Éditions Albert Lévesque (p. 59-72).


V



LE PROFESSEUR DE TAMBOUR



QUELQUES semaines plus tard les régiments français étaient disséminés dans différentes parties du pays.

Royal-Roussillon cantonnait près de Montréal, sauf un de ses détachements qui fut appelé à rejoindre les soldats du fort Carillon, sous les ordres du chevalier de Lévis.

Montcalm n’avait pas oublié son soldat de quinze ans ; il décida de l’envoyer à Carillon avec le bataillon qui s’y rendait, donnant instruction à ses chefs de lui faire apprendre son métier de soldat et de tambour.

Daniel suivit donc les militaires jusqu’au lac Champlain et logea dans la célèbre forteresse dont le nom allait devenir immortel.

La Flèche était très fier de son nouveau titre et joyeux de se trouver avec des camarades.

Habitué cependant à la liberté des bois et des champs, il trouvait parfois un peu dure cette discipline inflexible qui régnait dans l’armée, mais ses moments de révolte intérieure ne duraient pas, et il se trouvait très heureux de ne plus avoir à subir la tutelle parcimonieuse du bonhomme Sonon. Il était très désireux d’apprendre et devait souvent être réprimandé parce qu’il voulait aller trop vite… mais cette vivacité, qui avait tant plu à Montcalm, était innée chez lui et il devait la conserver dans toute la durée de sa carrière.

Son professeur de tambour était un sergent assez âgé, qui s’appelait Duperrier. Celui-ci, sensible à la grande jeunesse de Daniel, s’intéressa bientôt à son élève ; il lui aidait de bien des manières, par ses conseils et s’efforçait de lui faire voir, sous son plus noble aspect, cette vie de soldat qu’il venait d’embrasser.

— Vois-tu, La Flèche, lui disait-il un jour, les attributs du soldat sont les plus nobles qui existent : ce sont le patriotisme, la fierté de race, la loyauté au drapeau, le sentiment d’honneur … si chacun de nous les possède, ces attributs, cela fait un corps d’élite, et au besoin, une armée de héros !

— Les tambours, dit Daniel en riant, ne constituent pas une portion bien héroïque, ni bien importante de l’armée !

— Tu crois ça, toi ? Dis, pourquoi as-tu voulu devenir tambour ?

— Parce que c’est rigolo de faire jouer les baguettes en mesure : rat-a-plan-plan-plan… rat-a-plan-plan-plan… et vite et encore plus vite !

— Ça, c’est bien comme passe-temps ; mais le tambour, mon gars, il joue un rôle très important à l’armée !

— Tant que ça ?

— Mais oui ! N’est-ce pas lui qui bat le rappel ? N’est-ce pas lui qui bat la générale, lorsque les troupes doivent se lancer à l’assaut ? N’est-ce pas lui qui bat la chamade, si l’on veut parlementer avec l’ennemi ?

— Oui, sergent, vous me l’avez apprise hier, la chamade !

— N’est-ce pas le tambour qui bat la retraite…

— Oh, j’espère ne jamais avoir cette tâche ! interrompit le jeune soldat.

— Je l’espère comme toi, mon ami, mais on ne sait jamais… Ton tambour annoncera aussi la victoire et tu le battras alors avec une vigueur sans pareille…

— Oui, oui, certes !

— Mais si cette victoire a fait tomber des camarades, ton tambour voilé rendra ensuite des sons plus graves et les accompagnera jusqu’à leur lieu de repos !

— Je n’avais jamais songé à tout ça ! dit Daniel impressionné.

— C’est ton père, m’as-tu dit, qui t’a donné le goût du tambour ?

— Oui ; avant de devenir capitaine, il avait été tambour à l’armée ; lorsqu’il vint en Amérique, il avait apporté un joli tambour militaire, et il m’apprit à me servir des baguettes quand j’étais petit. Puis, après le feu, quand il se mit à courir les bois, il tambourinait souvent, sur une table, un arbre, une terrine, n’importe où… il disait : « Hein !, fiston, si nous avions encore notre petit tambour !

— Pauvre gosse, dit le sergent affectueusement, tu es jeune pour n’avoir plus de famille ! Mais plus tard, tu feras ton chemin… tu reviendras sans doute en France avec nous ; tu y retrouveras peut-être quelque parent !

— En attendant, grâce à notre général, j’ai des bons amis !

— C’est ça ! Et maintenant oust ! Va rejoindre ta section, c’est l’heure de l’exercice !

Pendant que Daniel se faisait ainsi initier à la vie militaire, Montcalm se préparait à entrer bientôt en campagne, voulant diriger son attaque contre les forteresses anglaises à Chouagan.

À la suite de sa conversation à Québec avec monsieur de Longueuil, au sujet du Huron Chatakoin, le baron avait fait prendre des informations à Lorette. On lui avait appris que Petit-Cerf après avoir passé quelque temps dans ce bourg, était parti trois semaines plus tôt avec deux autres Hurons pour se rendre au lac Harican. On n’avait pu en apprendre davantage. C’était simplement la confirmation de ce qu’avait dit La Flèche ; et le baron, lorsqu’il revit Montcalm, lui apprit le résultat de ses investigations.

