

III. Des propriétés de la rotation terrestre.

Ainsi que nous venons de le voir, le sentiment de la durée mesurable se rattache à la rotation de la terre ; une rotation complète représente un jour ; la vingt-quatrième partie de cette rotation représente une heure ; enfin les minutes et les secondes sont encore des subdivisions de cette rotation : la durée d’un mouvement est dès lors la mesure de l’angle dont tourne la terre pendant que ce mouvement s’effectue ; de sorte qu’évaluer la durée des divers mouvements, c’est comparer tous ces mouvements à la rotation de la terre. Si maintenant nous nous affranchissons du point de vue particulier qui a été adopté jusqu’ici, nous pourrons dire, d’une façon générale : mesurer la durée des mouvements c’est les comparer à un seul d’entre eux, considéré en quelque sorte comme mouvement unité. Le problème est ainsi posé d’une façon vraiment scientifique, car il est aussi logique de comparer tous les mouvements à un d’entre eux que de comparer en géométrie toutes les grandeurs de même espèce à une seule d’entre elles prise pour unité. Le mouvement unité nous présentera une grandeur variable, une longueur s’il s’agit d’un point décrivant une trajectoire, un angle s’il s’agit d’un corps en rotation, et c’est cette grandeur variable qui sera la mesure du temps.

Mais, nous dira-t-on, ce mouvement unité est-il donc absolument arbitraire ? C’est l’étude de la mécanique qui nous l’apprendra, mais au début nous n’en savons rien. En réalité, les faits astronomiques que nous allons étudier ne dépendent en rien, quant au fond, du choix de ce mouvement unité ; exprimer ces faits à l’aide de tel ou tel mouvement unité, c’est raconter les mêmes événements dans des langues différentes, mais le choix de cette langue est important au point de vue de la simplicité et de la concision.

Nous acceptons donc au début de la mécanique cette indétermination absolue du mouvement unité et nous ne sortirons de cette indétermination que si nous sommes amenés à le faire pour donner à nos formules, à nos théorèmes, une forme plus simple et plus remarquable.

Nous allons examiner très succinctement à ce point de vue les notions premières de la mécanique.

Quand un point M décrit une courbe S, un élément très court de sa trajectoire peut être considéré comme rectiligne, et c’est cet élément rectiligne, indéfiniment prolongé sur une ligne droite MT, qu’on appelle la tangente à la courbe ; cette tangente MT est, par définition, la direction de la vitesse du mobile M ; quant à la grandeur MV de cette vitesse, c’est le rapport du déplacement très petit du mobile à la durée de ce déplacement. La vitesse est le type de ce qu’on peut appeler en mécanique les grandeurs dirigées.

La durée d’un déplacement dépendant du mouvement unité qu’on choisit, il en est de même de la vitesse, ou plutôt de la grandeur de la vitesse, puisque sa direction est toujours la tangente à la trajectoire. De là ce principe fondamental :

Lorsqu’on change de mouvement unité, la vitesse d’un mobile conserve sa direction, mais cette vitesse est modifiée comme grandeur.

Une autre grandeur dirigée qui joue en mécanique un rôle très important, c’est l’accélération du mobile.

Supposons qu’après un déplacement très court du mobile, la vitesse primitivement représentée par MV soit devenue en grandeur et direction MV′ ; VV′ est, pour le déplacement considéré, la modification apportée en grandeur et en direction à la vitesse primitive MV ; VV′ est, par définition, la direction de l’accélération, et la grandeur de cette accélération est le rapport de VV′ à la durée du déplacement. L’accélération, étant comme la vitesse un rapport dont le dénominateur est une durée, dépend aussi du choix du mouvement unité ; elle en dépend encore comme direction, car un changement du mouvement unité modifie les vitesse MV et MV′ d’après le principe énoncé plus haut, et par suite aussi la direction de VV′, c’est-à-dire de l’accélération. Donc, la direction et la grandeur de l’accélération dépendent du choix du mouvement unité.

Ces définitions posées, prenons comme mouvement unité la rotation terrestre, ce qui nous ramène à la mesure ordinaire du temps, et examinons, dans cette hypothèse, les mouvements de la matière ; nous arrivons alors à cette loi générale :

« Quand deux corps sont en présence, ils se mettent en mouvement et à chaque instant l’accélération de chacun des deux mobiles est toujours dirigée vers l’autre mobile. »

Or, nous savons qu’en changeant de mouvement unité nous modifions la direction des accélérations ; donc la loi ci dessus vérifiée pour un mouvement unité particulier, la rotation terrestre, cesserait de l’être pour tout autre. Dès lors, nous avons une raison vraiment scientifique de choisir, comme mouvement unité, cette rotation, parce que ce choix nous donne la loi très remarquable que nous venons d’énoncer et nous la donne seul.

