Le stupide XIXe siècle/Avant-propos

Nouvelle Librairie Nationale (p. 7-39).

LE STUPIDE XIXe SIÈCLE

AVANT-PROPOS
EN MANIÈRE D’INTRODUCTION

Né dans le dernier tiers du dix-neuvième siècle et mêlé, par la célébrité paternelle, à l’erreur triomphante de ses tendances politiques, scientifiques et littéraires, j’ai longuement participé à cette erreur, jusqu’environ ma vingtième année. Alors, sous diverses influences, notamment sous le choc des scandales retentissants du régime, puis de la grande affaire juive, et des réflexions qui s’ensuivirent, le voile pour moi se déchira. Je reconnus que les idées courantes de nos milieux étaient meurtrières, qu’elles devaient mener une nation à l’affaissement et à la mort, et que baptisées dans le charnier des guerres du premier Empire, elles mourraient sans doute dans un autre charnier pire. Les quelques exposés qui vont suivre sont ainsi plus une constatation qu’une démonstration. On en excusera la forme volontairement âpre, rude et sans ménagement. Ce qui a fait la force détestable de l’esprit révolutionnaire, et sa suprématie, depuis cent trente ans, c’est la faiblesse de l’esprit réactionnaire, rabougri, dévié et affadi en libéralisme. Les abrutis, souvent grandiloquents et quelquefois du plus beau talent oratoire et littéraire, allant jusqu’au génie verbal (cas de Victor Hugo par exemple), qui menaient l’assaut contre le bon sens et la vérité religieuse et politique, ne ménageaient, eux, rien ni personne. Ils se ruaient à l’insanité avec une sorte d’allégresse et de défi, entraînant derrière eux ces stagnants, qui ont peur des mots et de leur ombre, peur de leurs contradicteurs, peur d’eux-mêmes. Ils appelaient à la rescousse la foule anonyme et ignorante, cette plèbe intellectuelle qu’il ne faut pas confondre avec le peuple, et qui n’a été, au cours de l’histoire, que la lie irritée de la nation. Il n’est rien de plus sage, ni de plus raisonnable, que le peuple français dans ses familles, ses besoins, son labeur et ses remarques proverbiales. Il n’est rien de plus délirant que cette plèbe comiciale, infestée d’étrangers, errante et vagulaire, mal définie, qui va des assaillants de la Bastille aux politiciens républicains de la dernière fournée. Conglomérat baroque et terrible (baroque en ses éléments, terrible en ses résultats), qui mêle et juxtapose le juriste sans entrailles et borné, au médicastre de chef-lieu, au ploutocrate de carrefour, au souteneur mal repenti, à la fille publique travestie en monsieur. Jamais, même au temps d’Aristophane ou de Juvénal, jamais pareille matière ne s’est offerte au satirique, avec une semblable profusion, un tel foisonnement d’ignares, de tâtonnants, d’infatués, de foireux et de fols. Nous verrons les noms à mesure, car je n’ai nulle intention de les celer.

C’est, je crois, le philosophe catalan Balmès, défenseur illustre et clair du catholicisme, qui exprima, le plus justement, cette idée qu’il importe, pour nuire réellement à une doctrine pernicieuse, de s’en prendre à ceux qui la propagent. Rien de plus juste. Les polémiques ad principia ont leur autorité et leur prix. Mais elles ne deviennent percutantes qu’en s’incarnant, en devenant polémiques ad personas, du moins quant aux vivants. « Vous compliquez la tâche », s’écrient les paresseux et les timides. Pour vous peut-être, qui vous contentez d’un semblant de lutte et de fausses victoires académiques. Nous la simplifions, au contraire, pour ceux qui veulent des résultats tangibles, positifs, solides. En voici un exemple et récent :

