Le stupide XIXe siècle/CHAPITRE V

Nouvelle Librairie Nationale (p. 225-299).

CHAPITRE V

des dogmes et marottes scientifiques au XIXe siècle

De nombreuses personnes croient encore, de bonne foi, que le XIXe siècle a été le siècle de la Science, avec un grand S. Il a été surtout le siècle de la crédulité scientifique, de l’ébahissement devant les hypothèses issues de l’incertaine expérience, et de l’acceptation systématique de ces hypothèses. Il a été le siècle du laboratoire et de l’essor industriel, qui sont en effet deux événements considérables dans l’histoire de l’humanité ; mais la défaillance de sa raison (constatée et analysée aux chapitres précédents) l’a conduit à faire, du laboratoire, un redoutable agent de confusion mentale, et, de l’industrie, un agent plus redoutable encore de luttes sociales et de guerres indéfinies. L’homme européen, pendant le XIXe siècle (car je ne m’occupe ici que de l’homme européen) a libéré des forces naturelles dont il n’a plus été le maître ensuite et dont il n’a nullement prévu les conséquences. Il s’est appuyé sur la constatation de ces forces pour proférer quelques principes absurdes et meurtriers. Il a imaginé une dévotion à la Science, qui ne peut aboutir qu’à un véritable suicide du bipède raisonnant, sur toute l’étendue de la planète. C’est ce que je vais essayer de démontrer. Avant la guerre européenne, on eût jugé une telle démonstration impossible, sa simple tentative sacrilège. Aujourd’hui on y apportera, je pense, quelque attention, car le pathemata mathemata demeure toujours vrai et la souffrance dans la chair porte, tant qu’elle n’est pas accablante, de la lumière dans l’esprit.

Tout d’abord l’atmosphère révolutionnaire et libérale, dans laquelle était plongé le XIXe chez nous notamment, amena à considérer, d’emblée, la Science, les sciences encore balbutiantes, ainsi qu’une émancipation hors de la foi traditionnelle, puis de la morale. Cette incroyable confusion est à l’origine de bien des maux. Elle a donné naissance, entre autres, à la légende du saint laïque, séparé de Dieu, enfermé dans son laboratoire et travaillant là au soulagement de l’humanité. Il n’y a pas de saint laïque. Il n’y a pas de saint sans cette mystique, dont l’exaltation scientifique, même profonde, même absolue, n’est que la parodie et la caricature. J’ai connu quelques cas d’exaltation scientifique : ils étaient accompagnés d’une insensibilité absolue, d’une anesthésie morale complète. Ceux qui s’abandonnaient à cette fièvre considéraient l’univers comme un écoulement de phénomènes, leur prochain comme un animal d’expérience, comme un cobaye. Une telle confusion a même donné lieu à des scandales retentissants. Le laboratoire à outrance est loin d’améliorer l’homme. Il le désociabilise et, dans un certain sens, le déshumanise. La poursuite passionnée d’un problème local, ou particulier, l’arrache à toute autre considération. Il devient littéralement un obsédé. Sans doute une découverte qui sera bienfaisante (au moins pendant un certain temps) peut sortir d’une telle obsession. Mais une erreur infiniment nocive peut en sortir aussi. Le laboratoire est indifférent au bien et au mal, et le savant est toujours, plus ou moins, dans l’alternative du docteur Faust. Psychologiquement, le laboratoire est un stimulant de l’orgueil et favorise cette illusion que le chercheur, asservi en fait à la nature, commande à celle-ci et la domine. Même pour un faux modeste tel que Claude Bernard, il est très facile de conclure que comprendre c’est surpasser. Lorsque Charcot, ayant étudié la fausse circonvolution du langage humain, imagina son fameux schéma de la « Cloche » il crut qu’il était le maître de la parole. Son schéma nous apparaît aujourd’hui comme un présomptueux enfantillage, et la parole comme quelque chose d’infiniment plus complexe, grandiose et subtil, que ne l’imaginait le maître hautain de la Salpêtrière. La parole, c’est l’humain, et l’organisme entier de l’homme y collabore, mais sous l’action directe sous le déclenchement préalable de la pensée, dont l’origine nous apparaît toujours, et de plus en plus, comme extra et supra humaine. Le verbe est l’humanisation de la pensée, voilà tout ce que nous pouvons dire aujourd’hui, en 1922. D’ailleurs quiconque, avec un petit effort, regarde en face sa pensée, la plus simple, pressent en elle une sorte d’abîme héréditaire, de legs mystérieux et divin. La verbalisation de la pensée nous apparaît alors comme ne détachant de celle-ci que l’écorce.

La vision émancipatrice du laboratoire (qui est le propre du Stupide) a mis ainsi en opposition, aux yeux des sots, le laboratoire et l’oratoire. Je ne me rappelle pas sans attendrissement le papa Jules Soury, matérialiste convaincu et qui, cependant, par tradition, allait régulièrement entendre sa messe. À ses yeux la vie était exécrable, un deuil semé de deuils, et sans lendemain. Mais, pour franchir ce temps hideux (où les concierges et les domestiques lui apparaissaient ainsi que des fléaux en surcroît), il y avait la science et le laboratoire. Le papa Soury croyait dur comme fer, lui, l’incrédule, que la constitution du cerveau, considéré comme sécrétant la pensée à l’aide des neurones (mais où sont les neurones d’antan !), était aujourd’hui connue de façon définitive, immuable. Il se fâchait, si l’on émettait là-dessus quelque doute. Comme j’avais plaisir à le voir et à jouir de son humeur pittoresquement quinteuse, je lui accordais ce qu’il voulait ; et même que son énorme bouquin sur les fonctions du cerveau conserverait son actualité au delà de trente ans. Il l’a déjà entièrement perdue. Chacun peut parler d’après son expérience propre : Quand je faisais, de 1885 à 1892, mes études de médecine, il y avait un premier dogme scientifique, qui était celui de l’Évolution. On en mettait partout. L’Évolution était la tarte à la crème de la biologie, de la psychologie, de la philosophie, de la médecine. Il existait plusieurs bibliothèques évolutionnistes, dont lune dirigée par un anticlérical convaincu. Au dogme de l’Évolution était lié celui du progrès et de la science toujours bienfaisante, pacifique, et préposée à la félicité humaine. Ensuite, par ordre de grandeur, venait le dogme des localisations cérébrales (notamment de celle du langage) dont on a pu dire qu’il faisait partie de l’idéologie républicaine. Puis, s’avançait, en grande pompe, comme dans les féeries du Châtelet, le dogme de la grande hystérie, avec ses phases I, II, III de la léthargie, de la catalepsie et de la suggestion hypnotique et somnambulique. L’année 1892, et celle qui suivit, marquèrent le triomphe des doctrines pastoriennes sur l’origine microbienne des maladies, accompagnées d’une nuée de sérums et vaccinations. Causés par des infiniment petits que dégageaient et isolaient la technique de laboratoire et le microscope, la plupart des maux humains allaient disparaître, à la suite d’injections, dans l’organisme, de préparations appropriées, empruntées au sérum du sang animal, similia similibus. De là naquit la doctrine des anticorps. Je n’indique ici que les grandes lignes de ces découvertes, dont chacune donna lieu à un monceau de thèses, de notes, de gloses, de polémiques scientifiques, de communications académiques. Les quinze dernières années du XIXe siècle, et les dix premières du XXe, appartiennent, sans conteste, à la gloire de Pasteur et de ses élèves, imités et copiés dans le monde entier. La bactériologie et la sérothérapie devinrent deux véritables religions.

Il n’entre nullement dans ma pensée de diminuer ici le talent ou le génie d’un Claude Bernard, d’un Darwin, d’un Charcot, d’un Pasteur. Ce sont de très grands savants, qui ont imaginé, pour la constatation des phénomènes botaniques, zoologiques, physiologiques, cliniques, pathologiques, des lois ou cadres, très ingénieux et commodes, très simples aussi et même des théories curieuses d’une séduction rudimentaire, mais puissante. Leur vogue a été parfaitement justifiée. Seulement, l’erreur a été de croire que les solutions, apportées par eux aux problèmes qu’ils poursuivaient, étaient définitives et ne varietur, qu’ils travaillaient dans l’absolu. La science est en effet, du haut en bas, le domaine du relatif, d’un relatif infiniment plus éphémère que le relatif littéraire, ou artistique, ou philosophique. Le laboratoire n’est pas une chapelle. C’est un atelier de points de vue. Certains de ces points de vue sont des relais, qui permettent de passer à des spéculations latérales différentes, ou plus complexes. D’autres sont des culs-de-sac, impasses, des attrappe-nigauds. Œuvre de l’homme, la Science participe de l’homme, de ses entêtements, de ses aveuglements, de son orgueil, de ses limites, qui ne sont pas sans cesse reculées, comme le croient les derniers évolutionnistes. La Science est donc en éboulement et en relèvement perpétuels. C’est d’ailleurs pourquoi elle ne saurait être mise à la base de l’instruction, de l’éducation, ni de la morale. Attendu qu’elle meuble l’esprit, mais ne le forme pas. On peut être un puits de science, un Pic de la Mirandole du temps actuel, et un homme dénué de bon sens courant. J’ai connu de tels métis de la semi-loufoquerie et de la culture intensive. La Science ne développe guère le jugement. En revanche, elle développe l’amour-propre, qui est un second aveuglement ajouté à celui inhérent à l’homme. L’accord, chez un même individu, de la science et de l’humilité est infiniment rare. Je ne l’ai guère rencontré, pour ma part, que chez le professeur Potain, qui souriait doucement du progrès indéfini. On dit qu’il existait aussi chez Pasteur. Mais on sent néanmoins que la contradiction scientifique faisait faire de la bile à Pasteur, l’irritait. Au lieu qu’elle divertissait plutôt le professeur Potain, comme toute manifestation sincère de l’humain, dont il raffolait.

Examinons d’abord l’Évolution. Je ne puis écrire ce mot sans me représenter la vénération dont il a rempli le temps de ma jeunesse, mes contemporains, la Faculté, les professeurs en rouge, en jaune et en bleu, les académiciens, toute la boutique, comme disait un huissier irrespectueux de l’École de Médecine, à l’époque de mes études. Quand on avait dit Évolution, on avait tout dit. La pensée, développée plus tard par René Quinton (cet esprit puissant et original) d’axes permanents et fixes, au milieu des lignes et tourbillons du changement, fût apparue alors comme un blasphème scientifique, si quelqu’un eût osé la formuler. De la biologie, le principe d’évolution, et de sélectionnements ou perfectionnements évolutifs, avait gagné les régions littéraires et méditatives. Brunetière, critique d’une haute fantaisie, et auteur plaisant qui s’ignorait, mettait de l’évolution, comme d’autres mettent du sel ou de la moutarde, dans tout. Il assimilait les auteurs à des polypiers, les genres romanesques et dramatiques, qu’il classait puis déclassait arbitrairement, à des coraux. On ne lit plus ses pesants bouquins, depuis qu’il a quitté ce monde et évolué vers d’autres planètes (système Charles Richet) et l’on a tort. Leur ni-queue-ni-tête est salubre et récréatif. Quand le ciel est gris et la politique maussade, quand j’ai un enfant malade et que la mère et moi attendons impatiemment le docteur, je prends un bouquin de Brunetière et je m’applique un rien d’Évolution. Aussitôt je revois, couchées dans leur tombe prématurée, toutes les remarques hypothétiques d’Herbert Spencer, qui avait découvert la déesse de son côté, tandis que le bon Darwin la poursuivait dans les orchidées, les plantes grimpantes, les pelages et les vers de terre. L’univers évolutif était facile à apprendre. C’est dommage qu’il n’ait correspondu à aucune réalité profonde ; et le transformisme pas davantage. Il semble aujourd’hui que le véritable inventeur du système, j’ai nommé Lamarck, ait eu une notion plus claire de ses limites, sinon de sa fragilité, que ses illustres imitateurs et successeurs anglo-saxons. Mais chose étonnante, en dépit de tous les efforts faits pour réparer l’injustice, Lamarck, précurseur de Darwin, a toujours été tenu à l’écart, en parent pauvre, du triomphe, hélas éphémère, du transformisme. On ne l’a invité, ici et là, à la noce que pour le mettre au bout de la table. La raison en est que Lamarck n’ayant pas écrit la Descendance de l’homme, n’était pas utilisable, par l’anticléricalisme à la mode en 1875, de la même manière que Darwin. Ce qui a fait, chez nous, la vogue de Darwin, c’est la simiesquification de l’homme, si j’ose employer ce néologisme. La théorie, aujourd’hui reconnue grotesque, d’après laquelle nous descendrions du singe, a enchanté les innombrables ennemis que Dieu comptait en France, à l’époque précitée, et qui ont fait encore des petits, jusqu’en 1914. L’analogie, prise pour la cause, est, en science, une erreur courante. Elle se donna libre carrière avec les laissés pour compte du transformisme.

Il est arrivé à Darwin cette double catastrophe, d’abord d’avoir dans Spencer un émule de seconde zone, un succédané prétentieux, extensif et vide, ensuite d’avoir, dans Haeckel, l’outrance et la caricature germaniques de ses très intéressantes constatations. Cet imaginatif scrupuleux a pâti du médiocre logicien qu’était Spencer et du maboul effervescent que fut Haeckel. Il commença par protester faiblement contre l’abus qu’on faisait de ses travaux et les hypothèses hasardées ; puis, étant modeste, il se tut, laissant se déchaîner la sarabande. Chez nous, il fit, pendant quarante ans, partie du régime gras du vendredi saint. Comment n’appellerait-on pas stupide un tel abus de l’aimable roman scientifique, que l’auteur de l’Origine des Espèces a édifié sur ses sagaces et lentes observations, et qui emplit soixante années de ses répercussions inattendues, à travers l’échafaudage branlant d’Auguste Comte. L’alliage du transformisme dogmatisé et du positivisme mal compris est un des monstres les plus réjouissants de l’entre-deux guerres, qui va de 1870 à 1914. Nous lui devons, en politique, l’essentiel du programme radical. Car on sait que Spencer a échafaudé de réjouissants principes politiques, correspondant à ses principes de biologie et de sociologie, aussi vains les uns que les autres.