Sans nous étendre davantage sur ce sujet que nous avons développé longuement dans notre « Étude critique sur la mécanique », nous dirons pour conclure :

Au point de vue de la mesure du temps, la mécanique se divise en deux parties : l’une, où n’intervient pas la loi précédente relative à la direction des accélérations de deux mobiles, est vraie quelle que soit la mesure du temps ; l’autre, au contraire, suppose cette loi et est liée au choix de la rotation terrestre comme mouvement unité. Nous voyons ainsi quelle est en mécanique l’exacte portée de ce choix et comment il se justifie d’une façon rigoureusement scientifique.

IV. De la force.

C’est une idée empruntée à la philosophie la plus ancienne que la force est la cause du mouvement : scientifiquement, cette idée n’a aucune valeur. Ainsi que nous le disions précédemment à propos des accélérations, il y a mouvement quand deux portions de matière sont en présence : voilà donc la seule cause immédiate du mouvement et, en science, la cause immédiate d’un phénomène est la seule qu’il y ait lieu de rechercher. Tous les mécaniciens, croyons-nous, inscrivent en tête de leurs ouvrages que la force est la cause du mouvement, et cependant cette idée leur est tellement inutile que ces ouvrages se comprennent aussi bien lorsqu’on fait l’hypothèse inverse que la force est la conséquence du mouvement. Du reste, Euler avait déjà fait remarquer que cette idée de causalité disparaît absolument dans toutes les équations où figure la force. C’est qu’en réalité la force est, comme la vitesse et l’accélération, une circonstance du mouvement ; il y a entre le mouvement et la force, non pas relation de cause à effet, mais dépendance mutuelle, comme par exemple entre le rayon d’un cercle et sa surface. Habitués à entendre dire que la force est la cause du mouvement, nous ne sentons plus ce que cette locution a d’étrange et d’antiscientifique ; au fond, c’est comme si l’on disait que, dans ce cercle, le rayon est la cause de la surface.

Laissons donc là cette hypothèse de causalité que les fondateurs de la mécanique ont laissée pénétrer dans la science, sans d’ailleurs en faire aucun usage ; en empruntant le mot force à la langue philosophique, ils ont transformé cette notion en une grandeur géométrique, sans s’apercevoir que toutes les idées métaphysiques qui se rattachaient à cette notion leur étaient absolument inutiles.

Voyons maintenant comment en réalité la force devient en mécanique une grandeur dirigée comme la vitesse et l’accélération : au début de la dynamique, les auteurs énoncent quelques lois fondamentales empruntées à l’observation du monde matériel (lois de l’inertie, de l’indépendance, etc.), et ces lois ne sont pas autre chose que des propriétés de la force, propriétés d’où se déduit par le raisonnement pur toute la mécanique. Il ne faut donc pas se dissimuler que ces lois contiennent une véritable définition de la grandeur nouvelle que l’on va étudier, car, définir une chose en mathématiques, c’est énoncer une ou plusieurs propriétés de cette chose, propriétés qui renferment toutes les autres.

Dès lors nous ne voyons pas pourquoi bien des auteurs prétendent qu’on ne définit pas la force ; en réalité, ils n’auraient eu qu’à adopter, par exemple, une rédaction de ce genre :

« La force est une grandeur dirigée qui jouit des propriétés suivantes », après quoi ils auraient énoncé les lois fondamentales empruntées à l’expérience.

Nous ne rappellerons de cette définition que la première loi, dite loi de l’inertie : « Lorsqu’aucune force n’agit sur un point, le point est en repos ou son mouvement est rectiligne et uniforme, c’est-à-dire que son déplacement s’effectue sur une ligne droite et est proportionnel à la durée. »

Cette loi s’appuie sur la mesure du temps et par conséquent soulève les mêmes objections qu’elle. Sans nous étendre davantage sur les autres lois qui forment avec la précédente une définition de la force, mais une définition très complexe, nous allons montrer comment on peut en donner une autre beaucoup plus simple.

