Éditions Albert Lévesque (p. 22-34).


II



PETITE-FERME



PENDANT que le capitaine du fort William-Henry se laissait aller à ses souvenirs, une flotte composée de six puissants vaisseaux de guerre avait remonté le Saint-Laurent, et stationnait aux environs du Cap Tourmente, attendant un vent favorable pour les monter jusqu’à Québec.

Sur les bords du fleuve, il existait à cette époque un village appelé Petite-Ferme. C’était un tout petit bourg, attenant à la paroisse de Saint Joachim, à environ dix lieues de Québec.

Un gamin d’une quinzaine d’années dégringola lestement du haut d’un immense rocher où il était juché et vint s’asseoir au bord de l’eau, regardant longuement le fleuve…

— Hé, La Flèche ! Qu’est-ce que tu vois de si beau là-bas ? dit un jeune paysan en s’approchant.

— C’est cette barque, qui a quitté le grand vaisseau… on dirait qu’elle se dirige ici !

— T’as la berlue ! C’est queuque pêcheur, manquab !

— Non, non ! Du haut de mon rocher je regardais les grands navires qui viennent de France, et j’ai vu partir une barque… tiens, regarde ! Elle s’en vient ! Ils sont plusieurs là-dedans, il y a quatre rameurs, et, tiens, je vois un homme à l’arrière !

La barque en effet se dirigeait vers la rive, en peu de temps elle aborda.

Deux marins mirent pied à terre suivis d’un militaire de taille moyenne, à l’aspect un peu sévère et à l’air décidé.

— C’est ici Petite-Ferme ? demanda-t-il au plus grand des deux garçons.

— Oui…

— Où peut-on se procurer une voiture ?

Pour et où aller ? demanda celui-ci.

— Jusqu’à Québec.

— Bedame, c’est loin ! C’est-y pour tous l’cinq ?

— Non, fit le militaire, moi seul.

Ben, j’cré qu’j’en connais-t-un qui pourrait s’arrimer pour ça. Voulez-vous attend’e icitte ou ben v’nir au village ?

Sans lui répondre, le militaire s’adressa aux marins :

— Vous pouvez retourner à « La Licorne, » leur dit-il ; je vais suivre ce paysan et je trouverai bien ce qu’il faut.

S’adressant ensuite au Canadien, l’officier demanda :

— Quelle distance d’ici à Québec ?

— Proche dix lieues, hein Laflèche ?

Mais le gamin n’était plus là… dès qu’il avait entendu le militaire demander une voiture, il était parti en courant vers un champ au sommet de la colline. Le militaire qui s’était retourné vers la barque pour dire un mot aux marins, le revit soudain à ses côtés :

— Le père Sonon vous conduira, dit-il au voyageur, il a une calèche et peut vous amener jusqu’au Château-Richer ; là vous trouverez une autre voiture !

— Diable, tu es vif, gamin, dit l’étranger ; es-tu un Canadien ?

— Oui, monsieur ; Daniel Rocher pour vous servir !

— Ah ? Mais pourquoi ce grand gars t’appelle-t-il La Flèche ?

— C’est un sobriquet que mon père m’a donné quand j’étais petit.

— C’est un nom que tu sembles bien porter, en tous cas… Partez, mes amis, cria-t-il aux marins dont la barque ne s’était pas éloignée, j’attendrai « La Licorne » à Québec !

À ce moment arriva le cultivateur en question, qui s’offrit à conduire l’étranger jusqu’au Château-Richer. Il se doutait bien que cet officier devait être quelque personnage, mais celui-ci ne lui donna aucun renseignement à ce sujet.

Pendant que Sonon attelait le cheval, l’officier amusé par l’air éveillé de La Flèche, le questionna :

— Où demeures-tu, vif-argent ?

— Pour le moment ici, mais quand je pourrai rejoindre l’armée…

— Tu voudrais être soldat ? Quel âge as-tu ?

— Quinze ans, monsieur.

— Tu as tes parents ?

— Non, monsieur, je suis orphelin.

— Que faisait ton père ?

— Coureur de bois, monsieur.

— Hum… aimerais-tu venir avec moi jusqu’à Québec ?

— J’en serais ravi, mais le père Sonon ne voudra pas. Pas même jusqu’au Château !