L’axiome fondamental de l’évolutionnisme ou transformisme, c’est qu’il n’y a ni saut ni hiatus, dans la nature, conséquemment point de miracle, ce dernier terme étant compris dans son sens le plus étendu de phénomène soudain, inattendu, échappant aux lois ordinaires. C’est la condition première du roman, qui part des gelées marines, du Bahhybius Haeckeli, pour aboutir à l’homme, par une lente modification des cellules et des tissus, sous l’influence double d’une certaine force de propulsion interne (sur laquelle on n’insiste pas) et d’agents extérieurs, complaisamment énumérés. Cette chaîne des espèces (philogénie) se reproduit, avec des abréviations considérables, dans le développement de l’individu (ontogénie). Ainsi conçu, le monde vivant est en augment et progrès perpétuel, les formes inférieures subsistant seulement comme témoins de ces modifications successives, avec disparition néanmoins de certains types transitoires, et par malheur les plus importants. Pendant soixante ans on a cherché l’intermédiaire obligatoire entre l’homme et le singe, l’anneau manquant ; on a assuré qu’on l’avait trouvé : on a démenti cette nouvelle mirobolante. Aujourd’hui, on commence à se rendre compte que l’énigme de l’origine des espèces, et, notamment, de l’espèce humaine, est toujours là, aussi complexe et troublante qu’avant Darwin et Lamarck, et que des analogies tout extérieures, anatomiques ou autres, ne sont pas des réponses définitives. Il est même curieux de voir à quel point les ressemblances, anatomiques et physiologiques, éclairent peu le mystère de la spécialisation et de l’individualisation de la vie. Celle-ci garde toujours son caractère explosif, son aspect de feu d’artifice, de déflagration de fonctions et d’organes de types déjà connus, manifestement héréditaires, mais autrement agencés. On remarque toujours en elle un variable qui paraît transmissible, et un invariable qui ne le paraît pas. Ce qui laisse supposer que nous sommes à la fois soumis à beaucoup de forces latentes, agissantes et ignorées de nous ; et, en même temps, libérés de ces forces, dans certaines circonstances, également inconnues ; et que cette oscillation de l’individuel au spécifique, et de la détermination à l’échappement, obéit elle-même à une sorte de rythme supérieur, et ainsi de suite. Le transformisme, qui a régné pendant soixante ans dans les sciences biologiques, n’est ainsi qu’un aspect local, le plus humble de tous, du problème de la vie et qu’une réponse à la question par la question.

On nous objecte qu’il a eu son utilité, que ce n’est qu’un semblant de clé, mais qu’il a entr’ouvert, minimement il est vrai, la porte et suscité, en tout cas, l’esprit de recherche. Nous pensons, nous, qu’il a embrouillé la serrure. Les savants, imbus de l’évolutionnisme, ont un mal terrible à s’en débarrasser, et deviennent pareils à des enfants, qui ne peuvent marcher sans leur petit chariot. Arrêtés, à chaque instant, par le désaccord d’une doctrine périmée et des faits, ils demeurent en place, entêtés et chancelants, cherchant une compromission impossible. On ne peut pas dire que le transformisme ait fait avancer d’un pas la conception de la vie. Il l’a rapetissée à la mesure de ce jeu « le puzzle », où l’on cherche à reformer des figures, en ajustant les rentrants et sortants préétablis de découpages artificiels, et diversement colorés, de planchettes de bois. Haeckel est la boule du jardin, déformante et caricaturale, où se reflètent les erreurs et tares originelles du transformisme et du darwinisme. On peut dire de ceux-ci qu’ils sont, sur le plan raisonnable de l’imagination, des systèmes primaires, et correspondant précisément à cet affaissement des élites, que nous avons signalé comme un attribut du XIXe siècle. Claude Bernard en a trahi le mécanisme mental, quand il a préconisé, comme moyen de recherche, une idée préconçue quelconque, dans laquelle on essaye de faire entrer la réalité, quitte à modifier cette idée, si elle ne cadre pas avec ce réel. Les procédés préconisés par Descartes, dans le Discours de la Méthode, bien qu’ils ne soient pas le dernier mot de l’ingéniosité mentale, paraissent néanmoins plus sûrs. Mais, à leur tour, le transformisme et le darwinisme n’auraient pas trouvé semblable audition à une époque de culture profonde, à une époque d’élites constituées, non désorbitées par les révolutions politiques. Il y aurait eu d’autres résistances. D’autres, avant Quinton, eussent fait valoir, en face de l’impulsion évolutive, d’autres forces biologiques, comme celles de constance, de permanence et de fixité. Le simple bon sens l’indique ; car l’univers, sans elles, ne serait qu’un perpétuel et inconcevable éboulement d’atomes et de poussières.

Mais il y a encore l’Involution (ce grand ressort des phénomènes embryologiques) qui, prenant en quelque sorte le contrepied de l’Évolution, et prélevant de l’immuable sur le mobile, agit à travers les espèces. Un équilibre supérieur, commun à la nature inanimée et à la nature animée, met ainsi en opposition le transitoire et le durable, le torrent et son lit, les états et les formes, et la substance innommée qui traverse ces états et ces formes. Lorsque cet équilibre est rompu (par une de ces causes insolites et ignorées, qui sont aux causes connues de nous ce que les étoiles filantes sont aux astres fixes), il tend à se rétablir par une série d’oscillations, dont on constate encore la trace en biologie, à côté de l’Évolution et de l’Involution. De sorte que nous entrevoyons des superlois, derrière une infinité de lois, parmi lesquelles l’évolution n’est qu’une étoile de faible grandeur, au milieu de cette voie lactée. Or, encore une fois, ce ciron a empli et occupé soixante années et masqué l’univers à une foule de chercheurs. Si ce n’est là de la stupidité, qu’est-ce qu’il vous faut !

Chose étrange, j’ai pu me convaincre souvent, en interrogeant des savants connus, et en pleine vogue de l’évolutionnisme, qu’ils n’avaient pas en lui une confiance illimitée. Mais ils n’osaient en convenir publiquement, retenus qu’ils étaient par le fétichisme ambiant et la crainte de nuire à leur carrière. Puis il est arrivé ce qui devait arriver : l’évolutionnisme de Darwin et la sélection sexuelle ont amené les doctrinaires du transformisme à n’admettre plus, comme levier biologique, que l’impulsion sexuelle. Les étonnantes absurdités de Freud, dont la vogue est déjà commencée en France, à l’époque où j’écris, sont ainsi la dérivation naturelle, et comme la pourriture, des explications transformistes appliquées à l’espèce humaine. Nul ne conteste l’importance considérable des phénomènes sexuels dans l’espèce humaine et dans l’individu. Mais soumettre la personne humaine à l’exclusive tyrannie de l’instinct génésique, alors que sa raison lutte sans trêve contre cet instinct, est une erreur à tous points de vue déplorable et qui rejoint le décevant fatalisme d’avant 1914. À quoi aura servi la destruction expérimentale et rationnelle du darwinisme, si, sur ses débris, s’instaure le sexualisme universel ?

Commencé dans les sciences biologiques, où le darwinisme avait son réduit, le mouvement de reflux s’est propagé avec rapidité à tous les autres domaines, notamment à celui de la psychologie dite expérimentale, où l’on parlait déjà de peser la pensée et de mesurer les émotions ! Car l’Évolution, c’est-à-dire le cheminement, de la matière vers l’esprit et des minéraux vers les végétaux, puis vers les animaux, puis vers l’homme apparaissait, comme un truisme, aux environs de 1890-1900. Il paraissait légitime d’assimiler l’esprit à une espèce de phosphorescence, justiciable de la balance et des réactifs. À partir de là on pouvait s’établir psychologue, comme on s’établit pharmacien ; et nous avons connu, et il existe peut-être encore, à la Sorbonne même, des laboratoires de psychologie ! Leur ridicule est devenu patent, ce qui est déjà quelque chose. À son tour, l’économie politique a renoncé à la doctrine de l’Évolution, qui n’avait amené dans ses constatations que d’extraordinaires sophismes. Par contre, dans certains milieux politiques, notamment révolutionnaires, le transformisme est demeuré un dogme, ce qui n’a rien d’extraordinaire, étant donné l’ignorance des centres dits intellectuels où se recrutent les docteurs selon Karl Marx, Bakounine et Stirner. Ces pauvres gens (je veux dire les démocrates révolutionnaires), se croyant des esprits très avancés, se réclament ainsi d’une thèse désuète, périmée, aujourd’hui abandonnée par tout homme qui réfléchit et que n’ont point réussi à rajeunir les rêveries biologico-paraphysiques d’un Bergson. On rencontre ainsi, dans les îles de la Sonde, des sauvages encore adonnés à l’idolâtrie d’un fétiche abandonné et devenu incompréhensible, dont on ne sait plus s’il représente un phallus, ou une gourde, ou une borne de champ. J’ai été quelquefois charmé (dans les réunions publiques) d’entendre un bolcheviste, instruit et disert, m’exposer un lambeau de Darwin ou d’Haeckel, adapté à sa sanglante chimère, et qui me rappelait ma jeunesse, et les bâtiments de botanique et zoologie expérimentales de la Faculté de médecine, alors installés derrière le Panthéon, rue Vauquelin. La pensée que l’on remuait encore les masses avec ces antiques balivernes m’enchantait.

La réaction antitransformiste n’a pas encore donné le savant décisif, auquel elle a droit. Mais nous l’attendons de confiance. Il ne peut ne pas survenir ; et contrairement à l’usage, les obstacles, même académiques, auxquels il se heurtera seront faibles. La porte est largement enfoncée. Une lassitude et un dégoût général environnent aujourd’hui les thèses évolutionnistes et leurs explications de musées de cire. L’ontogénie ne paraît plus tant que cela être la reproduction de la philogénie. La barrière, qui séparait les espèces avant Darwin, semble s’être consolidée et renforcée. Les derniers entêtés simiomanes se demandent si le singe ne serait pas un humain dégénéré : et rien n’empêcherait en effet de prendre la fameuse chaîne à rebrousse mailles et de considérer le ver de terre comme la suprême dégradation de l’homme, descendu lentement, et sans saltus, à travers les oiseaux, les insectes et les mollusques, et ayant perdu ses jambes, ses pieds, ses bras, ses mains, ainsi que la différenciation de sa boîte crânienne, dans la lutte pour la vie, struggle for life, à l’envers. Cette hypothèse n° 2 n’est pas plus invraisemblable ni débile que la n° 1, sur laquelle elle a l’avantage de la logique. Il est plus aisé, en effet, d’imaginer une perte d’organes en série et un affaiblissement consécutif des fonctions qu’un augment continu d’organes, avec une complexité croissante de fonctions. La création en plus de quelque chose, à chaque passage, est plus difficile à supposer que la perte de quelque chose à chaque degré correspondant.

Le grand principe de la lutte pour la vie lui-même (admis sans contestation au Stupide, ou avec des contestations si sottes et inopérantes qu’il en sortit renforcé) demanderait à être examiné de près. Darwin avait l’imagination solide, assez courte et dramatique. Le monde lui apparaissait sous les espèces du conflit et de la concurrence. Mais il y a aussi les associations, les accords, l’inertie et le renoncement à toute lutte, par la soumission et la fuite, qui d’après la thèse, feraient de la sélection à rebours. Ce côté de la question fut masqué par le fameux « struggle ». Des animaux très faibles ont survécu à des animaux très forts, soit que ceux-ci aient abusé de leurs forces pour courir trop de risques, soit que l’inoffensif ait plus de chances de durée que l’offensif. C’est ainsi que le simple passant, timide et désarmé, a plus de chances de circuler sans encombre que le sergent de ville armé et qui, d’après le struggle for life, devrait cependant l’absorber et le remplacer en dix années. Le papa Darwin semble avoir en outre (d’après sa correspondance elle-même) ce don mystérieux de persuasion ou, selon Babinski, de pithiatisme, dont on note aujourd’hui les saisissants effets. Il faisait aisément croire aux Polonius de son temps (académiciens, naturalistes, simples lecteurs) que le nuage était un chameau, une belette, ou réciproquement. Comme il arrive, en ces cas singuliers, les persuadés du darwinisme sont demeurés tels pendant une vingtaine d’années après la mort du maître, jusqu’à l’extinction du rayon persuasif, jusqu’à la montée vers la science d’une nouvelle génération, plus sceptique.

Nous avons souligné l’association amusante qui s’est établie entre la prétendue loi du transformisme et l’idée de progrès continu, dont se prévalent les révolutionnaires. On ne voit nullement pourquoi les transformations dues à la lutte pour la vie et à la sélection sexuelle présenteraient toujours, un avantage sur l’état antérieur. Les évolutions dommageables, régressives ou non, ne sont pas rares dans le monde animé : et, du reste, le critérium du progrès n’existe pas. Pour les primaires, le progrès c’est l’émancipation ; alors que le plus souvent, l’émancipation augmente les chances de destruction de l’organisme, social ou individuel, qui s’émancipe. Pour d’autres, le progrès c’est la complexité, par laquelle les corps deviennent plus fragiles et plus vulnérables, donc moins durables. La prolongation de la vie humaine pourrait être le critérium d’un progrès ; mais il est reconnu que l’industrialisme raccourcit le temps de la vie humaine. En examinant les choses d’un peu près, on s’aperçoit que l’idée de progrès n’est qu’un déplacement extensif de l’amour-propre et de l’infatuation, une forme de chronocentrisme. Celui qui croit à cette creuse idole, admet bien que l’avenir sera encore plus beau que le présent, mais c’est surtout la supériorité illusoire du présent sur le passé, dans tous les domaines, qui fait le fond du culte et la délectation du catéchumène. Comparons, par exemple, l’état agricole à l’état industriel, celui-ci étant censé représenter un progrès sur celui-là. L’agriculture postule la paix. L’état industriel va à la guerre, par une sorte de sombre nécessité, car il abonde en machines destructrices, en moyens de transport et en transformations de forces rapides ; machines, moyens et forces que l’homme emploie aussitôt à ce qui lui est le plus cher, et qui est la domination. L’agriculture, adaptée aux sciences, fait la noblesse du paysage. L’industrie souille et détruit le paysage, par ses établissements d’une laideur épouvantable, quoiqu’on ait comiquement soutenu le contraire, au temps du naturalisme. De 1880 à 1900, l’esthétique du tuyau de cheminée d’usine, du marteau-pilon et de la tour Eiffel a été défendue par une légion de verbeux crétins. Sans doute, l’industrie est nécessité, mais ce n’est pas une nécessité aimable ; et le servage mental et corporel, auquel elle astreint l’homme et la femme, dans la société actuelle, est le tragique problème des temps modernes. Je ne pense point que ce tragique soit compensé par le téléphone, le phonographe, le cinéma, ni même la télégraphie sans fil.