Pendant de longues années, des historiens, des théologiens, des hommes politiques de droite ou du centre (j’emploie à dessein le jargon parlementaire, parce qu’il correspond à des visages) se sont attaqués à la maçonnerie, qui est l’instrument électoral du peuple juif en subsistance chez les Français. D’excellents ouvrages ont paru sur ce sujet. La maçonnerie, dévoilée ou non, ne s’en portait pas plus mal, quand, à l’automne de 1904, un député patriote courageux et jusqu’à la mort, du nom de Gabriel Syveton, fit éclater le scandale des fiches de délation et souffleta, en pleine séance, le chef des mouchards (et du même coup les auxiliaires et renseigneurs de l’Allemagne), autrement dit le ministre de la Guerre général André. Cet acte porta à la maçonnerie un coup terrible, dont elle ne s’est pas relevée, dont elle ne se relèvera peut-être pas. Or, le soir même de cet événement, d’une importance historique, j’eus la stupeur d’entendre désavouer ce glorieux et malheureux Syveton (mon ancien condisciple de Louis-le-Grand), par presque tous ses amis et partisans, qui lui reprochaient ce beau soufflet comme impolitique… Impolitique !… Alors qu’il passait en efficacité tous les discours et tous les articles, concentrant en un moment, sur une blême face de chair et d’os, l’indignation accumulée par la célèbre, trop célèbre compagnie des frères mouchards. Pendant toute la journée qui suivit, je chapitrai à ce sujet, à son domicile, passage Landrieu, puis dans la rue, Édouard Drumont, auteur de la France juive, de ce grand pilori nominal, si puissant et majestueux, tout animé d’un bruissement dantesque. Mais, Drumont étant député, d’ailleurs assez muet, et participant à la convention générale, déplorait la gifle vengeresse ; « Ah ! mon ami, tout de même, le général André a soixante-cinq ans sonnés ! » Cet argument me paraissait niais, piteux ; je le dis à Drumont, que j’aimais et admirais de toutes mes forces, et nous faillîmes nous disputer.

N’allez pas en conclure, au moins, que je préconise la violence (posthume ou non), vis-à-vis des penseurs ou écrivains pernicieux, qui ouvrirent et peuplèrent les charniers du premier Empire, de la Commune, des deux guerres franco-allemandes de 1870 et de 1914. Je préconise plus simplement l’examen critique, ferme et dru, puis le déboulonnage des idoles de la révolution et de la démocratie au XIXe siècle. Mais pour que cette indispensable opération ait lieu, il faut d’abord que les gens aient remarqué le lien de ces idoles (lien de cause à effet), aux maux qu’ils engendrèrent. C’est un premier point, et sans doute le plus malaisé à obtenir.

En effet, le sens de la responsabilité personnelle s’est fortement déprimé au XIXe siècle, alors que tout le long du moyen âge, et encore au XVIe siècle et au XVIIe siècle, il était si vigoureux. Le fatalisme et le déterminisme en sont le témoignage, qui font croire aux hommes, et notamment à nos compatriotes, que les maux subis et soufferts, dans le domaine des choses d’État notamment, tiennent, non à de mauvaises institutions et à une mauvaise politique, non au mûrissement des erreurs et lâchetés, mais à des nécessités lointaines et inéluctables, comme la rotation de la terre, ou la succession des saisons. L’affaissement de l’esprit déductif est une caractéristique du XIXe siècle, en même temps que sa timidité psychologique. Les écrivains prétendus sceptiques (un Renan, par exemple), n’osent pas aller jusqu’au bout de leur raisonnement, ni même d’un raisonnement quelconque, de peur d’y rencontrer la personne divine, ou son reflet dans la conscience humaine, qui est la responsabilité directe. Lus de ce point de vue, ces philosophes sans philosophie (car il n’aime point pour de bon la sagesse, celui qui s’arrête en chemin), ces hésitants, effrayés et abouliques, excitent un rire d’une qualité supérieure. Je vous recommande la correspondance falote de Renan et de Berthelot. L’esprit borné, fanatique et buté de Berthelot (dès qu’il sort de ses oignons, c’est-à-dire de la chimie, de la chaleur et des explosifs) voudrait en vain entraîner le souple Renan dans des voies introspectives, dont Renan, ancien clerc, flaire le danger et devant lesquelles il renâcle. Claude Bernard aussi est bien inquiet, le cher homme, quand, au delà du foie et de son sucre, du cerveau et de la distinction des nerfs sensibles et des nerfs moteurs, il aperçoit une sorte de lueur, qui n’est pas de pure phosphorescence. Vite, il se détourne et s’enfuit. Il n’est presque pas d’esprit prétendu libre, en cette époque si profondément timide, chez qui ne se remarque, plus ou moins dissimulée, tacite ou arrogante, cette panique du divin. Les théologiens n’avaient pas les mêmes transes, certes, vis-à-vis de l’incrédulité, et ils vous l’empoignaient hardiment.