— Je vais arranger ça, fit l’étranger, se disant que ce gamin intelligent, à la repartie si prête et si alerte, pourrait sans doute lui donner des renseignements ; comme l’habitant arrivait avec sa vieille calèche attelée d’un cheval pommelé, il s’installa au fond de la voiture et s’écria :

— En place, La Flèche ! Tu viens avec nous !

— Excusez, m’sieur l’militaire, fit l’habitant s’installant à son tour sur la petite banquette de l’avant, l’gars n’est pas gréé pour s’promener en voiture, avec ses pieds nus et ses vieilles hardes !

— Qu’importe ! Il est bien ainsi et je l’amène !

Avant que l’habitant ait eu le temps de formuler d’autres objections, La Flèche était déjà assis auprès de l’officier et avait lancé un : « Hop, le Gris ! » qui fit partir le cheval au trot et faillit faire tomber le bonhomme Sonon en bas de son siège.

On approchait de la mi-mai et les chemins étaient passablement beaux, mais à certains endroits la terre encore gelée causait des terrains tremblants qu’on appelait, au pays, des « ventres de bœuf ». Le père Sonon en évita plusieurs, mais soudain, le cheval n’avançait plus… ses pattes avaient peine à se dégager de cette boue gluante où s’enfonçaient les roues de la voiture… La Flèche sauta par terre, tira, poussa, prit le cheval à la bride et l’on finit par se tirer du mauvais pas !

On approchait du Château ; le jour baissait, il faisait déjà très sombre. L’habitant vit que le cheval faisait des soubresauts inquiétants… De nouveau, La Flèche sauta de la voiture…

— C’est le trait qui s’est brisé, dit-il ; le timon frappe sur la patte du gris et ça le fait sauter !

L’habitant à son tour, sauta par terre, et se mit à fourrager sous la banquette à la recherche d’un bout de corde pour réparer le trait rompu, mais quand il eut enfin trouvé ce qu’il voulait, La Flèche avait déjà fait la réparation nécessaire.

— Comment l’as-tu radoubé ? demanda Sonon.

— Avec un morceau de ma bretelle de cuir… ma culotte tiendra bien jusqu’au Château ! dit le gamin avec cet air comique qui lui était coutumier ; ou plutôt, tiens, donnez-moi votre bout de ficelle… et filons, monsieur le militaire est pressé !

— Es-tu toujours vif comme ça ? demanda l’officier lorsque la calèche roulait de nouveau sur la route.

— Je ne m’en aperçois pas, c’est plus fort que moi, quand les choses vont trop lentement, je frémis, je bous d’impatience !

— Et tu voudrais être soldat ?

— Oui… et je le serai !

— Quand vous creyez, m’sieur l’militaire, dit l’habitant, se retournant à demi sur son siège, l’p’tit gars voudrait s’enrôler… bonheurement pour lui il est engagé avec moé pour un an !

— Mais il y a deux mois de passés là-dessus, interjecta Daniel.

— C’est vré, mais ça fait encore dix mois à courir ! reprit Sonon, Hue, l’Gris, cancre, feignant[1], continua le bonhomme en tirant sur les guides, on n’arrivera jamais si tu dors su’l chemin !

Une vingtaine de minutes plus tard, on arrêtait au presbytère du Château-Richer.

L’abbé Buron, le curé, sortit à la porte pour voir quels visiteurs lui arrivaient et lorsque l’officier se présenta il lui serra les mains avec effusion en l’invitant à entrer ; avant que la porte ne se soit refermée, La Flèche eut le temps de saisir ces mots :

— Monsieur de Montcalm ! Notre général ! Soyez le bienvenu !

L’habitant qui les suivait avec le léger portemanteau de l’officier, fit alors mine de se retirer. Montcalm lui dit :

— Retournez-vous immédiatement à Petite-Ferme ?

— Non m’sieu, il fait noir, pas d’lune… si m’sieu l’curé veut ben, j’vas rester un brin… j’partirai au petit jour.

— Sans doute, dit le curé ; ma ménagère va s’occuper de vous. Allez dételer votre cheval ; où l’avez-vous laissé ?