Habitant pendant les vacances, une des plus nobles régions de la noble Touraine, près d’une petite ville où l’industrie s’installe, j’ai maintes fois, au cours de mes promenades, médité sur le contraste saisissant des laboureurs et des vignerons, dans leurs champs dorés et rouges, à l’aube heureuse, et des ouvriers allant tristement rejoindre leurs sombres et sinistres bâtisses. Le paysan tourangeau, vivant en famille, boit son vin clair et pétillant, trempe le miot et raconte en excellent style (venu de Rabelais et de plus loin) des histoires salées et poivrées. L’ouvrier d’usine tourangelle, sans tradition comme sans syntaxe, boit un alcool de feu falsifié, vit loin des siens et rage contre une société dans laquelle il ne voit (et qui ne l’en excuserait ?) qu’une marâtre. Le disparate de ces destinées, appuyées, l’une sur la tradition, l’autre sur le prétendu progrès, donne tristement à réfléchir. De même, il est comique de songer que les colonisateurs prétendent apporter le progrès à des populations raffinées, comme celles de l’Indo-Chine par exemple, où les usages de politesse sont infiniment supérieurs à ceux de l’Occident, où tant de très vieilles civilisations sont superposées et fondues, à la façon des strates de laque polie. Pendant que certaines choses s’améliorent, d’autres empirent. Les facilités extrêmes de la vie matérielle rendent l’homme inerte ou paresseux et amoindrissent en lui le sens de l’effort, condition essentielle de ce contentement un peu stable, que le vulgaire appelle le bonheur. Prenons un métier déterminé, l’hôtellerie, par exemple. Il est convenu (et tous les clubs touristiques du monde l’affirment) que les « hôtels modernes », les palaces, avec leurs salons luisants (et hideux) et leurs waterclosets et cabinets de toilette perfectionnés, sont très supérieurs aux auberges d’autrefois, du bon vieux temps. Tel n’est point mon avis, et l’on en reviendra. L’avantage assez bref de cabinets avec chasse d’eau et siège hyperciré, de cuvettes de porcelaine à bascule et de la circulation d’eau chaude (d’ailleurs souvent bouchée) est amplement compensé par l’infamie de la cuisine dite « européenne » et de ses sauces toutes préparées, de ses vins fabriqués et nocifs. La cuisine électrique est une atrocité, par rapport à la cuisine au gaz, elle-même fort inférieure à la cuisine à la broche, sur le feu de sarments.

En somme (et sans y insister davantage, le thème étant rebattu) il y a, ici et là, des progrès, ici et là des régressions, ici et là des statu quo, mais il n’y a pas le Progrès, avec un grand P, pas plus qu’il n’y a l’Évolution (avec un grand E). Le XIXe siècle a eu la manie des majuscules, sous lesquelles se cache, en général, le minimum de réalité et de substance.

Dans le domaine de la vie intérieure (si négligé depuis l’effacement de la philosophie scolastique et son remplacement par la pseudo-métaphysique de la Réforme) le dogme de l’évolution et du transformisme, avant d’aboutir aux insanités de la psychanalyse, n’a donné lieu qu’à des pauvretés. Le XIXe siècle a vécu sur le « tarte à la crème » de l’association des idées qui, lui aussi, explique tout par la série longitudinale et en faisant de la pensée une sorte de taenia, de direction uniforme, où l’anneau succède à l’anneau. L’introspection, complètement délaissée (alors qu’elle est l’unique instrument de l’examen psychologique) fut abandonnée aux moralistes et aux romanciers ; cependant que les cliniciens étudiaient grosso modo, en compagnie des aliénistes, les altérations d’une imagination dont on n’examinait point le fonctionnement normal. Il fut admis que, de la naissance à l’âge adulte, l’esprit de l’homme évoluait en progressant et progressait en évoluant, que le jeune enfant était une sorte de demi-fou, ce qui est exactement le contraire de la réalité, et que la chute du désir coïncidait avec le dépérissement de l’intelligence. L’époque 1860-1900, qui se prétendit observatrice et expérimentale, fut ainsi, au point de vue psychique, celle où l’on observa le moins et où l’expérience intérieure fut la plus misérable. Ce fut une des conséquences du matérialisme à la mode, épicurien comme à la Faculté de Médecine, ou stoïcien, comme chez Jules Soury.

En biologie enfin, la confusion transformiste amena à négliger ces descriptions, exactes et savantes, qui avaient été la gloire de l’école du Jardin des Plantes, des Cuvier, des Geoffroy Saint-Hilaire, des Quatrefages. Le dessin zoologique, botanique perdit son trait et fut remplacé par le badigeon. Les outrecuidantes généralités sont mères de sottes inductions. Elles foisonnent dans les thèses d’histoire naturelle, qui se succèdent jusqu’en 1914, et où se remarque la préoccupation d’introduire le doute, légitime et nécessaire dans la doctrine officielle du transformisme, sans cependant ruiner celle-ci définitivement. Car le premier Empire a caporalisé les Facultés et les Sciences et gravement amoindri, sinon tué, le goût des recherches originales, hors des sentiers battus.

Des sciences nouvelles surgissent, il est vrai ; l’histologie (application du microscope aux tissus normaux et pathologiques), l’embryologie, la paléontologie, etc… cela doit être porté à la colonne des profits du XIXe siècle, qui ne saurait évidemment se composer que de pertes. Mais, au lieu que ces sciences naissantes orientent et corrigent les généralisations hâtives, ce sont celles-ci, qui, dès le berceau, les encombrent et les faussent dans leurs résultats. Des chercheurs comme Ranvier, Mathias Duval, Déjerine, par exemple (je ne parle que de ceux que j’ai connus) se sont vus embringués, retardés, mis sous le boisseau, parce qu’ils n’acceptaient pas les yeux fermés, les bourdes pseudophilosophiques qu’on jetait, comme des housses, comme des passe-partout grisâtres, sur leurs essais d’abord, puis sur l’ensemble de leurs travaux. Ranvier, grand esprit à la fois distrait et modeste, en avait conçu une sorte de misanthropie. Je l’ai entendu un soir, dans ma jeunesse et sa vieillesse, chez Charcot, marquer, en quelques traits durs et sûrs, à propos précisément de l’Évolution, son scepticisme total. Rangés autour de lui, dans une attitude déférente, des professeurs de Faculté, ses collègues, semblaient l’écouter avec stupeur. Il comparait le dogme, alors universellement vénéré, à une mode, comme la crinoline, mais qui tourneboulait les esprits.

Je pense, à propos de l’Évolution et du Progrès, l’un portant l’autre, comme l’aveugle et le paralytique, que le XIXe siècle pourrait être appelé aussi le siècle du perroquet. Jamais, au cours des temps modernes, le psittacisme ne s’est donné plus librement carrière que de la Révolution à nos jours. Chateaubriand parle quelque part, des cacatoès hypercentenaires de l’Amérique du Sud, qui ont encore, dans le bec, des mots de la langue perdue des Incas. Peut-être, dans l’avenir, entendra-t-on des oiseaux verts et bleus crier sur les cimes des arbres, sans y attacher d’importance, ces termes vides de sens : « … Droits de l’homme… Dnrroidlom… E…vlution… Prrrogrès… Prrogrrrès… » Des savants discuteront en keksekça là dessus, sans se douter que ces flatus vocis auront perturbé des cervelles humaines par centaines de milliers, empli des bibliothèques devenues poussière, et ajouté quelques nouveaux motifs à la rage séculaire de s’entretuer, qui tient les infortunés humains.

Seulement, alors que le perroquet ne répète que des lambeaux de phrase, avec sa frivolité rapide et nasillarde, nos perroquets à bonnets carrés, à toges ou habits académiques et mondains, ont répété les vingt-deux formules, qui sont rappelées à l’introduction du présent ouvrage. Ces vingt-deux-là et quelques autres, plus compliquées, tout aussi creuses. Quatre générations se les sont transmises, ces formules, avec une discipline et une soumission, un renoncement à la réflexion personnelle, qui n’ont peut-être jamais été égalés. Des Français de 1789 à ceux de 1848, de ceux de 1848 à ceux de 1871, de ceux de 1870 à ceux de 1900 et de ceux de 1900 à ceux de 1914, le stupide formulaire à rebours du sens commun n’a pas varié. Il est demeuré immuable au milieu des révolutions, des massacres, des incendies, des tourmentes de tous genres, légué par les pères aux enfants dans le même moule et les mêmes inflexions, à la façon d’un mot d’ordre, ou d’un mot de passe. Une étrange discipline de l’absurdité, sous-jaçente aux déclarations et proclamations émancipatrices et de prétendu libre examen, a mis dans les bouches de nos bisaïeux, de nos arrière-grands-pères, de nos grands-pères, de nos pères et de nous-mêmes (je veux dire de ceux de notre bateau) ces insanités stéréotypées, qui se sont traduites en lois et en mœurs, et nous ont menés là où nous en sommes, en ce bel an 1922 où j’écris : au ras de l’abîme.

« Celui qui n’évolue pas est un fossile… Il faut évoluer… On me reproche d’avoir changé, messieurs, pas du tout, j’ai évolué, je me suis adapté… L’évolution nous apprend que le passé ne ressuscite jamais… La loi du progrès exige de nous que… Le mouvement qui emporte le monde vers l’évolution démocratique… Cette guerre du Droit et du Progrès, où les démocraties ont vaincu… Celui qui ne marche pas avec le progrès est un cadavre ambulant… En avant donc, messieurs, au delà des tombeaux, vers le ce progrès indéfini… La grande loi de la nature, telle que nous l’enseignèrent Lamarck et Darwin, le transformisme, est aussi la loi du progrès. » N’entendez-vous pas tous ces perroquets, dans leurs chaires, à leurs tribunes, sur les tréteaux de la foire et du théâtre, répéter ces bourdes, en agitant leurs ailes, et faisant tinter les chaînes de leurs perchoirs !

Depuis qu’il y a des hommes, et qui raisonnent, le changement est apparu comme une des conditions de la vie en général et de la vie humaine en particulier. Mais pourquoi ce changement serait-il uniformément progressif et bon ? Pourquoi serait-il toujours souhaitable ? Une des caractéristiques de la nature humaine, c’est son effort de stabilisation et de résistance à l’écroulement perpétuel de la nature tout court. Du point de vue du sens commun (qui est celui que le XIXe siècle a toujours le plus dédaigné et rabaissé) il est bien clair que, si l’homme descendait d’une espèce aussi répandue que le singe, des témoignages, des spécimens du passage du singe à l’homme, des intermédiaires nombreux existeraient dans diverses contrées du globe. Pourquoi et comment auraient-ils précisément disparu ? A priori, le schéma dressé par Darwin et ses successeurs n’est qu’un schéma, c’est-à-dire une supposition linéaire, et prétendue commode, en présence de l’infinie complexité des formes et des ressources de la vie. Enfin, quiconque réfléchit est frappé de la pauvreté de conception de la sélection sexuelle et de la lutte pour la vie, comme agents principaux du prétendu transformisme. Ce ne sont là que deux procédés, entre les très nombreux procédés de la nature (connus et supposés) pour amener, soit une transformation, soit une stabilisation des êtres vivants. Non seulement le passage de l’inanimé à l’animé, l’origine matérielle de l’animé, demeurent environnés d’un mystère total, mais encore les plis de passage, si passage il y eut, d’une catégorie de l’animé à l’autre sont complètement ignorés de nous. Que reste-t-il, dans ces conditions, de l’explication évolutive, quant à l’échelle des êtres et quant à son aboutissement présumé, l’homme, si ce n’est une immense infatuation, généralisée à toute une époque ?

À quoi tenait cette infatuation ?

À l’absence d’une métaphysique véritable, qui eût permis, en quelque sorte, de faire le pont entre la théologie et la science, à son remplacement par l’embrouillamini initial et kantien (lui-même fils de la Réforme) entre la chambre métaphysique de l’esprit et sa serrure.

Enfin l’erreur ou l’infatuation évolutionniste, a donné à nos contemporains, pendant une cinquantaine d’années (L’Origine des Espèces est de 1859) l’illusion d’une métaphysique portative, d’une explication générale de l’univers inanimé et animé. Cette illusion convenait à la débilité mentale de l’époque. Mais, si tel est le déchet de ce que l’on pourrait appeler le réduit central, biologique et philosophique, du transformisme, on imagine ce que doit être celui de ses ramifications dans les diverses sciences et dans la critique. Avant d’écrire ces lignes, j’ai commencé par relire les œuvres et la correspondance de Darwin. Excellentes dans la constatation, ces pages célèbres, et qui eurent tant d’influence, deviennent moins bonnes et arbitraires dans l’induction, et tout à fait médiocres dans l’hypothèse ; car bien que l’auteur s’en défende, il verse assez souvent dans l’hypothèse. Hypotheses fingit. Il est entraîné hors de ses limites, un peu comme Claude Bernard, par une sorte de présomption intellectuelle, qui est spéciale au temps dont nous parlons. Il semble que l’outrecuidance littéraire et politique ait déteint sur les milieux scientifiques, et leur donne une hâte à conclure qui n’existait point précédemment.