La méconnaissance des effets, dans leurs rapports avec les causes, m’objecte quelqu’un, c’est absurdité, plus que stupidité. Sans doute, mais, dans le fait d’être absurde, il subsiste une possibilité, une notion d’énergie. Au lieu que le XIXe siècle se complaît dans ses insanités. Étymologiquement, « stupet » : il demeure là, au même point, immuable, béat et réjoui, comme un âne assis dans une mare ; et il s’admire et il se mire, et il convie les passants à le célébrer et à l’admirer. Lisez l’Avenir de la science de Renan, déjà nommé, qu’il appelait son « encéphalite » et trouvait manifestement un bouquin rare et hardi, et qui nous apparaît aujourd’hui comme une prud’homie sans nom. Lisez la burlesque correspondance du bon Flaubert, boule de jardin, où apparaissent, grandies en tous sens, toutes les sottises et niaiseries de son époque. Le plus drôle, c’est qu’il crut condenser sottises et niaiseries dans Bouvard et Pécuchet, morne recueil des fantaisies de deux imbéciles, alors que sa correspondance est un compendium beaucoup plus sérieux (et donc beaucoup plus comique), de néoponcifs autrement dangereux. Flaubert était trop ouvert à la sonorité des mots pour ne pas se griser du romantisme, lequel est lui-même l’exaltation des parties basses de l’humanité, aux dépens de la divine raison. J’ai vu, jadis, dans un jardin, un massif de roses admirables, et d’un coloris surprenant, dont le parfum grisant était contrarié et troublé par une autre odeur indéterminée. Le propriétaire de la roseraie se demandait s’il y avait, là derrière, quelque bête crevée. Non de bêtes puantes, mais d’une fosse d’aisance, jadis opulente, puis désertée et dont subsistait le fade souvenir. Là m’apparut l’image du romantisme, qu’inauguré la lyre de René et qui, finalement, s’incarne en Zola. Toute redondance verbale aboutit à l’instinct.

L’infatuation du XIXe siècle en général (et qui dépasse même celle des encyclopédistes de la fin du XVIIIe siècle, dont elle est issue), m’apparaît comme un legs de la Réforme et un épanouissement de l’individualisme. On la trouve aussi bien dans les académies, qui se dépouillent de leur substance et abandonnent le labeur, et même la politesse intellectuelle, pour le décorum, que dans les cénacles littéraires. Seule y échappe une savoureuse bohème de lettres, d’arts ou de science, méconnue par les contemporains, et qui sauvera la cause de l’originalité. Le poncif est de tous les temps, mais celui qui s’étend de 1830 à 1900, sous des déguisements successifs, avec une même candeur, est un poncif doctrinaire et pompier, d’une fibre, d’une qualité unique, car il prétend à l’innovation, à la singularité, à la hardiesse.

En voulez-vous quelques spécimens, résumés en quelques propositions ? Il n’y a que l’embarras du choix, et cent devises de néant (dont chacune pourrait servir d’épigraphe à un chapitre du présent ouvrage) résument cent années de discours, discussions, palabres, poèmes, romans, journaux, critiques et considérations philosophiques, dont le fatras remplirait dix bibliothèques de la contenance de celle d’Alexandrie. Car tout le monde prétend plus ou moins à écrire, résumer, juger, expliquer son propre caractère ou celui d’autrui, ou libérer ses humeurs, où améliorer la Constitution. Le bavardage n’est pas seulement sur la langue ; il est dans la plume, où des poétesses, volontairement hagardes, improvisées et échevelées, délaient en douze mille vers, de moins en moins sincères, leurs souvenirs d’enfance et l’éveil de leur puberté, où des prosateurs, d’ailleurs bien doués, racontent, en cinquante tomes, leurs navigations et escales en divers pays, jointes à la crainte qu’ils ont de la mort. Ah ! cette mort, comme on la redoute, dans le clan des laïcs et des sceptiques, des belliqueux négateurs de l’éternité et de son Juge ! Comme elle préoccupe et embringue tous ceux qui devraient pourtant se moquer d’elle, puisqu’elle est, à leurs yeux, néant, et que le néant abolit la souffrance, ainsi que tout souvenir de l’être, ainsi que toute préoccupation !… « Hélas ! je mourrai, je disparaîtrai, il ne restera plus rien de mon beau corps ni de mon esprit si subtil, ni de ma sagesse, ni de mes bondissements, ni de ma folie, ni de mon lyrisme, ni de ma gloire, ni de mes lauriers ! — Hélas ! non, d’après vos doctrines mêmes, rien ne restera, monsieur, madame. — N’est-ce pas une chose épouvantable ? — Mon Dieu non, c’est chose ordinaire et courante en matérialisme, et dont il faut, dès la naissance, prendre votre parti. » Comparez à cette pusillanimité devant l’inéluctable, à cette chair de poule, à ces frémissements, l’impavidité des gens du XVIe du XVIIe, même du XVIIIe siècle, où aristocrates et bourgeois regardèrent avec des yeux calmes la guillotine et haussèrent les épaules devant leurs bourreaux. Cette charrette d’enfants, hurleurs et échevelés, qui parcourt les avenues du romantisme français, en ameutant et terrifiant les badauds, à l’aide de phrases sonores et de rimes alternées, est quelque chose de dégoûtant et qui rend honteux. Le manque de tenue devant la Camarde est le pire de tous, et l’acceptation de l’inéluctable devrait s’enseigner de bonne heure aux enfants, avec la façon de lire et de manger.