Pendant son séjour à Montréal, le général eut constamment la visite des chefs indiens alliés. « Ils venaient de toutes les parties du pays, parfois près d’une centaine de guerriers à la fois ; ils arrivaient dans leur costume de guerre, la figure et le corps badigeonnés de rouge, de jaune, de noir ; des anneaux dans le nez et dans les oreilles, des plumes sur la tête, ressemblant plutôt à une troupe de bouffons endiablés qu’à une assemblée de chefs de tribus ! » Ils faisaient de longues harangues qu’il fallait faire traduire au moyen d’un interprète.

Dans un de ses discours de bienvenue, Montcalm leur avait dit qu’il fallait que les alliés soient loyaux et unis, afin de former une armée plus puissante. Un des chefs, voulant répondre à ce discours, dit sentencieusement :

— Tes fils, Ô représentant d’Ononthio, ne seront point infidèles. Ils veulent la victoire, alors, vois !

Prenant une longue et forte branche, il la cassa en deux, sans effort ; puis, il prit les deux morceaux ensemble et les cassa, mais avec un peu plus de difficulté ; puis il prit les


On voyait leurs canots passer et repasser sur les lacs…

quatre morceaux rassemblés… mais il ne put

les casser sans les séparer…

— Que veut-il démontrer ? demanda Montcalm.

— C’est sa manière originale d’exprimer : « l’union fait la force ! » dit l’interprète.

Le général pour qui toutes ces façons indiennes étaient étrangères était souvent bien ennuyé de la longueur de ces dissertations et devait faire appel à toute sa patience pour les écouter jusqu’au bout.

Sauf les Hurons, les Indiens n’étaient pas des alliés très sûrs, soit pour les Français ou pour les Anglais. Dans bien des cas, ils affectaient une amitié ou une neutralité qui n’était que feinte ; de part et d’autre on les savait traîtres, mais on les craignait. C’est pourquoi on les laissait passer et repasser avec impunité sur les lacs et dans les régions ennemies sans songer à les arrêter.

Il fallait aussi, sous peine de les offenser mortellement, sembler ajouter foi à leurs protestations d’amitié et à leurs promesses ; mais s’ils montraient parfois un certain dévouement, ils n’en étaient pas moins des alliés indociles et extrêmement dangereux. »

D’après certains rapports venant des régions ennemies, il paraissait certain que les Anglais se préparaient à attaquer le fort Carillon. Montcalm partit avec un bataillon pour s’y rendre.

Les militaires montèrent le Richelieu dans des barques, suivirent les bords du lac Champlain et arrivèrent à Carillon vers la fin de juin.

Ce fut un grand jour pour la garnison du fort que celui de l’arrivée du général ! La Flèche fut le premier à apercevoir la flotte de barques remontant le lac ; il courut au sergent son ami, pour l’avertir, et l’on se prépara à recevoir l’illustre commandant et le bataillon.

Montcalm passa tout près de son protégé sans toutefois le reconnaître et La Flèche eut un moment de désappointement… son protecteur ne le connaissait plus ! Mais le lendemain, Montcalm se souvint de son soldat de Petite-Ferme, et s’en informa. Les bonnes nouvelles qu’il en eut lui enlevèrent toute inquiétude et il le fit demander le jour même.

Daniel arriva au pas de course, se tint droit et raide devant son chef, fit le salut règlementaire et attendit…

— Ma foi ! Te voilà un militaire bien trempé ! Et grand ! Tu as bien grandi de trois pouces depuis Petite-Ferme ! Et comment aimes-tu ton métier de soldat ? dit le général avec bienveillance.

— Beaucoup, mon général… et je veux vous remercier…

— C’est bon, c’est bon ! Et ton tambour ?

— Ça va, mon général.

— Qui te l’enseigne ?

— Le sergent Duperrier… puis, vivement : il est mon ami !

— Tant mieux ! Allons, va, maintenant, je te reverrai plus tard !

— Merci, mon général.

La Flèche, joyeux de l’entrevue s’en fut rejoindre ses camarades. Un peu plus tard, Montcalm fit venir le sergent et lui parla de son protégé.

— Mon général, fit celui-ci, ce jeune Canadien fera un excellent soldat. C’est une fougueuse et loyale nature… mais guère plus qu’un adolescent encore ! Je m’intéresse déjà beaucoup à lui, et nous devenons, malgré la divergence de nos âges, des copains !

— Il m’a dit cela, fit le commandant.

— Il me rappelle un fils que j’ai perdu ; mon général, continua le sergent, me permettez-vous de demander une faveur ?

— Dites !

— Cet enfant, si c’est possible, qu’on ne l’envoie pas au feu d’ici à un an !

Montcalm hésita ; il n’aimait pas les promesses… mais, cet adolescent, il s’en considérait un peu responsable…

— Soit, dit-il, autant que possible et sauf dans le cas d’une attaque ici-même. Il faudra cependant, ménager sa fierté et ne pas le lui dire. Il restera toujours un détachement ici pour garder le fort, La Flèche en fera partie. L’an prochain, il aura seize ans et suivra les autres !

— Merci, mon général, dit le sergent.

Peu de temps après son arrivée, voyant que l’attaque des Anglais sur le fort Carillon ne se produisait pas, Montcalm dirigea son armée vers la région du lac Ontario pour y faire le siège des trois forteresses de Chouagan (Oswego).




Chatakoin aperçut deux petites filles qui avaient grand peur d’un serpent à sonnettes.