Au reste, il est très faux que les savants (tout au moins ceux des sciences touchant à la vie) puissent échapper complètement à la subtile ambiance de leur âge. Il y a un air moral, comme un air physique, composé de besoin d’originalité et de besoin d’imitation, diversement dosés suivant les générations. Cet air pénètre partout jusque dans les laboratoires les plus secrets, les templa serena et les tours d’ivoire. Nul n’y échappe et ceux qui prétendent s’y soustraire en sont quelquefois les plus profondément imprégnés. Je n’ai, pour ma part, jamais connu de savant, si spécialisé fût-il, qui n’eût son coin de prétention encyclopédique. L’homme rêve toujours, même éveillé, et son rêve a la couleur de son milieu. Par contre, j’ai connu beaucoup de savants, chez qui la passion politique et antireligieuse était vive et avouée. Ils foisonnaient au temps de mes études. Le type n’en est certainement pas perdu.

Ce qui reste du transformisme et de ses prétendues lois est déjà bien faible. Qu’en subsistera-t-il dans dix ans ? Autant que du déterminisme peut-être, c’est-à-dire un souvenir historique.

La notion de l’hérédité, de la transmission congénitale a paru, de son côté, faire un bond vers le milieu du XIXe siècle et elle se retrouve dans tous les travaux biologiques, médicaux, psychologiques notamment, qui vont de 1860 à 1914. Dans les deux volumes (L’Hérédo, le Monde des Images) que j’ai consacrés au rôle de l’hérédité dans l’homme, l’esprit humain et l’imagination créatrice, j’ai négligé volontairement la courbe historique du problème que j’agitais et qui se présente maintenant tout autrement qu’à ses origines. L’hérédité m’apparaît aujourd’hui, après trente ans de réflexion, d’observation sur l’homme, et de lectures, comme un attribut, constant et permanent, de la vie, comme la principale force qui meut les êtres animés, et comme la génératrice de cette grande mémoire congénitale, dont la mémoire individuelle n’est qu’une subdivision. On pourrait dire, sans trop d’hyperbole, que l’hérédité c’est la mémoire. Elle est associée à la trame de l’être et souvent en lutte avec ce qui constitue sa personne, avec ce que j’ai appelé son soi.

Or, pendant tout le XIXe siècle, deux points (qui semblent aujourd’hui capitaux) ont été méconnus ou passés sous silence, dans l’étude de la transmission des caractères héréditaires : la partie non héritée de la personnalité, qui fait que celle-ci diffère essentiellement de ses ascendants ; le rôle de la reviviscence mentale héréditaire dans la faculté appelée imagination, et dans l’accord ou la lutte de celle-ci avec la raison. Ce sujet, si grave et important, se trouvait ainsi tronqué et diminué, et l’hérédité en était presque réduite au point de vue extérieur en quelque sorte, botanique, zoologique ou pathologique. C’est ainsi que Darwin, Galton et leurs émules et successeurs n’ont fait, à mon avis, que l’effleurer. On voit les conséquences : l’éducation exige une rectification constante des principes héréditaires défectueux. La volonté peut modifier les phénomènes héréditaires, en agissant sur les images intérieures. Enfin la liberté humaine est capable de surmonter, au prix d’un effort constant, ce qu’on a appelé la fatalité héréditaire, ce que j’appelle la mémoire héréditaire. Mais, du même coup, tombe le matérialisme commode, dont on s’est contenté pendant soixante-dix ans et davantage, que nous avons vu requérir l’évolution, que nous verrons requérir les localisations cérébrales et qui marque l’apogée de l’abrutissement dans l’enseignement supérieur de nos Facultés.

Constatons que presque autant de sottises ont été solennellement proférées et professées, quant à l’hérédité, au XIXe siècle, qu’il en a été proféré et professé quant à l’Évolution et au progrès. Les mêmes doctes personnages, qui posaient la loi du progrès continu et indéfini par la science, comme réelle, affirmaient aussi l’inéluctable fatalité héréditaire, sans s’apercevoir de la contradiction : L’homme asservi dans sa lignée, l’humanité libre et indéfiniment ascendante, telle était l’antinomie sur laquelle vécurent les deux générations de 1870 et de 1900. La rigidité de l’univers a comme corollaire la servitude héréditaire de l’espèce humaine, elle-même descendant du singe. Ce n’est que vers la fin du siècle que la philosophie française commence à envisager, timidement, la contingence des lois de la nature, nullement rejointe par la psychologie, la physiologie et la clinique, qui en demeurent au « tel père, tel fils » et à la chaîne congénitale infrangible. À l’époque où je concourais pour l’internat des hôpitaux (1891) et qui marquait l’apogée des insanités triomphantes, issues de la Réforme et de l’Encyclopédie et portées sur les ailes de la politique, le monde animé et la nature humaine, le premier créant le second, étaient ainsi considérés comme une sorte de bagne héréditaire, tendant néanmoins au progrès et au bonheur. On disait : « C’est la forme moderne de la fatalité antique, mais tout cela finira très bien. » Il ne faut pas s’étonner, dans de telles conditions, de la proportion, croissante et formidable, des aliénés de toute sorte, telle que chaque jour on construisait de nouveaux asiles. Ce qui semble extraordinaire, c’est que l’aliénation, avec de telles doctrines en circulation, n’ait pas encore été plus répandue.

En effet, la pression psychosociale, sur les esprits mal défendus ou non défendus par une foi, ou une conviction profonde, est, avec la spirille syphilitique, une des grandes causes des diverses folies, cycliques ou non, actuellement classées. Le délire de la persécution s’alimente de la captivité héréditaire, marotte sombre de nombreux déments. Le délire des grandeurs s’alimente de l’Évolution et du progrès continu. Les psychiatres ont mis sur le compte de l’alcoolisme (lequel a bon dos), ou de la neurasthénie aiguë (terme vide de sens) une multitude de dérangements cérébraux, dont la cause véritable est dans l’ambiance intellectuelle et morale. Ces savants étriqués et ces observateurs de l’immédiat ne tiennent pas compte du vertige général, qui résulte (même chez les demi-ignorants et les primaires) de la contradiction de deux notions fortes et universellement répandues. Je prétends que l’illusion du poids de la chaîne héréditaire est à l’origine de la plupart des mélancolies, que cette illusion, jointe à celle du déterminisme, a jeté un voile sinistre sur l’immense multitude des pensées serviles, depuis une cinquantaine d’années. J’entends par pensées serviles celles qui acceptent, par les journaux, les livres, les conférences, les conversations, des principes directeurs qu’elles n’examinent pas et qu’elles sont incapables, ou peu capables, de critiquer, puis de surmonter.

Le philosophe allemand Nietzsche, qui mourut paralytique général, parle quelque part de ces « papillons fatigués », qui meurent de lassitude mentale, après s’être promenés de thèse en thèse, sans pouvoir rencontrer, une seule fois, la reposante certitude. De tels papillons, égarés ou morts sur place, les vitres des cinquante années dont je parle sont pleines, à travers lesquelles ne filtrait plus — de 1870 à 1914 — aucun soleil réchauffant. Ou alors, c’était, comme le bergsonisme, une lumière artificielle, plus triste que ce bas crépuscule. Amoindrissement et disparition progressifs d’une élite critique. Effondrement de l’esprit de Faculté et de l’Enseignement supérieur. Affaissement des Humanités, qui défendent l’imagination contre les innovations abrutissantes ou déréglées. Maboulisme des thèses scientifiques et philosophiques prédominantes. Doute non corrigé par le doute du doute. Telles étaient les origines de ce vertige, qui peupla et qui continue à peupler les asiles, établissements hydrothérapiques et sanatoria de toute catégorie.

Il y a quelques mois, combinant le plan du présent ouvrage, je me trouvais, par une admirable matinée d’automne, sur la route des Antiques, qui va de Saint-Rémy de Provence aux Baux. L’air était pur comme une âme d’enfant. Le ciel d’un bleu angélique. D’un vieux couvent désaffecté, converti en maison de fous, me parvenait, de temps à autre, un cri aigu et monotone, que je reconnaissais bien, pour en avoir entendu de semblables, jadis, à Sainte-Anne (service du docteur Ball), Bicêtre, La Salpétrjère, etc… Ce cri sans substance des aliénés, comme suspendu au-dessus du vide, est caractéristique. Il remue le cœur, ainsi qu’un deuil immense et latent. Je songeais, en l’écoutant, aux âmes de mes contemporains, et des pères et grands-pères de mes contemporains assiégées par la demi-douzaine d’insanités solennelles, doctrinaires, dogmatiques, que j’analyse et que je constate ici, assaillies et désorbitées, et se réfugiant dans ce cri suprême de l’humain qui se déshumanise. Avec une remarquable lucidité, due sans doute à la transparence de l’atmosphère, et aux lignes des vieux et mystérieux monuments triomphants, posés là par les proconsuls romains, je me disais : « C’est bien cela. Où le religieux priait, dans une cellule visitée par la haute Raison, qui distingue et équilibre l’homme, la folle crie aujourd’hui, la pauvre folle sur qui pèsent, sans qu’elle s’en doute, des années et des années de docile abrutissement par l’ambiance. À force d’affirmer la servitude héréditaire, ces docteurs de néant ont fini par la créer. Déjà nous voyons monter les suicides d’enfants, dernier terme, aboutissement fatal, de la pression psycho-sociale ; car l’enfant est le grand réactif du milieu. » Ainsi songeais-je, et peu à peu, comme dans un cauchemar, le ciel divin se décolorait, et l’heure et le lieu perdaient leur magie, ainsi que pour les malheureux enfermés, les déplorables victimes de leur temps absurde. Je m’arrachai à ma contemplation et retrouvai avec plaisir le Saint-Remy du poète Roumanille, tranquille et blotti dans sa lumière léonardienne, avec ses figues, ses olives, son pain crémeux et son vin clair.

On ne saurait croire à quelle profondeur a diffusé (par la presse quotidienne à un sou), vers la fin du XIXe siècle, la note fausse de l’hérédité tyrannique. Quelques mois avant la guerre, sortant de l’imprimerie de l’Action française, ma femme et moi, vers les minuit, par une belle soirée de printemps, nous rencontrâmes un maigre gamin, qui boitillait, chargé de journaux : « Tu vas vendre ça à cette heure-ci ? — Non, j’ai fini, je rentre chez nous. — Quel âge as-tu ? — Neuf ans. — As-tu mal à la jambe ? Tu boites. — Non, j’ai des grosseurs comme aux mains (il les montra, déformées en effet par des exostoses). Mon père était alcoolique. Alors vous comprenez… » Cet enfant de neuf ans, chétif, misérable, avait entendu parler des médecins et lu des articles sur l’hérédité alcoolique ! Je l’imaginais, dix ans plus tard, s’il vivait, en proie à l’obsession, à la folie, pseudo-héréditaire, à moins qu’il n’eût rencontré quelqu’un pour lui ouvrir l’espérance et le désabuser. Mais ce sont là de ces bonheurs qui n’arrivent guère que dans les contes de fées.

Le romancier anglais Thomas Hardy a peint. dans son célèbre ouvrage Jude l’Obscur, un ouvrier courageux, opprimé et comme meurtri par les obscures chimères de son temps. Je pense que ce type est devenu extrêmement fréquent. Mais, quand nous en rencontrons un sournois, inquiet ou rageur (et ce personnage ne manque pas dans les grandes villes) nous devons toujours voir, derrière lui, la théorie des hauts pédagogues, des professeurs de Faculté et d’hommes de lettres et de médecins illustres, qui ont jeté sur lui la chape de plomb et fait son malheur intérieur. Le mal que causent, en se propageant, les grandes erreurs, est toujours descendant. Chaque âge a eu les siennes ; mais celles du Stupide ont trouvé un terrain exceptionnellement favorable à leur propagation, alors que les vérités, luttant contre ces erreurs, voyaient (par la politique révolutionnaire et libérale, la seconde pire encore que la première) se dresser contre elles mille obstacles. Les docteurs fols engendrent les primaires, auxquels il faut préférer, et de beaucoup, les illettrés complets. L’illettré sait qu’il ne sait rien (du moins de ce qu’on appelle le savoir) alors que le primaire croit qu’il sait tout. Le primaire est un produit du XIXe siècle et un élément de perturbation considérable. Il y a des primaires dans tous les milieux. On peut apprendre au contact de l’illettré, qui n’est pas forcément un ignorant, alors qu’il n’y a rien à apprendre du primaire.

La notion fausse de la prison héréditaire en est arrivée, en quarante ans, à oblitérer, chez beaucoup, le sentiment de la responsabilité. Elle a créé l’esthétique basse et bornée de l’instinct. Elle a fait croire qu’il était beau de ravaler la dignité humaine. Cela s’est passé dans une zone obscure, entre la littérature vulgaire et la science vulgarisée.

C’est ainsi que la conjonction de ces deux erreurs, le transformisme et son appendice, la descendance simiesque de l’homme (flanquée de la lutte pour la vie et de la sélection sexuelle), puis la fatalité héréditaire insurmontable par la volonté, ont abouti, dans le dernier tiers du Stupide, à diminuer l’Homme, la spécificité humaine, sur tous les plans. Aux regards du haut enseignement, comme de la philosophie, comme des sciences, l’Homme était devenu un animal comme un autre, le dernier arrivé dans la série, le plus élevé, sans doute, mais chez qui un acquit appréciable dans l’intelligence se trouvait compensé par une perte fondamentale dans l’instinct. De même que les États, et les hommes qui, se disent pacifistes, aboutissent à déchaîner les tueries énormes qu’ils prétendent conjurer, de même l’affirmation solennelle des Droits de l’Homme et de la liberté politique et sociale a abouti, après moins d’un siècle (c’est-à-dire de quelques gouttes de l’impondérable durée), au rabaissement et ravalement de la dignité humaine et à l’exaltation de l’instinct animal. La stupidité ne consiste-t-elle point à aller donner précisément dans les écueils que l’on prétendait éviter ? C’est par une telle voie contrariée que la Terreur est sortie, sanglante, de la bergerie vicieuse de Jean-Jacques.