Il y a dans la matière une grandeur d’une importance capitale, c’est la masse ; la masse d’un corps est quelque chose d’absolument indestructible ; quand deux corps se réunissent ou se combinent chimiquement, leurs masses s’ajoutent, de sorte que la somme des masses de toute la matière est dans l’univers une constante ; c’est en cela que consiste le grand principe de la permanence de la matière ; dire qu’on ne peut ni créer ni détruire de la matière, cela veut dire qu’on ne peut en rien modifier la somme des masses existantes. Nous ajouterons que, pour les corps qui nous environnent sur la terre, les masses sont, en un même point de celle-ci, proportionnelles aux poids, ce qui correspond chez nous à une idée très nette. Par exemple, si l’on adopte comme unité de masse la quantité de matière représentée par un kilogramme, un corps de dix kilogrammes aura une masse égale à dix. On conçoit qu’on puisse, par la pensée, amener successivement sur la terre, et en un même point, par petites parties, toute la matière existante ; en pesant ces parties, on aurait leurs masses.

Ceci posé, la masse intervient d’une façon extrêmement remarquable dans une loi que nous avons déjà énoncée à propos de la mesure du temps, la loi sur la direction des accélérations de deux corps en présence : lorsqu’on prend pour mouvement unité la rotation terrestre, avons-nous dit, l’accélération de chacun de ces deux corps passe constamment par l’autre. Or, l’observation montre que, dans les mouvements de ces deux corps, les accélérations sont à chaque instant dans le rapport inverse des masses de ces deux corps. La masse du premier corps, par exemple, est double de celle du second : l’accélération du second est alors double de celle du premier.

En réunissant ces deux énoncés en un seul nous aurons la loi suivante que nous appellerons la loi dynamique de l’univers :

« Quand deux corps sont en présence, ils échangent des accélérations dirigées suivant la droite qui les joint et inversement proportionnelles à leurs masses. »

Le mot échanger n’a, bien entendu, aucun sens métaphysique ; nous nous en servons uniquement pour exprimer d’une façon concise le fait de l’existence simultanée des deux accélérations.

Nous avons à peine besoin d’ajouter que notre loi dynamique est liée au choix de la rotation terrestre comme mesure du temps, puisqu’il y est question d’accélérations qui changeraient de direction et de grandeur si l’on adoptait une autre mesure du temps.

Cette loi exprime l’égalité de deux rapports ; si dans ces deux rapports on égale le produit des extrêmes au produit des moyens (par exemple équivaut à 2 × 6 = 3 × 4), on obtient l’énoncé suivant : « Dans les mouvements des deux corps considérés, le produit de la masse du premier corps par son accélération est égal au produit de la masse du second corps par son accélération. »

C’est ce produit de la masse par l’accélération que nous appellerons, par définition, la force, grandeur nouvelle que nous supposerons dirigée suivant l’accélération. Avec cette définition, notre loi dynamique se simplifie encore et devient ce qui suit : « Deux corps en présence échangent à chaque instant des forces égales dirigées suivant la droite qui les joint. »

Les produits égaux qui figuraient en effet dans notre précédent énoncé sont devenus des forces.

Comme on le voit, la force est ainsi rattachée à la rotation terrestre prise comme mesure du temps, et par conséquent toute la dynamique, c’est-à-dire cette partie de la mécanique qui s’occupe des propriétés de la force, suppose cette mesure du temps.

Remarquons que la loi dynamique joue un rôle capital dans l’univers ; mais cette loi resterait vraie avec une autre mesure du temps ; seulement elle s’exprimerait sous une autre forme beaucoup plus complexe or, notre seul but est de donner à nos formules toute la simplicité et toute la concision possibles ; ce but est atteint pour la loi dynamique, avec la définition de la mesure du temps et la définition de la force ; c’est ce qui justifie la marche que nous avons adoptée. Montrons maintenant que notre définition de la force correspond bien à la notion expérimentale que l’on désigne communément sous ce nom.

À la surface de la terre, l’accélération des corps, d’après les lois connues de la pesanteur, est constante ; donc, dans cet ordre de phénomènes, la force est le produit d’une accélération constante par la masse et, comme la masse est elle-même proportionnelle au poids, il en résulte que, dans ce cas, la force est proportionnelle au poids ; c’est là une notion qui est familière à tout le monde et qui permet, comme on le sait, de mesurer une force ou un effort par un poids.

