Éditions Albert Lévesque (p. 128-136).


XIII



LE RETOUR



GRÂCE à sa robuste constitution, Daniel se remit rapidement du fort accès de fièvre causé par sa blessure. Cette plaie profonde et douloureuse avait été envenimée par les efforts de sa course à la poursuite du Sioux, mais le pansement de celui-ci, destiné à soulager le blessé dans le but de le torturer plus tard avait eu pour effet d’arrêter l’épanchement du sang, rendant ainsi plus efficace le traitement du chirurgien. La blessure commença bientôt à se cicatriser.

Le sergent avait appris au jeune soldat les circonstances de son sauvetage et la belle conduite de son ami Chatakoin.

— Brave Petit-Cerf, murmura Daniel, j’aimerais à le voir !

— Il est absent, dans le moment, dit Duperrier, ne voulant pas agiter le blessé en lui apprenant la mort de son ami.

— Et la petite Anglaise ? Le Sioux l’avait reprise ?

— Pas du tout ! Je l’ai trouvée près de toi, enveloppée dans ta capote ; elle est en sûreté avec son monde, grâce à toi, mon gars !

Le général Montcalm, visitant les blessés dans l’hôpital improvisé du campement, s’arrêta près du lit de Daniel.

— Eh bien, mon La Flèche, dit-il, te voilà baptisé par le feu, le tomahawk et le sang !

— Oui, mon général… mais j’ai trahi ma consigne !

— Comment ça ?

— La consigne était de protéger la garnison et de rester auprès des Anglais sur la route…

— Et toi, tu as couru les bois !

— À la poursuite d’un Sioux, oui, mon général ; il emportait une petite Anglaise !

— Ton action est pleinement justifiée, mon garçon ; des horreurs comme celles qui se sont passées en dépit de nos efforts, seraient de nature à nous faire presque haïr notre victoire… mais, hâte-toi de guérir ; Royal-Roussillon a encore besoin de son tambour !

Le jour du départ (sept jours après le coup de tomahawk) Daniel put marcher jusqu’à la barque hôpital qui l’attendait avec quelques autres blessés. Pâle et un peu chancelant, il prit place dans le bateau.

Le fort William-Henry et toutes les casernes avaient été complètement démolies, et toutes les grosses billes de pin formant les remparts, empilés au-dessus des débris ; on y mit le feu au moment du départ !

La flotte de barques de l’armée victorieuse redescendit le lac Saint-Sacrement à la lueur de cette torche gigantesque couvrant les eaux et toute la lande de son sinistre embrasement…

Plus de guerriers sur ce rivage où se trouvaient hier encore des milliers de combattants, plus de canonnade, plus de cris affolés… Lorsque l’incendie aura tout dévoré, un silence de mort régnera sur ces rives incultes, théâtre de si vaillants exploits et d’une si grande mais si tragique victoire…

— Où sont donc les Indiens ? demanda Daniel remarquant l’absence des canots.

— Ils sont partis pour Montréal il y a quelques jours avec leurs prisonniers, répondit un blessé.

— Quels monstres ! Sauf mon ami Chatakoin que j’aime et qui m’est si dévoué je les déteste ces indigènes depuis le premier jusqu’au dernier !

— C’est la boisson, camarade ; quand ils ont bu l’eau de feu, comme ils disent, ce ne sont plus des humains, mais des bêtes féroces !

— Chatakoin est-il parti avec eux ?

— Chatakoin ? Petit-Cerf ? Mais il est mort ! Ne le savais-tu pas ?

— Mort ! Petit-Cerf !

— Mais oui ! En défendant un officier anglais attaqué par un Iroquois !

Daniel ne répondit pas. Son jeune cœur était plein de chagrin à cette triste nouvelle et il détourna la tête pour cacher deux grosses larmes qu’il ne pouvait refouler !

De retour à Carillon, il dut s’aliter encore et garder l’infirmerie pendant quelque temps, puis, peu à peu, ses forces revinrent et il put reprendre ses fonctions à l’armée.

Il prit part, l’année suivante à la glorieuse journée de Carillon et ensuite à la tragique bataille des Plaines d’Abraham. Il eut la douleur de voir tomber non loin de lui, l’illustre général qui l’avait lancé dans sa carrière militaire.

Il combattit comme sous-officier à l’héroïque bataille de Sainte-Foye et reçut du général de Lévis la promesse d’une promotion au grade de lieutenant.

Mais la cession du pays aux Anglais, vint changer sa destinée.

Les régiments de France devaient retourner dans leur patrie, mais Daniel était Canadien ; on le laissa libre de partir ou de rester au pays. Il avait maintenant vingt ans : l’heure sonnait pour lui de se créer un avenir… allait-il suivre son régiment et devenir Français ?

L’armée stationnait à Montréal. La Flèche demanda quelques jours de permission et se rendit à Québec où il avait des amis ; là, il rencontra par hasard, le curé du Château-Richer


« La Flèche ! Je ne t’aurais jamais reconnu ! » dit le curé

qu’il n’avait pas revu depuis son passage au presbytère avec Montcalm près de cinq ans auparavant.

— Bonjour, monsieur le curé, dit Daniel.

— Bonjour, mon ami. Qui êtes-vous ?

— Vous ne me reconnaissez pas ?

— Ma foi non !

— Daniel Rocher !

— Daniel Rocher ! La Flèche ! Je ne t’aurais jamais reconnu, dit le curé en lui serrant la main. Tu es à l’armée ?

— Oui, j’y suis encore, je ne sais pour combien de temps… j’aimerais bien à vous consulter à ce sujet.

— Reviens avec moi à mon presbytère, dit le curé, j’y retourne justement ; nous pourrons alors parler d’affaires et j’ai hâte de savoir tout ce qui te concerne.

Lorsque Daniel retourna à Montréal quelques jours plus tard, son parti était pris ; il resterait au Canada. L’abbé Buron le lui avait fortement conseillé. Il n’avait aucune fortune, mais sa jeunesse, son intelligence, son énergie et sa belle conduite à l’armée étaient de puissants indices d’un succès dans la vie

Ses goûts un peu nomades le portaient vers un travail au grand air et des courses à travers le pays. Grâce à l’aide du curé, il étudia l’arpentage et la géométrie et devint par la suite un excellent arpenteur.