Le but de ce livre n’est point de démolir, pièce par pièce, cet échafaudage évolutionniste, à l’intérieur duquel il n’y avait que la plus vieille constatation de la philosophie grecque sur l’écoulement universel. Je renvoie, pour le détail, mon lecteur aux ouvrages spéciaux qui, chaque année, chaque mois, chaque semaine, viennent porter la hache dans les décombres du darwinisme et de ses applications… Il en est de même pour l’acceptation de la fatalité héréditaire et la méconnaissance du Soi personnel, et non congénital ni transmissible, qui ont pesé d’un poids si lourd sur la génération d’avant-guerre. Nous sommes en plein déménagement, et le piano est dans l’escalier, je veux dire la musique et les chœurs d’Évolution-progrès, dont on nous rabattait les oreilles. En retard d’environ dix ans sur la pensée générale, la presse à grand tirage ignore encore ce bouleversement, si gros de conséquences pour notre pays. C’est que la presse à grand tirage (que je connais bien, faisant moi-même, depuis quatorze ans, le dur métier de directeur de journal, aux côtés de Maurras) est devenue un appareil d’étouffement, bien plutôt qu’un appareil de divulgation.

La diminution de l’humain, théorique et pratique, est source de démoralisation. On s’aperçoit ici encore, bien que d’une façon détournée, que l’intellectuel commande le sensible. Par une voie qui n’a rien de mystérieux aujourd’hui, et que nous espérons avoir exposée dans ces quelques pages, la théorie de la descendance simiesque de l’homme aboutit, en trente années et moins, à la multiplication des crimes d’enfants, de même que la théorie de la fatalité héréditaire peuple les asiles d’aliénés et les peuplera demain (s’il n’est vigoureusement réagi) de jeunes aliénés. L’oiseau qui salit son nid est un sale oiseau, dit le proverbe. L’homme qui salit l’humain est un sale individu. Le siècle qui salit le siècle est un sale temps.

Immédiatement après l’Évolution, la « loi » du progrès et de la fatalité héréditaire, quel est le faux dogme qui s’avance ? Celui des localisations cérébrales et notamment de la localisation du langage articulé au pied de la troisième frontale gauche. C’était la suite de la théorie « phrénologique » et matérialiste de Gall sur les protubérances et bosses crâniennes. Ici, fermant les yeux, je me porte à trente-cinq ans en arrière, à l’époque où je commençais mes études de médecine, dans l’enivrement du début. La pseudo-découverte de Broca, reprise par Charcot, étendue à une analyse (que l’on croyait complète) du langage articulé, tenait le monde scientifique. Charcot l’avait « philosophée » dans le schéma fameux de la Cloche (que l’on trouve dans ses leçons sur le système nerveux) et agrandie par la reconnaissance d’autres centres, tout aussi illusoires, correspondant à l’écriture, au mot vu, au mot entendu, au mot articulé, etc… Or, Broca et Charcot participaient du matérialisme anticlérical de leur génération, la plus médiocre, sans doute, du Stupide, et celle qui le caractérise le plus complètement ; attendu que les insanités antérieures y ont eu leur floraison et leur épanouissement naturels. Ces deux savants se jetèrent avidement sur une doctrine qui flattait leur marotte « Antidieu » (je ne vois pas de définition plus exacte de celle-ci) et construisirent, d’après elle, un fonctionnement de l’esprit humain, comparable à un tableau de sonneries électriques dans une antichambre de banque. À telle faculté, ou partie de faculté, correspondait une zone corticale de l’encéphale. Je vois encore les pains à cacheter, rouges, jaunes, bleus, verts, collés sur les circonvolutions de Sylvius, de Rolando, etc…, signifiant cette attribution tout arbitraire, fondée sur des observations fausses et incomplètes (parce que passionnées) de ces deux maîtres et de leurs élèves.

Quand je dis « passionnée » j’emploie (sans le secours de ma troisième frontale gauche) le mot qui convient. Je n’ai pas connu Broca, dont la frénésie « antidieu » était célèbre et, paraît-il, comique. Mais j’ai connu, avec le professeur Charcot (qui avait, par ailleurs, des parties de génie et une vaste et pittoresque culture), presque toute l’École de la Salpétrière. La plupart de ces médecins, d’une ignorance totale en politique, en métaphysique et en théologie, avaient cependant des opinions bien arrêtées sur la politique, la métaphysique et la théologie… très arrêtées et infiniment puériles et sommaires : celles de leur temps. Ils s’imaginaient commander aux phénomènes, qu’ils interprétaient à leur façon et constataient et commentaient souvent de travers. Leur infatuation (à l’exception de quelques-uns) était égale à celle de leurs patrons. Bref, si l’illusion de la circonvolution de Broca et Charcot eut cette vogue immédiate, et bientôt européenne, cela tient à ce que sa révélation flattait la manie anticléricale de l’époque et soulevait des passions venues de loin, de l’Encyclopédie (Helvétius, Condillac, La Mettrie et Cie ) et, à travers eux, de la Réforme. Si je devais énumérer ici les innombrables travaux, thèses, articles, bouquins, dictionnaires, controverses (d’émulation, non de discussion), adhésions enthousiastes, considérations philosophiques, thérapeutiques, histologiques, anatomopathologiques, chirurgicales et autres, auxquels donna lieu cette petite farce de topographie cérébrale, linguistique et matérialiste, il me faudrait, sans exagérer, une dizaine de volumes de douze cents pages. Songez donc : on connaissait désormais le siège, presque la formation héréditaire, monsieur, hé-ré-di-tai-re, du verbe, considéré comme le suprême refuge de l’immatériel, et capté, cette fois, dans des cellules ramifiées et ramifiantes (le neurone, personnage éphémère et illusoire, lui aussi, hélas ! ne devait intervenir que plus tard)… du verbe adhérent à un atome de la matière, naissant, évoluant et mourant avec cet atome. Ça y était : le scalpel avait rencontré l’âme. Il n’y avait plus qu’à tirer les conséquences d’une aussi irréfutable démonstration de la non existence de Dieu.

Je me rappelle encore la solennité avec laquelle le professeur Charcot (qui avait pioché son schéma, certes ingénieux, mais vain, de la Cloche, jour et nuit, pendant un mois) annonça un jour à ses disciples que Nothnagel adhérait à la doctrine. Ce Nothnagel était un assez vague savant viennois, si j’ai bonne mémoire, demeuré rétif, pendant de longues années, à la sonnerie de l’antichambre, à la troisième frontale, à la définitive explication du langage articulé, et qui bouchait à lui seul le germanisme à l’admission de la merveilleuse découverte. Nothnagel une fois conquis, le reste de l’univers marcherait comme sur des roulettes. Quelque temps après, en effet, parut le livre où Nothnagel, faisant amende honorable, en remettait avec un zèle tout néophytique ; et distribuait, à tort et à travers, le long de l’écorce cérébrale, une multitude d’autres localisations normales et pathologiques, auxquelles n’avaient songé ni Broca, ni Charcot. Sacré Nothnagel, qu’est-il devenu ? Mort ou vif, je voudrais bien avoir de ses nouvelles, et savoir si ses doctes travaux ont rejoint, dans la barathre aux pseudo-découvertes, ceux de ses illustres émules français.

Les esprit simples s’imaginent qu’une aussi audacieuse affirmation que celle de Broca et de Charcot (et dont l’enfantillage et le sommaire, en une affaire aussi complexe que le langage, eussent dû sauter aux yeux) souleva, dès qu’elle apparut, mille critiques et réfutations. Quelle erreur ! L’autorité despotique des deux célèbres pontifes était telle et l’atmosphère médicale d’antidieu si compacte, que le nouvel et inconsistant évangile fut accueilli dans un respect total ; que dis-je, avec une vénération prosternée ! D’abord il y allait de la carrière des jeunes agrégés, admis à vérifier la branlante certitude, et des médecins des hôpitaux, qui auraient eu la velléité de la contredire, en s’avérant ainsi « calotins ». J’ai entendu la phrase, je ne l’invente pas : « Seuls les calotins pourraient nier, aujourd’hui, la circonvolution du langage ! » Ensuite la critique philosophique était nulle, dévastée par le kantisme et le spencerisme. Les philosophes de quelque valeur, un Lachelier, un Boutroux, étaient inhibés de respect devant cette Salpétrière, où la force de persuasion de Charcot fabriquait, à la douzaine, des hystériques, des somnambuliques, des cataleptiques, ainsi que des autopsies d’aphasiques, porteurs obéissants de leur lésion selon saint Broca, et conformes au schéma de la Cloche. Il ne se trouva pas un critique de quelque envergure (je dis pas un) pour démontrer l’absurdité préliminaire d’une thèse localisant la fonction du langage articulé dans tel ou tel groupe de cellules nerveuses, de ces cellules dont on ignore, du reste, le fonctionnement. Cette acceptation en bloc d’une simili explication baroque, bonne pour des sauvages des Iles sous le vent (sous le vent de l’erreur), fut accueillie, les yeux fermés, par les Instituts, les Facultés, les Académies. Les psychologues s’y conformèrent. Les métaphysiciens ou prétendus tels (nous avons vu qu’il n’y eut pas de méthaphysiciens en Occident au XIXe siècle) en tinrent compte. Les gens du monde et salonnards s’y rangèrent avec empressement, comme aujourd’hui aux théories d’Einstein. Il n’y a pas de plus bel exemple de crédulité scientifique en commun, de ruée à la servitude intellectuelle, que l’installation de cette doctrine de misère au milieu de la culture française et européenne, depuis l’autopsie de Leborgne par Broca (1861) jusqu’en 1906 environ, soit quarante-cinq ans !

Car, chose admirable, le pauvre bougre, dont le cerveau servit à Broca pour sa démonstration initiale, s’appelait Leborgne. Or celui qui utilisa cette frontale, pour y planter le drapeau du matérialisme, n’était pas borgne, mais aveugle. Il avait la cécité de l’Antidieu.

C’est ici que commence le conte de fée ; car toutes ces aventures intellectuelles du siècle buté et borné ont des solutions imprévues : il y avait, parmi les élèves de Charcot, un médecin aimable, discret, modeste et sage, d’une rare soumission aux doctrines du maître, et que l’on appelait Pierre Marie. Jamais, pendant les polycliniques, on ne l’avait vu se dissiper, ni rire, comme l’avait fait parfois Brissaud, gardien fidèle du pédoncule cérébral. Pendant de longues années, Pierre Marie, docilement, avait accepté, les yeux fermés, l’évangile matérialiste de Broca et de Charcot ; ou, du moins, rien dans la conduite de ses travaux, n’avait laissé supposer qu’il commettrait un jour le sacrilège inouï de nier le tableau de sonneries dans l’antichambre, et de déchausser de la faculté du langage articulé le pied de la troisième frontale gauche. C’est cependant ce qui arriva.

Le mercredi 1er mars 1922, paraissait dans la Presse médicale, résumant de lents et patients travaux sur la question et de nombreuses observations, une leçon magistrale de Pierre Marie, qui sonnait le glas de la grande erreur. Cette leçon était ainsi intitulée : Existe-t-il, dans le cerveau humain, des centres innés ou préformés du langage ? Après une forte et lumineuse discussion, d’une irrésistible logique, appuyée sur le bon sens et de multiples cas cliniques et coupes anatomiques, l’auteur concluait que non, que de tels centres n’existent pas. C’était le déboulonnement de l’idole, au milieu de la stupeur consternée, mais silencieuse, de ses derniers adorateurs. Car, depuis dix ans, un sourd travail de délitement s’accomplissait dans les profondeurs du temple. Les fidèles adeptes de la Broca-Charcot entendaient des voix mystérieuses qui murmuraient : « C’est une chimère. On s’est trompé. On vous a trompés. Il n’y a pas de localisation cérébrale du langage articulé. »

Voici la conclusion de Pierre Marie. Il faut en dégager les suprêmes concessions, faites par le disciple émancipé aux idées professées dans sa jeunesse (car mon avis est que toutes les localisations cérébrales, les motrices comme les psychiques, sont destinées à disparaître, dans une interprétation toute différente des expériences sommaires qui les avaient fait admettre). Il faut en retenir l’essentiel, qui est le sciage du pivot central de l’erreur, de l’arbre de couche du néo-matérialisme :

« Il faut absolument nous dégager des anciennes conceptions qui tendaient à admettre, pour certains processus psychiques, notamment pour ceux du langage, des centres aussi étroits que pour les fonctions motrices. On sait que pour ces dernières, le point de départ semble bien être dans certains groupes cellulaires, d’où naissent des fibres de projection, qui transmettront, directement ou indirectement, aux organes moteurs périphériques, les excitations et les injonctions nécessaires. Pour les processus psychiques, il en est tout autrement : ceux-ci prendraient naissance par une sorte de vibration des éléments nerveux, et ces vibrations se propageraient par une série de réactions élaboratrices, à un très grand nombre de cellules qui seraient ainsi mises en action par l’excitation initiale, volontaire ou réflexe. Ce serait notamment une erreur de penser, comme on l’a fait autrefois, que telle ou telle cellule ou tel ou tel groupe cellulaire constitue un centre pour une des parties du discours : substantifs, adjectifs, verbes, etc., ou même pour la syntaxe qui régit l’emploi de ces différentes parties. »

Ces lignes rejoignent celles que j’écrivais, en 1916, dans l’Hérédo :

« Il n’est pas vrai que l’organisme dispose de l’esprit. C’est l’esprit qui domine l’organisme et peut, à l’occasion, le transformer. Il n’y a aucune espèce de raison pour que le cerveau soit (comme on le répète) le siège exclusif de la pensée. Il y a toute raison d’admettre que la pensée est diffuse à travers l’organisme, qu’elle commande. Le cerveau n’est qu’un grand central de communication, allant à tous les points de l’organisme, et en venant, qu’un laboratoire de transformation des hérédismes par l’instinct génésique. Il est quelque chose comme un ganglion, plus volumineux et plus compliqué.

Il est inadmissible que telle partie du cerveau soit le siège de telle faculté, comme le langage, ou d’une partie de telle faculté. Expression d’une partie de la pensée, le langage est diffus, comme elle à travers l’organisme. »

En d’autres termes, le terrible coup de pioche, porté par Pierre Marie dans l’édifice vermoulu du matérialisme médical du XIXe siècle, est le premier. Il ne sera pas le dernier.