L’accélération étant un facteur de la force, ces deux grandeurs sont nul es en même temps ; or, l’accélération mesure la variation de la vitesse en grandeur et en direction : si donc l’accélération est nulle, la vitesse conserve à la fois sa direction et sa grandeur ; tel est le mouvement qui correspond à une force nulle ; nous retrouvons ainsi le principe fondamental de l’inertie. « Là où il n’y a pas de force, le mouvement a une vitesse constante en grandeur et en direction. »

Le repos est le cas particulier où la vitesse est nulle. La méthode que nous venons d’exposer a d’abord cet avantage d’introduire en mécanique la mesure du temps et la force par des définitions nettes et précises soustraites à toute idée préconçue, à toute opinion métaphysique. Mais, de plus, cette méthode est pour notre esprit un véritable affranchissement, car elle nous laisse absolument libres de choisir notre mesure du temps, de façon à donner au problème de mouvement que nous étudions sa solution la plus simple et la plus élégante cette remarque vise surtout certains mouvements qui nous sont peu connus, comme les mouvements des molécules infiniment voisines ; exemple : réactions chimiques, formation des cristaux et des cellules organiques, etc.

V. De la mécanique au point de vue géométrique.

Voilà donc les grandeurs fondamentales de la mécanique, vitesse, accélération, masse, force, rigoureusement définies, en dehors de toute métaphysique ; nous allons voir maintenant que ces mêmes grandeurs peuvent être transportées, avec leurs définitions et leurs propriétés, dans le domaine de la géométrie pure, cela par la suppression du lien qui paraît les faire dépendre du monde physique.

Ce n’est pas là, remarquons-le bien, une subtilité sans intérêt : tout le monde sait aujourd’hui que le cercle, tel qu’on le définit en géométrie, conserverait toutes ses propriétés quand bien même il n’y aurait aucun cercle dans l’univers : mais il ne nous parait pas que, dans l’état actuel de la science, on envisage de la même façon les grandeurs de la mécanique ; en un mot, on ne se représente guère la vitesse sans le temps, et la force sans la matière ; il est donc d’un certain intérêt philosophique de savoir si ces idées de vitesse et de force peuvent se concevoir sans l’existence de la matière. C’est ce point que nous allons examiner en essayant de remplacer les données matérielles de la mécanique par des données mathématiques équivalentes.

Nous avons vu que, dans l’univers, tous les mouvements sont liés les uns aux autres par le fait général de la simultanéité : pendant qu’un corps parcourt les étapes successives de sa route, tous les autres corps parcourent simultanément des étapes correspondantes ; or, cette idée se transporte très facilement en géométrie : imaginons, par exemple, une droite de longueur fixe qui se déplace dans un plan de telle façon que ses deux extrémités décrivent deux cercles ; il est clair qu’à chaque position d’une extrémité sur son cercle correspondra une position de l’autre extrémité sur l’autre cercle ; voilà donc une simultanéité géométrique entre les positions des deux extrémités de cette droite. En partant de là et en généralisant, on conçoit très bien, dans un système de points géométriques mobiles, des liaisons telles que tous ces points aient des positions déterminées pour chaque position particulière de l’un d’eux : cette correspondance peut également résulter d’équations données auxquelles doivent satisfaire les déplacements des points.

La simultanéité géométrique ainsi définie, adoptons, parmi tous les mouvements géométriques considérés, l’un d’entre eux, comme terme de comparaison, comme mouvement unité : nous sommes ainsi amené à remplacer la durée, telle que nous l’avons définie dans l’univers, par la longueur du chemin parcouru dans ce mouvement unité, et nous avons dès lors pour la vitesse géométrique d’un mobile la définition suivante :

La vitesse d’un mobile est, en géométrie, une grandeur dirigée suivant la tangente à la courbe qu’il décrit, grandeur qui est égale au rapport du chemin très petit, parcouru par ce mobile, au chemin correspondant dans le mouvement unité.

L’accélération géométrique se définit de la même façon ; il suffit de remplacer la durée par le chemin décrit dans le mouvement unité.

Ces définitions une fois posées, on retrouve, pour la vitesse et l’accélération, toutes les propriétés qu’ont ces grandeurs dans leur acception ordinaire, c’est-à-dire matérielle.