Quiconque meurt meurt à douleur.
Celui qui perd vent et haleine,
Le fiel lui tombe sur son cœur,
Puis sue, Dieu sait quelle sueur !

dit sobrement François Villon…, et il court à d’autres exercices. Est-il sottise plus grande que de passer le bref temps de la vie à conjecturer et lamenter la mort, et n’y a-t-il pas plutôt une curiosité, attenante à ce moment de passage, que nous devrions cultiver en nous ? Puis après pareilles guerres, semblables holocaustes et le peuplement de tant de cimetières, de fossés et de champs convertis en cimetières, quelle surpuérilité ridicule que cette plainte, que cette inquiétude, que cette angoisse ! En vérité, il est temps de fermer le vocero du cercueil qui vient et de chercher d’autres sujets d’élégie que celui de notre propre anéantissement. Depuis quelque temps, je juge un poète (hors de son rythme et de son élan) à la façon dont il prend bien la mort. Tel Mistral, dans les Olivades, conjecturant avec sérénité son tombeau et l’évanouissement progressif de sa gloire. Qu’il s’estime heureux, celui qui n’est pas mort d’une balle au front, obscurément, de 1914 à 1918, et qui peut encore manger la soupe baudelairienne, « au coin du feu, le soir, auprès d’une âme aimée ! » Qu’elle s’estime heureuse, celle qui n’a pas dû vendre son corps pour gagner son propre pain et qui a lit, canapé, mari, enfants, voire belle-mère, entourage de médisants et de calomniateurs ! Tout cela vaut mieux que la terre froide et prématurée, ou que le sourire pernicieux de l’entremetteuse.

Revenons donc à nos poncifs, ou plutôt à quelques-uns d’entre eux :

1° Le XIXe siècle est le siècle de la science.
2° Le XIXe siècle est le siècle du progrès.
3° Le XIXe siècle est le siècle de la démocratie, qui est progrès et progrès continu.
4° Les ténèbres du moyen âge.
5° La Révolution est sainte et elle a émancipé le peuple français.
6° La démocratie, c’est la paix. Si tu veux la paix, prépare la paix.
7° L’avenir est à la science. La Science est toujours bienfaisante.
8° L’instruction laïque, c’est l’émancipation du peuple.
9° La religion est la fille de la peur.
10° Ce sont les États qui se battent. Les peuples sont toujours prêts à s’accorder.
11° Il faut remplacer l’étude du latin et du grec, qui est devenue inutile, par celle des langues vivantes, qui est utile.
12° Les relations de peuple à peuple vont sans cesse en s’améliorant. Nous courons aux États-Unis d’Europe.
13° La science n’a ni frontières, ni patrie.
14° Le peuple a soif d’égalité.
15° Nous sommes à l’aube d’une ère nouvelle de fraternité et de justice.
16° La propriété, c’est le vol. Le capital, c’est la guerre.
17° Toutes les religions se valent, du moment qu’on admet le divin.
18° Dieu n’existe que dans et par la conscience humaine. Cette conscience crée Dieu un peu plus chaque jour.
19° L’évolution est la loi de l’univers.
20° Les hommes naissent naturellement bons. C’est la société qui les pervertit.
21° Il n’y a que des vérités relatives, la vérité absolue n’existe pas.
22° Toutes les opinions sont bonnes et valables, du moment que l’on est sincère.