La chute définitive de la localisation cérébrale du langage articulé fait tomber avec elle toutes les théories adjacentes, c’est-à-dire toute la psychologie, prétendue physiologique, des soixante dernières années. La philosophie matérialiste, dont l’axiome un était le support de la pensée humaine et du langage par des régions déterminées de l’encéphale, va rejoindre au néant la vaine philosophie spiritualiste, de sens contraire, de Cousin et de Jouffroy, à laquelle elle faisait vis-à-vis. Chaque jour on a pu constater, pendant la guerre, des blessures de la troisième frontale gauche, non accompagnées d’aphasie, des ablations étendues de la substance cérébrale non suivies de troubles intellectuels ; et, inversement, des aphasies et des agraphies, des cécités, des surdités verbales, non accompagnées de lésions de la région de Broca-Charcot. En fin de compte, le lien matériel, qui semblait rattacher le cerveau à la pensée par le verbe, est rompu. Quelques rares zélateurs du passé essaient encore de cacher la nouvelle, de présenter comme révisible l’arrêt fatal de Pierre Marie. Vains efforts. De tous côtés se dressent des confirmations.

Comble de désastre, voici que disparaissent comme par magie, ces cas de grande hystérie (léthargie, catalepsie, somnambulisme) sur lesquels, depuis quarante ans, roulaient tous les travaux concernant la suggestion hypnotique, la suggestion tout court, et qui avaient repris, à cent ans de distance (dans les limites du Stupide) le baquet de Mesmer et les passes magnétiques de ses successeurs.

Dès le 17 janvier 1912 (vingt ans après la mort de Charcot) le professeur Chauffard écrivait dans la Presse médicale, à propos des stabilités et conditions des espèces morbides :

« Nous aussi, nous avons, sous l’influence d’un autre maître Charcot, connu une grande époque de l’hystérie, et pendant des années, nos services nous ont montré chaque jour les plus beaux types de l’hystérie, telle qu’on la décrivait à la Salpétrière.

Prenons l’exemple de l’hystérie mâle. En la seule année 1889, dans mon service de Broussais, mon interne d’alors, mon collègue d’aujourd’hui, M. Soucques, relevait dans une salle de 32 malades, 26 cas d’une authenticité indiscutable, avec anesthésie sensitivo-sensorielle partielle ou généralisée, anesthésie pharyngée, rétrécissement concentrique du champ visuel ; et, à ces stigmates classiques s’ajoutaient tous les accidents possibles de tremblement, d’hémiplégie, monoplégies, hémispasme glosso-labié, attaques apoplectiformes, etc.

Et Broussais n’était pas, croyez-le bien, un hôpital privilégié en matière d’hystérie masculine. À la même époque, dans le service de M. Raymond, à Saint-Antoine, huit cas étaient observés dans les deux seuls mois de février et mars 1890 ; à Bordeaux, dans le service du professeur Pitres, en quatre années, dans une salle de clinique générale de 38 lits, passaient 22 cas d’hystérie mâle indiscutable.

Et maintenant ? Par un singulier changement à vue, il n’y a presque plus d’hystérie dans ce nos services, pas plus chez les femmes que chez les hommes ; et, pour ma part, je crois bien qu’il y a plus de dix ans que je n’en ai observé un cas sérieux dans mes salles.

C’est que depuis Charcot, nos idées se sont profondément modifiées, en grande partie par le fait de la critique objective à laquelle M. Babinski a soumis la doctrine de l’hystérie. Ces hystériques si nombreux, si démonstratifs, si typiques, c’est nous médecins, qui par nos méthodes imprudentes d’examen, en faisions la culture artificielle et intensive. Aujourd’hui que nous sommes avertis, l’hystérie a à peu près disparu de notre clinique hospitalière, pour se réduire à un substratum mental, sur lequel l’avis de plus compétents que moi est encore très partagé. »

On sait que l’éminent docteur Babinski (qui a d’ailleurs conservé le culte de son illustre maître Charcot) a baptisé « pithiatiques » les phénomènes fonctionnels, de suggestion et de persuasion, groupés naguère sous le nom d’hystérie. La notion, introduite par lui, du pithiatisme médical, est une des plus fécondes qui soient. Elle a permis, pendant la guerre, de récupérer un nombre considérable de simulateurs sans le savoir, de ceux qu’en 1889 on aurait qualifiés d’hystériques et traités (id est cultivés) comme tels. Or la force persuadante, et même fascinante, était, au plus haut point, en Charcot. Elle émanait de lui avec une vigueur quasi irrésistible. Elle s’imposait à ses élèves ; elle s’imposait à ses malades. C’était un puissant modeleur de la volonté d’autrui, si puissant qu’il forgea des symptômes et des syndromes fragiles, sur lesquels la psychologie, et même la philosophie de son temps, échafaudèrent d’orgueilleux systèmes, maintenant abattus ou branlants.

Il n’y a pas qu’à l’hystérie que puisse s’appliquer la notion critique, si féconde, du pithiatisme, du développement morbide par persuasion. Dans ces vingt dernières années, principalement en Allemagne et en Autriche, les anomalies redoutables de la Psychopathia sexualis, avec toutes leurs conséquences familiales et sociales (de ce que j’ai appelé l’aliénation morale, par opposition avec l’aliénation mentale), ont donné lieu à une littérature considérable. C’est une question de savoir si cette bibliothèque, tirée à des milliers et des milliers d’exemplaires, n’a pas prolongé le mal qu’elle prétendait définir et combattre. Il faut tenir compte, en effet, du sentiment orgueilleux, lequel pousse tant de gens, même compréhensifs et cultivés, à développer en eux un penchant funeste, qui les met à part de l’humanité courante, leur semble faire d’eux des damnés d’un caractère spécial, et faciliter ainsi tous les narcissismes.

Tout médecin sait à quel point la fréquence du goitre exolphtalmique, ou maladie de Basedow, s’est développée au cours de ces dernières années. Quelle est la raison de cette multiplication ? J’ai remarqué, en interrogeant certains « Basedow » de ma connaissance, qu’ils ont presque toujours été profondément frappés, quelques mois ou quelques années avant qu’eux-mêmes tombassent malades, par un cas de goitre singulier dans leur entourage, accompagné des symptômes classiques de l’accélération cardiaque, du tremblement, de l’amaigrissement, de l’insomnie, etc. Tout se passe comme si une force obscure, agissant en eux, avait modelé, en les déformant, les organismes à la ressemblance de ces symptômes morbides. Autre forme d’autopithiatisme, avec une période incubatoire imaginative variable.

Nous ignorons encore les réactions de notre organisme, sous l’influence d’une idée fixe, prolongée pendant la veille et le sommeil, quelquefois d’une façon latente, et sous la couverture du spectacle changeant de la vie. Quand cette idée consiste en une image normale ou pathologique, appliquée à tel ou tel organe, il n’est pas téméraire de supposer qu’elle devienne motrice, et susceptible d’impressionner les tissus. Ainsi s’expliquent quelques observations d’enfants influencés, avant leur naissance, à l’état de fœtus, par telle ou telle difformité ou bizarrerie, qui avait ému, frappé la mère pendant la gestation, et reproduisant cette difformité ou cette bizarrerie.

Au résumé, et sans qu’il soit besoin de poursuivre indéfiniment cette énumération, chaque être humain possède en lui le moyen d’agir, soit sur ses propres tissus, soit sur ceux de ses semblables, par une irradiation de sa personnalité, plus ou moins vive selon les sujets. Il y a en nous une force, aussi mal connue que pouvait l’être l’électricité, il y a deux cents ans, que j’appellerai, faute d’un meilleur terme, psychoplastique, capable d’agir sur nos tissus, notre organisme, les tissus, l’organisme de nos semblables et aussi sur les substances organiques, animales ou végétales, destinées à modifier le milieu intérieur. Cette force n’est, aujourd’hui, ni différenciée nettement, ni mesurée. Nous savons seulement qu’elle varie en intensité, qu’il y a un indice psychoplastique et physioplastique, et que ces variations sont fonction de la personnalité elle-même, ou des circonstances qu’elle traverse. Les efforts faits pour la recueillir expérimentalement et la multiplier, comme on recueille et multiplie, à l’aide d’appareils spéciaux, la force électrique, n’ont pas encore été couronnés de succès. Ce sera (tout donne à le penser) une des découvertes de demain.

La notion du pithiatisme (du grec peitheïn, persuader), dégagée tout récemment par le premier neurologue du XXe siècle commençant[1], ne s’applique pas seulement aux maladies. Elle s’applique aussi, pour quiconque réfléchit, aux doctrines en vogue, concernant la cause de ces maladies et leurs traitements. Elle explique le don de fascination, qui est en certaines personnalités, et leur permet d’exercer ici-bas, sur la pauvre orgueilleuse humanité, une action bienfaisante ou malfaisante. Si nous prenons trois hommes dont les noms ont rempli les arches du Stupide (ce pont entre deux immenses hécatombes), Bonaparte, Victor Hugo, Pasteur, nous reconnaissons aussitôt, en eux, trois types de pithiase caractérisée : le premier, de pithiase exaltante et sanguinaire ; le second, de pithiase exaltante et perturbante ; le troisième, de pithiase bienfaisante.

Le cas de Bonaparte et celui de Victor Hugo ont été suffisamment développés pour qu’il soit inutile d’y revenir. C’est par leur absurdité (jugée sublime) qu’ils ont surtout entraîné les hommes du XIXe d’abord leurs contemporains, puis les fils et petits-fils de ceux-ci. Avec la persuasion bienfaisante d’un Pasteur, évidemment convaincu lui-même, le cher homme, de la vérité absolue de ses doctrines, nous touchons, au contraire, un cas de pithiase imaginative d’aspect rationnel. Il y avait certes un substratum, réel et génial, dans le magnifique roman scientifique, échafaudé par l’esprit de Pasteur et embaumé dans son Institut. Mais la gloire pastorienne agissant moins, vingt-sept ans après la mort du maître (nous avons vu que la durée moyenne d’une théorie scientifique, dans l’ordre biologique, est d’environ trente ans), les méthodes antiseptiques et aseptiques, le virus, les sérums eux aussi, commencent à donner des résultats moins satisfaisants, des signes de grande sénilité. Les croyants disent : « C’est parce qu’ils sont préparés avec moins de soin qu’autrefois. Les plats sont devenus moins savoureux parce que la cuisinière est moins bonne. » Je ne le pense pas. M. Roux passe, à bon droit, pour un savant considérable et d’une conscience à toute épreuve. Je n’en dirai pas autant de feu Metschnikoff, inventeur de l’ingénieuse phagocytose (laquelle tient encore à peu près comme explication commode de la purulence), mais primaire exalté et dont les écrits « philosophiques » sont burlesques. Il m’apparaît plutôt que le soleil pastorien se refroidit, que la foi dans les microbes, et dans la cuisine antimicrobienne est moins vive, et, conséquemment, que les remèdes issus de cette foi et porteurs de cette foi, deviennent moins efficaces. Les sérums, comme les vins trop vieux, radotent.

Certains sceptiques (qui n’auraient pas osé parler ainsi il y a seulement dix ans) commencent à murmurer, dans les parages mêmes de l’Institut Pasteur, que presque tous les sérums agissent à peu près de la même façon, qu’introduits dans l’organisme par la bouche, au lieu de la voie sous-cutanée ou intraveineuse, ils produisent exactement les mêmes effets. D’autres déclarent hautement, qu’à l’origine des grandes diathèses il y a certainement autre chose que les infiniment petits, que la minimoflore et la minimofaune, que l’étiologie uniquement bacillaire ou bactérienne est une vue de l’esprit trop simpliste, que Peter (l’adversaire acharné de Pasteur) n’avait pas si tort que ça. Des cas, assez nombreux, de rage après traitement auraient été notés… d’aucuns disent de plus en plus nombreux. Une tendance générale commence à se dessiner, qui attribue aux altérations chimiques et clasiques du sang (dont l’importance était devenue secondaire) un rôle pathologique retiré d’autant aux microbes. Bref, nous avons là tous les signes avant-coureurs d’un vaste déménagement, et le piano, cette fois, est déjà dans l’antichambre, s’il n’est pas encore dans l’escalier.

Comment cela s’explique-t-il ? Par le pithiatisme.

Nous pouvons nous faire une exacte idée de Pasteur par la plutarquienne biographie que lui a consacrée pieusement M. Vallery-Radot. C’était un homme simple, concentré, assez timide, chaste, d’une imagination certainement formidable et qui ne la dispersait ni en ordres et contre-ordres comme Bonaparte, ni en vocables et métaphores comme Victor Hugo. Une tension extraordinaire et précise de sa volonté présidait à ses expériences, poursuivies lentement, patiemment, d’après une vigoureuse et nette idée préconçue. Dès la première heure, comme il arrive aux persuasifs de son espèce, il eut des dévots, des fanatiques, irrités contre ses contradicteurs, ou ceux qui seulement doutaient. Quand il tint sa conception microbienne, elle l’absorba tout entier et fit de lui un somnambule, un personnage en état second, en transe imaginative, tranquille mais drue, un aimant en marche. De même que les spirites convaincus finissent par soulever la table, à force de vouloir son soulèvement, et transmettent au bois leur désir ardent de lévitation, de même les premiers pastoriens, penchés sur leurs bouillons de culture, ayant au milieu d’eux leur maître fascinant, communiquaient à ces bouillons et courts bouillons une vertu curative, d’une durée moyenne de X années. Du moins, je suppose que c’est ainsi que les choses se sont passées. Les chroniqueurs assurent que du vivant de Sydenham, et encore plusieurs années après sa mort, son vin d’opium aromatisé (quel sale vin !) guérissait quantité de maladies. À toutes les époques, des remèdes nouveaux, administrés par des médecins célèbres, ou de mystérieux rebouteux, ont guéri de très nombreuses diathèses. Puis, dans d’autres temps, ou d’autres mains, ils n’ont plus rien donné. D’où le conseil ironique et sage : « Prenez-en, pendant que ça guérit encore. » J’ai terriblement peur que les petit jus de l’Institut Pasteur, si ingénieusement combinés, d’après une formule générale si séduisante ne soient proches du bout de leur rouleau. On dit aujourd’hui, pour expliquer l’insuffisance d’antiseptiques jadis réputés, que le microbe s’est habitué à eux. Ne serait-ce pas plutôt que le temps les a désaimantés du fluide pastorien, du fluide pithiatique, qui agissait en eux ?