Nous avons constaté dans la matière une grandeur d’espèce particulière appelée masse ; cette grandeur ne peut être transportée telle quelle en géométrie ; mais remarquons que, la masse d’une molécule étant constante, cette masse se mesure par un nombre fixe ; dès lors le passage à la géométrie devient facile ; il suffit, en effet, d’attribuer un nombre fixe à chaque point géométrique mobile : cette adjonction d’un nombre fixe à un point mobile nous donne ce que nous appellerons un point numérique.

Nous sommes dès lors amené à formuler la loi dynamique de l’univers, en supposant que, dans un système de points numériques mobiles, les liaisons géométriques ou équations qui règlent la simultanéité des déplacements satisfont à la condition suivante :

« Deux mobiles échangent à chaque instant des accélérations dirigées suivant la droite qui les joint et en raison inverse de leurs nombres respectifs. »

Nous ajouterons que cela ne peut avoir lieu que par rapport à un seul mouvement unité. La force géométrique, pour un mobile, sera ainsi une grandeur dirigée suivant son accélération et égale au produit de l’accélération par le nombre du mobile ; on suppose, bien entendu, dans cette définition, que le mobile satisfait à la loi dynamique que nous venons d’énoncer.

Voilà donc les grandeurs premières de la mécanique, vitesse, masse, force, ramenées à des définitions rigoureusement géométriques ; mais la mécanique, dite rationnelle, ne dépendait du monde physique que par les définitions matérielles de ces grandeurs : il résulte évidemment de là qu’en reconstruisant la mécanique, comme nous venons de le faire, nous en faisons une science purement géométrique qui resterait vraie quand bien même l’univers cesserait d’exister ou existerait autrement : cette sorte de géométrie du mouvement prévoit et explique les mouvements du monde physique, mais sans en dépendre aucunement : tel est le caractère de notre nouvelle méthode qui laisse à la fois de côté la physique et la métaphysique.

Nous ajouterons qu’à certains égards cette mécanique géométrique est plus vraie que la mécanique matérielle : c’est qu’en effet la première prend pour point de départ des définitions géométriques, et des définitions de ce genre ne se discutent pas ; la seconde, au contraire, part de lois expérimentales dont il est impossible de vérifier l’exactitude absolue : nous avons admis, par exemple, que notre univers réalisait la loi dynamique ; cela n’est démontré que dans la mesure de précision que nous donnent nos appareils et nos méthodes d’observation, et rien ne prouve qu’avec des instruments plus perfectionnés et avec des observations continuées pendant plusieurs siècles, on n’arrivera pas à introduire dans cette loi des termes de correction infiniment petits. En un mot, croire à la vérité absolue de ces lois astronomiques, dont la simplicité séduit notre esprit, c’est aller au delà de ce que nous donnent nos observations : il y a là une illusion dont la science doit se défier.

Nous ferons une dernière remarque : le sentiment de la durée mesurable, ainsi que nous l’avons montré, s’est formé chez l’homme à son insu, sans qu’il en ait eu conscience et en dehors de toute considération scientifique ; il s’est trouvé ainsi amené à mesurer la durée par l’angle de la rotation terrestre : or, par suite d’un remarquable théorème de mécanique géométrique, tous les corps célestes, placés dans les mêmes conditions que les planètes ou leurs satellites, tournent simultanément sur eux-mêmes d’angles proportionnels, et c’est dans ces mouvements de rotation qu’on trouve la mesure du temps qui, seule, pouvait nous fournir l’énoncé si simple de notre loi dynamique. Il y a donc eu là, pour la science, un hasard des plus heureux, car, sans cette façon de mesurer le temps, la loi dynamique se présentant sous une forme beaucoup plus complexe aurait échappé et avec elle la loi de l’attraction universelle qui s’y rattache. En un mot, les belles découvertes de Képler et de Newton étaient impossibles avec une autre mesure du temps.

A. Calinon.

  1. Dans une Étude qui ne peut être lue par les Mathématiciens, nous avons essayé de montrer et de rectifier les erreurs de doctrine qu’on trouve dans la mécanique rationnelle telle qu’elle est comprise de nos jours. Ce sujet nous paraissant devoir intéresser également les philosophes, nous allons le traiter aussi simplement que possible et en vue des personnes qui ne sont pas versées dans les hautes mathématiques. — Voir Étude critique sur la Mécanique, insérée dans le Bulletin de la Société des Sciences de Nancy (Série II, tome VII, fascicule XVIII), chez MM. Berger-Levrault et Cie, 1886.