— Il est à l’étable, monsieur le curé, fit Daniel qui venait d’entrouvrir la porte, je me doutais bien que vous ne nous renverriez pas cette nuit, et j’ai dételé !

— Quel gamin ! s’écria Montcalm, tandis que Daniel sortait de nouveau à la suite de l’habitant.

— En effet, dit le curé, ce n’est pas pour rien qu’on l’a surnommé La Flèche !

Ce soir là, Montcalm, malgré les graves préoccupations qui l’obsédaient, ne put s’empêcher de songer à ce jeune Canadien si intelligent et qui désirait si ardemment être soldat…

Au matin, il fut éveillé par le son du tambour…

— Ah ça, se dit-il, il y a donc des militaires dans le village ! Voilà des baguettes qui savent fort bien tambouriner le réveil !

Jetant un coup d’œil à la fenêtre, il aperçut, en bas, dans la cour, son jeune compagnon de la veille, à califourchon sur un tronçon d’arbre et tambourinant à merveille avec deux baguettes rustiques sur le fond d’une terrine de ferblanc !

— Sapristi, je me suis fait prendre ! murmura Montcalm à mi-voix.

Tout en procédant à sa toilette, un fait lui revint à la mémoire : durant la traversée, un jeune tambour de Royal-Roussillon, faisant partie des troupes à bord « Le Léopard » était mort en mer, victime du scorbut… il faudrait le remplacer…

— La Flèche ! cria le général par la fenêtre, viens ici, garçon !

En deux secondes Daniel avait monté l’escalier trois marches à la fois et frappait à la porte !

— Qui t’a appris le tambour ? demanda Montcalm.

— Mon père ; il avait été soldat ; il avait un joli tambour qui a été brûlé dans l’incendie qui a tout dévasté chez nous.

— Aimerais-tu vraiment à être soldat… devenir tambour dans un régiment ?

Daniel sursauta :

— Être tambour ! Mon rêve ! s’écria-t-il ; mais changeant soudain de ton :

— Ça ne se pourra pas ! Mon engagement est pour un an ! Je pourrais bien me sauver… mais mon père m’a fait promettre un jour de ne jamais manquer à ma parole !

— C’est très bien ça, et tu n’y manqueras pas. Il doit y avoir moyen de lui parler à ce père Sonon et de le faire consentir !

— Il dira toujours non, fit le gamin ; il est têtu comme une mule… de plus je lui rends des services sur la ferme !

— Nous verrons ça ! Ne dis rien ! Oust ! Sauve-toi maintenant et attends de mes nouvelles !

Daniel repartit au galop comme il était venu.

Pendant le déjeuner matinal, Montcalm parla au curé de son projet de remplacer par ce canadien le jeune tambour de Royal-Roussillon.

— Je crois que vous feriez bien dit celui-ci, ce gamin serait un fameux soldat… et j’ai raison de croire qu’il n’est pas trop bien traité chez cet habitant qui passe pour être très dur… lorsque le père est mort, cet homme qui connaissait les aptitudes du garçon offrit de le prendre chez lui pour un an, et comme l’enfant n’avait pas de famille, ni de fortune, ce fut vite décidé !

— Il n’a pas le même accent que le paysan, dit le général.

— Non ; ses parents étaient instruits ; le père ne devint coureur de bois que dans son désespoir de la mort de sa jeune femme… Daniel est un brave enfant, richement doué… bien jeune, cependant, mon général pour être à l’armée !

— Nous en avons plusieurs de seize ans ! Tandis que vous allez donner des ordres pour la voiture qui me conduira à Québec, je vais parler au bonhomme, et moyennant une compensation, j’espère qu’il consentira.

Une heure plus tard, le père Sonon repartait seul en calèche pour Petite-Ferme, et, dans une autre voiture, le général et son jeune Canadien (ce dernier habillé et chaussé par les soins du curé) roulaient ensemble vers Québec, tandis que « La Licorne » et les autres vaisseaux de la flotte, profitant d’un vent favorable, remontaient à toutes voiles le vaste Saint-Laurent et jetaient l’ancre devant la ville.

Et c’est ainsi que Daniel Rocher, surnommé La Flèche, quitta la vie des champs et devint soldat et tambour dans le régiment du Marquis de Montcalm.


  1. fainéant