Je ne me dissimule pas ce que ces remarques, que j’estime justes, ont de pénible pour les savants convaincus de la pérennité, de la continuité des doctrines qui ont bercé leur jeunesse, et à l’abri desquelles ils ont passé leurs examens et vécu en réfléchissant,… ou sans réfléchir. Leur tort a été de croire, avec leur temps, que la Science et l’homme faisaient deux, que la Science était une sorte de mine à plusieurs compartiments, d’où l’homme laborieux extrayait, une fois pour toutes, des quartiers de sagesse, du minerai de vérité. Mais non ! Une grande partie de la science vient de l’homme et participe à la brièveté et à la faillibilité humaines. L’homme agit beaucoup plus qu’il ne le croit, et qu’il ne le voudrait, sur ces enfants de son esprit et de la nature, qu’il appelle les lois de la science.

Pendant une grande partie du moyen âge, une valeur thérapeutique fut attribuée aux pierres précieuses. On employait, contre la fièvre, la turquoise et le lapis. Le béryl était utilisé dans les affections hépatiques. L’hyacinthe guérissait l’insomnie ; la topaze la folie furieuse. Les colliers de perles étaient infiniment répandus. Tout le long du XVIe siècle, et jusque sous Louis XIV, l’or et le bouillon d’or tinrent l’emploi de panacées. Les mêmes personnes, qui administrent consciencieusement les sérums actuels, et qui ont bien raison de les administrer, puisqu’ils agissent ou semblent agir, rient de ces antiques remèdes de bonnes femmes. Mais il est bien certain qu’ils n’étaient pas, ces remèdes, à l’époque de leur vogue, moins efficaces que les sérums à la nôtre. Leur pouvoir théraporadiant était réel. J’ai connu, il y a quelques années de cela, un pauvre garçon atteint d’un cancer à la face, auquel furent faites, sur mon conseil, plusieurs applications de radium. C’était un de mes collaborateurs à l’Action française, il avait grande confiance en moi et j’avais eu soin de lui vanter (en m’adressant à son intelligence, qui était vive) la puissance d’action du nouveau remède, alors en pleine vogue. Les premiers résultats furent surprenants. En quinze jours, la tumeur, qui englobait, telle une pieuvre, la branche montante du maxillaire inférieur gauche et gagnait l’oreille, avait diminué de moitié. Le malade en crachait sans cesse des fragments mortifiés. Puis, au bout de ce temps, vers la sixième ou septième séance, un de ses amis, médecin, l’ayant rencontré, défit imprudemment mon travail pithiatique et lui démontra, par A plus B, que le radium était inopérant, dans les tumeurs en général et celles de la face en particulier. À partir de ce moment, l’action bienfaisante cessa net, le mal empira à vue d’œil et mon malheureux collaborateur mourut en quelques semaines, asphyxié par une projection cancéreuse laryngée. J’ai pu saisir là, sur le fait, l’action incontestable du moral persuadant sur le physique.

Nous avons tous connu des rebouteux, qui traitaient, avec un extraordinaire succès, dans les campagnes, des entorses, des névralgies, des ulcères rebelles. Les cures du zouave Jacob sont demeurées célèbres. Il n’est personne qui ne puisse citer quelque exemple d’une affection, réputée incurable, et qui a cédé à tel traitement d’un empirique renommé, ou même contesté. Lorsque j’envisage la courbe ascendante, puis stationnaire, puis descendante, des traitements pastoriens, je me dis que ce grand Pasteur était le mélange d’une imagination exceptionnellement robuste et d’une aimantation personnelle infinie. Cette aimantation impressionnait favorablement les savants et les simples. Elle s’est propagée, intacte, pendant quelque temps, une vingtaine d’années environ, après la mort du maître, grâce à la foi communicative des disciples, grâce à leurs travaux bactériologiques, à leurs efforts méritoires, à leurs recherches, aux résultats obtenus. Puis il en est advenu, de ces vaccins et sérums si ingénieux, comme des théories auxquelles ils s’appuyaient et qui commencent à chanceler par la base. Ils ont agi moins, en attendant de ne plus agir du tout. Seulement, il faut compter avec la période du doit-on-le-dire, et aussi avec les mouvements récalcitrants, qui se produisent toujours autour d’un dogme scientifique en régression ; car il est naturel que les zélateurs, les héritiers, les bénéficiaires de la décroissante pensée-aimant du patron ne se laissent pas dépouiller de leur auréole sans crier.

Est-ce à dire que tout soit destiné à tomber à la fois, de ces méthodes thérapeutiques qui, aux environs de 1892, semblaient destinées à guérir rationnellement tous les maux humains contagieux ? Nullement. Il est très possible que le sérum de Roux, par exemple, continue à agir fort longtemps sur la diphtérie, comme il est possible qu’il perde, avec les années, de son efficacité, ou qu’il soit remplacé par un autre remède, issu d’une autre conception pithiatique, et paré des charmes captivants de la nouveauté. Le laudanum de Sydenham n’a pas perdu toute action contre la colique et la douleur en général, bien qu’il soit de moins en moins employé. La colchique agit encore, assure-t-on, sur la goutte, qui, d’ailleurs, tend à disparaître chez nous. On m’assure que la spartéine n’amende plus les troubles cardiaques, alors que la digitale continue à tenir bon. Notons qu’il s’agit ici de médicaments d’expérience, issus du long tâtonnement des âges, non de médicaments issus d’une théorie générale, et, comme tels, infiniment plus fragiles. Le traitement par les substances végétales, empiriquement choisies, dites « les Simples » est le modèle du traitement par persuasion prolongée et transmise de génération à génération, en quelque sorte traditionnellement. Il arrive que, transplantés de village en village, ces mêmes Simples cessent d’agir, ou agissent moins, de même que les sérums, d’une génération (trente ans) à une autre.

Un savant, qui est un très singulier mélange d’enfantillage et de génialité, le docteur Charles Richet, a fait une étude spéciale des cas d’anaphylaxie, ou de rébellion organique quant à certaines substances et à certains remèdes, qui s’opposent aux cas de mithridatisme, ou d’accoutumance. L’anaphylaxie s’étend des rougeurs qui accompagnent, chez certaines personnes, l’ingestion d’une seule fraise des bois, aux accidents, quelquefois graves, du renouvellement d’une piqûre de sérum antitétanique, ou autre, à des années de distance. On peut se demander si le pithiatisme ne joue pas aussi un certain rôle là-dedans. Ce qui est vrai, c’est que l’imagination peut être, à notre avis, considérée comme une faculté, non seulement intellectuelle, mais somatique, répandue dans tout l’organisme, et donc susceptible de le modifier (voir le Monde des Images[2] déjà cité). Le docteur Paul Sollier, mon ancien et savant condisciple, qui est un des premiers observateurs de notre temps et auquel on doit, entre autres choses, le traitement méthodique et rationnel des intoxications chroniques, a décrit, sous le nom d’endoscopie, la faculté qu’ont certains malades de voir et de décrire le siège d’une lésion interne, d’une altération de la vésicule biliaire, par exemple. Ces faits et d’autres, que ce n’est pas le lieu d’examiner ici, m’ont amené à considérer la faculté des images comme un phénomène de la personnalité totale (morale et physique), c’est-à-dire comme un continuel déroulement en nous des formes ancestrales et héréditaires, comme une véritable gravitation de nos ascendants.

Vous voyez où je veux en venir. Sa Science dont le XIXe siècle est si comiquement vain, ne l’a pas conduit, n’a pas conduit ses savants, à aucun moment, à examiner le côté humain, c’est-à-dire caduc, très instructif en même temps, de ses découvertes. Il n’a cessé de dogmatiser celles-ci, et, à mesure qu’elles s’édifiaient, puis qu’elles s’écroulaient, d’inscrire sur elles des ne varietur. Cette manie prépare à notre génération, et à celle qui va nous suivre, d’extraordinaires surprises et déconvenues. Elle est la conséquence, même chez des gens accoutumés à juger les effets et les causes, d’une certaine débilité de l’entendement, jointe à un immense orgueil. Il m’a été donné d’être, pendant quatre ans, l’élève d’un homme d’une bonté célèbre, mais qui m’apparaît en outre, aujourd’hui, comme le plus grand savant peut-être du XIXe siècle, pour des raisons que je vais dire, et qui était le professeur Potain. Jamais le professeur Potain (qui n’avait cependant rien d’un sceptique, au sens « XIXe » du mot) ne généralisait à contre-temps. Il aurait pu, s’il l’avait voulu, comme Charcot, découper arbitrairement des syndromes, les créer, par sa volonté, chez les malades, agir pithiatiquement, inventer, classer et étiqueter des diathèses cardiaques, pulmonaires, rénales etc… Il ne l’a jamais fait. Ses affirmations, très fortes et catégoriques sur le plan où il les émettait, étaient aussi très prudentes. Je m’étonnais, étant son élève, des limitations volontaires qu’il apportait sans cesse à sa merveilleuse imagination clinique, et que d’autres considéraient comme un manque de génie. Je les comprends et je les admire maintenant. Il avait peur du séduisant invrai, de la forgerie spontanée, fascinante et arbitraire, et il avait fait, de sa timidité naturelle, un précieux contrôle de soi-même. C’était le temps où les méthodes et théories pastoriennes, entrant en gare dans la crédulité scientifique académique, faisaient un bruit du diable et bousculaient tout sur leur passage. M. Potain demeurait à leur endroit, attentif certes, mais réservé, comme il était demeuré assez réticent quant aux transports fictifs de la grande hystérie. En d’autres termes, M. Potain était un homme qui connaissait l’homme.

Il est bien entendu que jamais Pasteur n’a prétendu apporter un système, complet et définitif, de guérison de tous les maux humains contagieux, pas plus que Darwin n’a affirmé, en aucun endroit de ses ouvrages, la descendance simiesque de l’homme, pas plus que Claude Bernard n’a codifié le déterminisme, ni Galton l’hérédité. L’affirmation extensive, entêtée, césarienne de Charcot (si fortement marquée au coin du mauvais siècle) n’est pas leur fait. Mais ils ne se sont pas méfiés de leur temps, ni de leurs élèves, qui ont déifié leurs romans, et les ont rangés tout de suite dans la catégorie de l’absolu. Ils ne se sont pas méfiés de l’ambiance qui distinguait farouchement la science de l’art, attribuant à la première la solidité inébranlable et la pérennité, avec le sérieux, faisant du second un amusement. L’art n’est pas un amusement, c’est une issue ; et nous venons de voir qu’il est infiniment plus stable et durable que les tâtonnements, d’ailleurs très souvent sympathiques, de la science, de toutes les sciences.

Le seul critique (et qui était aussi un savant et un poète) qui ait eu des aperçus justes et profonds sur les rapports de la science et de l’art avec la personnalité humaine au XIXe siècle, semble bien avoir été Goethe. Héritier du XVIIIe siècle, mais infiniment trop grand pour verser dans la honteuse encyclopédie (honteuse par excès de niaiserie), Gœthe ouvre les portes du XIXe siècle à deux battants, comme le plus impressionnant des spectacles, et son œuvre, du début à la fin, respire l’enthousiasme de l’espérance. Elle est sereinement instructive, comme le confluent de deux tendances, qui vont courir le monde : l’artistique, le scientifique. Avec cela, il est naturellement philosophe. Il va tout de suite à l’essentiel des problèmes posés, avec un enjouement solennel. Équilibre merveilleux des sens héréditaires, qui entraînent, et de la raison qui freine, du moi et du soi ! J’ai passé dix ans de ma vie laborieuse dans le contact de ces deux gaillards, Shakespeare et Gœthe, me reposant de l’un par l’autre et voyant, dans le second, ce qu’aurait pu être le XIXe siècle, s’il avait eu plus de tête. Puis, au milieu du XIXe siècle, nous eûmes notre Gœthe méconnu, dans la personne de Mistral, lumineux effort de l’esprit d’oc pour arracher l’esprit d’oïl aux aventures… Mistral, ce soleil du bon sens, érudit, épique et lyrique !

Il est des questions, relevant de la sagesse, qu’on ne pose jamais, et qui cependant mériteraient d’être posées. Celle-ci par exemple : un savant, qui est aux bords d’une trouvaille positive, dont le méfait dépasse, à ses yeux, le bienfait, doit-il passer outre, négliger le point de vue moral, aller jusqu’au bout de son génie, sans se soucier des conséquences, ou doit-il sacrifier sa découverte dangereuse ? Par exemple Berthelot et les explosifs. Ne me dites pas : « Mais les explosifs sont indispensables à l’industrie moderne… » ni « un autre les aurait inventés plus tard. » Ce serait répondre à la question par la question. Je dis que cette vénération de la découverte, même plus malfaisante que bienfaisante, parce qu’elle s’appelle « découverte », est un legs de la sottise du XIXe siècle, dont l’humanité devra revenir, si elle veut survivre. Eh bien ! cette question du fas et du nefas, dans tous les domaines, elle est dans Gœthe et elle est, après lui, dans Mistral et dans Mistral seulement. Elle fait partie de la corruptio optimi ; de la grave question du pouvoir imaginatif, sans le contrepoids de la sagesse, ni de la prudence.

La plupart des découvertes scientifiques, qui ont successivement émerveillé la badauderie académique entre 1789 et 1914, sont comparables à un feu d’artifice, s’élevant au milieu des « oh » et des « ah », et dont les baguettes retombent, dans un temps donné, sur le nez des spectateurs. Encore une fois, ne voyez dans cette image rien de péjoratif. L’absurde, c’est de vouloir que la science soit autre chose que ce qu’elle est, qu’elle soit une métaphysique, une mystique, une religion. L’absurde, c’est d’exiger d’elle un absolu, un immuable, même une continuité. Brunetière, et tous ceux qui, avec lui, proclament faillite ce qui est remplacement, sont des niais, ou, si vous préférez une expression plus polie, des serins. Même fausses, les doctrines scientifiques d’une certaine ampleur ont leur esthétique ; elles peuvent faire bien dans les musées. L’Évolution fera plus tard l’effet d’un album d’images d’Épinal à l’usage des gosses de quarante-cinq ans, entre 1860 et 1910 ; on pourra gaiement feuilleter l’album. La fatalité héréditaire, elle, demeurera quelque chose de laid et d’informe, îlot de bouquins inutiles, au milieu d’une mare de sang et d’ennui. Mais le Pastorianisme aura sans doute laissé le souvenir d’une amusante panacée… Toutes ces petites bêtes, ou prétendues telles, ces spirilles, ces cocci, ces bâtonnets, ces jus, ces sauces, ces sérums, dont on discutera pour savoir si vraiment ils guérissaient en 1900, formeront un ensemble pittoresque, dont se divertiront, ou sur lequel s’attendriront (selon les humeurs), nos arrière-neveux. Le monsieur qui a du temps à perdre (type éternel, Dieu merci) tombant, dans une bibliothèque publique ou privée, sur l’Avenir de la Science et le lisant, s’il a l’esprit bien tourné, ne s’ennuiera certes pas.

Je n’ai examiné que les principales marottes scientifiques du Stupide, sans tenir compte des secondaires, vu leur nombre et leur fragilité. Un travail divertissant consisterait à classer, d’après les sujets, les comptes rendus réunis de l’Académie des Sciences, et de l’Académie de Médecine, et à voir par quelles alternatives ont passé les cotes et taux de crédibilité des communications de tous genres. La mode joue, dans les conceptions des savants, un rôle aussi important et variable que dans la toilette des femmes, aiguillant tous les esprits dans la même direction et vers les mêmes hypothèses, puis dans une direction et vers une hypothèse totalement contraires. Ces compagnies donnent l’impression de troupeaux de moutons, changeant de parc avec une prodigieuse docilité. Ceci prouve la faiblesse en commun des personnalités écoutantes, réfléchissantes et discutantes.

Cependant (m’objecterez-vous) il y a l’expérience, la méthode expérimentale, qui donne des résultats positifs. Passe pour les hypothèses, induites d’après des faits constatés. Mais ces faits eux-mêmes ne varient point. L’expérience de laboratoire entraîne la certitude.

En effet, j’ai lu cela dans Claude Bernard, Paul Bert et leur séquelle. Il n’y a qu’un malheur. C’est que l’expérience s’appelle aussi interprétation, et que le risque de l’interprétation augmente, bien entendu, à mesure que l’on passe de l’inanimé à l’animé et des formes plus simples de l’animé aux formes plus complexes. Quiconque lit attentivement le Discours de la Méthode de Descartes, découvre cette préoccupation derrière ses formules d’aspect bon enfant. Mais l’Introduction à la médecine expérimentale n’est qu’un pathos à côté du Discours de la Méthode ; et ceci, entre parenthèses, marque bien la différence du niveau intellectuel entre le XVIIe siècle, si clair et pénétrant, et le XIXe siècle, si confus et superficiel. Nous avons vu l’erreur de Broca, quant à l’examen de la troisième frontale gauche de Leborgne. Multipliez cette erreur par dix mille et vous aurez le résultat des innombrables expériences, interprétées, depuis soixante ans et davantage, comme des démonstrations de telle ou telle thèse scientifique, dont il a été reconnu ensuite qu’elles ne démontraient rien du tout, ou qu’elles démontraient le contraire. Cela est vrai des simples examens de constatation. Prenons par exemple la recherche des bacilles de Koch dans la tuberculose. Il a été admis, à un moment donné, sous l’influence des théories pastoriennes, que ce bacille était la cause unique de la tuberculose, parce qu’on le trouvait dans les tissus des malades tuberculeux et des animaux tuberculisés. Or on l’a trouvé aussi chez des gens en apparence bien portants et ne présentant aucun signe apparent de tuberculose ; et l’on s’en est tiré en disant qu’ils étaient tuberculeux sans le paraître. Mais qu’est-ce qui prouve que ce bacille n’est pas une conséquence d’un principe humoral qui, en se développant, le ferait foisonner, en même temps qu’il provoquerait la tuberculose ? Ceci n’est qu’un cas entre une multitude d’autres. Le témoignage des sens, qui constitue l’expérience, ne vaut que par l’intervention de la raison et suit les vicissitudes de la raison, guide elle-même de l’imagination. Je pense fermement qu’un savant, qui a une doctrine préconçue, peut toujours instituer l’expérience démonstrative, qui viendra à l’appui de cette doctrine. Il y a, dans la vaste nature, des possibilités pour toutes les démonstrations, celles de l’erreur, comme celles de la réalité, celles du faux, comme celles du vrai. L’expérience peut être aussi suspecte que l’hypothèse. Les lévites du laboratoire doivent être surveillés. Il est des expériences de bonne foi, qui cependant trompent et mentent.

Le vulgaire s’imagine que les découvertes scientifiques sont soumises au sévère contrôle et à la critique des compétences. C’est inexact. Elles sont sujettes à des courants d’humeurs, ou à des préférences intellectuelles d’ordre général, qui poussent à les rejeter ou à les admettre, en affirmant qu’on les a contrôlées. Le génie de persuasion rend ces courants favorables et dissipe ou atténue l’esprit de contradiction, qui est une forme de la vigilance, une défense naturelle de l’esprit contre l’erreur par engouement. Les affirmations simplistes de Pasteur (une petite faune invisible, dévastant l’organisme humain, directement ou par ses sécrétions et ses déchets), produites avec une robuste et généreuse bonne foi et une ténacité paysanne, ont immédiatement conquis les imaginations paresseuses et matérialisées de son temps. Le pastorianisme a rencontré moins d’obstacles encore que le darwinisme. Comme il arrive dans les fortes poussées pithiatiques, quiconque se permettait le plus léger doute, au sujet des foudroyantes découvertes de l’excellent homme, même des plus hasardeuses, apparaissait comme de mauvaise foi, comme un insensé et un ennemi public. Peter, présentant quelques objections sérieuses et pesées, fut accablé d’imprécations et d’outrages. L’assentiment enthousiaste des savants, comme des ignorants, autour des thèses (actuellement plus que menacées) de Pasteur est comparable à celui qui environna Victor Hugo dans la seconde phase de sa vie. J’ai vu mon bien cher maître Tillaux trembler de vénération, en accueillant Pasteur qui venait à l’Hôtel-Dieu, comme je l’ai raconté, injecter son vaccin sauveur contre la rage à une douzaine de Russes, lesquels moururent enragés après le traitement. On dit alors que le traitement échoua, parce qu’ils avaient été mordus à la figure, ces Russes, et tardivement inoculés. Je pense qu’il échoua à cause de l’ignorance où étaient ces malades à demi sauvages de l’infaillibilité pastorienne. Un interne de service, s’étant permis un doute bien innocent sur l’efficacité du nouveau remède (histoire de renaniser dans les plates-bandes médicales), se fit rabrouer par Tillaux, comme un incongru.

Ce que l’on peut prévoir à coup sûr (d’après les leçons d’un passé récent) c’est que le jour où la bactériologie pastorienne s’écroulera, soit dans le coup de tonnerre d’une interprétation d’ensemble entièrement nouvelle, soit dans l’affaissement mou et la disparition de l’efficacité des sérums et des interprétations adjacentes, c’est l’ensemble qui plongera d’un coup au barathre. Tel compartiment ne sera pas préservé. L’engouement intellectuel et sentimental se retirera comme il est venu ; et le coup décisif sera peut-être porté par un élève de Pasteur, de même que les localisations cérébrales et l’hystérie ont succombé sous les coups d’élèves de Charcot. Ces retours sont toujours ironiques, comme il arrive dans le revers des affaires humaines.

« Qu’importe (s’écrient les sceptiques, de forme optimiste) ! Pendant le temps de leur vogue et de leur pithiase, tous ces sérums auront en somme fait du bien. » C’est mon avis et je ne dénie pas une certaine beauté à ces illusions successives, qui constituent les relais du « progrès » scientifique ; à condition qu’on reconnaisse les droits de la critique, et qu’on ne proclame point l’intangibilité de ces illusions expérimentales, ni l’omnipotence intellectuelle du siècle où elles ont le plus abondamment fleuri. Le romantisme de la Science a pu rendre des services, que n’ont rendus ni le romantisme littéraire, ni surtout le funeste romantisme politique. Il faut seulement savoir que c’est un romantisme.

Je ne cite ici que pour mémoire, les aberrations, les manies, les phobies et les folies véritables auxquelles a donné lieu, en contre-choc, la microbiologie, ainsi que les pratiques abusives qu’elle tend à introduire dans la législation. Un bon quart de nos contemporains, depuis les travaux de Pasteur et de son institut, vit dans la terreur des bacilles et dans la recherche des moyens de s’en préserver. D’ailleurs, les épidémies, dont on annonçait la disparition, ont continué à sévir comme jadis ; et une des plus mortelles qu’ait connues l’humanité fut celle de grippe dite espagnole — d’aucuns parlaient de peste — au moment de l’armistice de la guerre européenne (novembre 1918). Soit que le caractère véritable de cette épidémie ait été méconnu, soit que les sérums antigrippaux aient cessé d’agir, soit que le microbe ait été mal isolé, soit que cette grippe ne fût pas l’effet d’un microbe. Ce qui est sûr, c’est que les gens mouraient comme des mouches, exactement comme s’il n’y avait pas eu d’Institut Pasteur, et que ceux qui se frappaient, et prenaient le plus de précautions contre le bacille supposé, étaient aussi les premiers et les plus gravement atteints. Car, en dépit des théories héritées du Stupide, il y a un Institut infiniment supérieur à celui de Pasteur, qui est celui de l’Indifférence. On ne compte plus les victimes de la croyance pathétique aux microbes et de l’affaissement physico-moral consécutif à la terreur de ces minimes ennemis du genre humain.

Les sciences biologiques sont jeunes, quelques-unes n’ont pas cinquante ans. Il y en a de mort-nées. Il y en a de balbutiantes. D’autres peuvent être appelées à disparaître, comme reposant sur une conception erronée. Leurs contours s’effacent plus promptement que celles des tableaux des maîtres. Regardez ce qu’est devenu le Déterminisme de Claude Bernard, à côté du bleu ou du rose de Fra Angelico, ou du jaune de Vermeer de Delft, ou du doré de Rembrandt, ou des fameux verts de Vélasquez. N’alléguez point que ces couleurs et cette doctrine ne sont point comparables entre elles ; car ces doctrines passagères ont la couleur du temps. Aux époques fortes, où abondent les talents originaux, vigoureux et sages, ce sont les hommes qui mènent les idées, lesquelles composent l’ambiance. Aux époques faibles, au contraire, c’est l’ambiance qui crée des principes vagues, lesquels, à un moment donné, s’incarnent dans un homme, dramaturge, poète, penseur ou savant, influençable, poreux et sans volonté. Hugo est le père du romantisme, mais il est le fils de l’aberration impériale napoléonienne, et il en a le cliquetis dans la tête. Claude Bernard est le fils du matérialisme ambiant, ce qui donne à ses plus célèbres expériences (le sucre du foie… la fièvre, etc.) un caractère de simplicité élégante, mais aussi de fragilité, tout spécial. Car ceux mêmes qui célèbrent officiellement son génie savent bien qu’il ne reste plus de son œuvre une seule affirmation qui soit entière ; et, ses ouvrages renommés et caducs n’étant plus retirés, il serait impossible de se les procurer en librairie. C’est que le fatalisme ambiant a disparu lui aussi, s’est retiré des concepts philosophiques, comme des considérations historiques, comme des études cosmogoniques, géologiques, ou biologiques. Le sombre coloris mental s’est effrité.

Sans doute le siècle industriel a vu construire et se perfectionner beaucoup de machines et il a été, d’un certain point de vue, le siècle de l’acier, du suicidaire acier, qui se retourne, en fin de compte, contre son père, le genre humain. Parmi ces machines, les dernières en date, qui servent à parcourir les espaces célestes, avaient été romantiquement considérées comme devant amener la paix parmi les hommes, par la facilité des communications et des échanges. La guerre a prouvé que les avions avaient un pouvoir de destruction sans précédent et duquel on pouvait attendre, dans un avenir rapproché, l’écrasement de cités entières. Le retournement de la machine contre l’homme est un problème tel qu’on peut se demander si c’était la peine d’exterminer les fauves et les carnassiers, étant donné qu’ils seraient remplacés par une zoologie métallique, infiniment plus redoutable que les animaux féroces antédiluviens, que le tyrannosaure de cinquante-cinq mètres de haut. Le bonheur par le progrès de la machine est devenu très aléatoire. Ces considérations sont trop banales pour que j’y insiste. Sans qu’il soit complètement justifié d’établir, dès maintenant, entre l’un et l’autre, un rapport de cause à effet, l’industrialisme apparaît aujourd’hui comme le prolégomène, comme l’antichambre de la guerre exhaustive. Le vieux chemin de fer lui-même, destiné à faciliter les échanges entre les nations (et il les facilite en effet), sans rapprocher les nations pour cela, intellectuellement ni moralement, est devenu surtout un outil de concentration militaire. La vie pastorale et agricole fait le bonheur et la famille. — O fortunatos !… — la vie industrielle les défait. Le XIXe siècle n’est peut-être pas responsable de son terrible développement industriel, ni de celui du prolétariat y attenant ; mais il est responsable de n’avoir rien tenté pour parer aux souffrances sociales qu’engendre ce développement industriel, et il ne l’a pas fait, parce qu’il était sans conception politique, ou parce que sa conception politique était faussée. De quelque côté que l’on se tourne, quel que soit le domaine scientifique envisagé, théorique ou appliqué, on aboutit aux mêmes constatations.

J’appelle stupide un conducteur de peuple qui, déchaînant des forces redoutables, est incapable de les endiguer, ou de les adapter à l’état de paix. J’appelle stupide un savant qui ne sait pas guider sa science, ni la soumettre à la raison générale. L’exemple de Bonaparte et celui de Charcot sont là pour démontrer que l’on peut, tout ensemble, être génial et stupide.

  1. Babinsky, déjà nommé.
  2. L’Hérédo, le Monde des Images et en général tous mes ouvrages de critique littéraire, politique et philosophique ont paru à la Nouvelle Librairie nationale.