Je m’arrête à ces vingt-deux âneries, auxquelles il serait aisé de donner une suite, mais qui tiennent un rang majeur par les innombrables calembredaines du XIXe siècle, parmi ce que j’appellerai ses idoles. Idoles sur chacune desquelles on pourrait mettre un ou plusieurs noms. Nous aurons amplement l’occasion d’y revenir et de discerner, sous chacune d’elle, dans son socle, la timidité et l’outrecuidance dont nous venons de parler. Essayons auparavant de situer le XIXe siècle en France, quant à ces vastes mouvements de l’esprit humain, comparables à des lames de fond, qui déferlent, au cours de l’histoire, sur les sociétés, et dont l’origine demeure obscure, comme celle des grandes conflagrations, invasions ou tueries où elles atterrissent et qui en paraissent les chocs en retour.

Le moyen âge français est dominé, quant à l’esprit, par l’incomparable scolastique — dont nous commençons à peine à retrouver les linéaments — et par saint Thomas d’Aquin ; quant à la pierre, par les cathédrales ; quant au mouvement, par les Croisades, dont l’aboutissement est Jeanne d’Arc. Car la vierge héroïque est issue de cet immense frisson fidèle.

Puis vient la Renaissance, personnifiée chez nous par ces trois noms : François Ier (avec sa prodigieuse couronne d’artistes, de poètes, d’érudits), Rabelais, Montaigne et ce qui s’ensuivit. Si cette époque nous est mieux connue que le moyen âge, elle est loin cependant de nous avoir livré ses secrets et sa filiation. Car la révélation d’Aristote par saint Thomas n’est-elle pas l’origine de la Renaissance ?

Maintenant voici la Réforme, avec Luther, Calvin, l’assombrissement de l’esprit européen par la négation du miracle, finalement la déification de l’instinct et de la convoitise brute. De la Réforme sortent Rousseau à Genève et Kant à Koenigsberg. Ce dernier ébranle la raison occidentale par cette exhaustion de la réalité qui s’appelle le criticisme transcendantal, et en niant l’adéquation de la chose à l’esprit, du monde extérieur au monde intérieur.

À la Réforme succède la Révolution française, directement inspirée de Rousseau, puis de l’Encyclopédie. C’est la fin du XVIIIe siècle et aussi l’aurore sanglante du XIXe . Examinons ce dernier, enfant et jeune homme (1806 à 1815), puis adulte (1848), puis vieillissant (1870), puis moribond (1900 à 1914). Car il faut tenir compte du décalage de quelques années, entre la morne et fatale Exposition de 1900 et la grande guerre, comme du décalage des débuts, entre le Directoire et l’assiette de l’Empire. Les siècles ont, comme les gens, une part de continuité héréditaire et une part d’originalité, un moi et un soi. Je renvoie, pour cette démonstration, à l’Hérédo et au Monde des Images.

Quelle est la part du moyen âge, dans l’esprit et le corps du XIXe siècle français ? Entièrement nulle. Le XIXe siècle court après une philosophie de la connaissance, c’est-à-dire après une métaphysique, sans la trouver. Car le kantisme est l’ennemi de la connaissance, puisqu’il en nie le mécanisme essentiel (adœquatio rei et intellectus). Le XIXe siècle n’a pas d’architecture, ce qui est le signe d’une pauvreté à la cime de l’esprit, et aussi d’un profond désaccord social entre le maître d’œuvres et l’artisan. Le XIXe siècle n’a pas de mouvement, dans le sens que je donne à ce mot, en parlant des Croisades et de Jeanne d’Arc. Il n’a que de la tuerie. Nous dirons pourquoi. Bonaparte est une sorte de parodie sacrilège des Croisades. Il représente la Croisade pour rien.

Quelle est la part de la Renaissance, dans l’esprit et le corps du XIXe siècle français ? Presque nulle. L’ignorance s’y répand largement par la démocratie, et elle gagne jusqu’au corps enseignant, par le progrès de la métaphysique allemande ; si bien que le primaire finit par y influencer le supérieur ; ce qui est le grand signe de toute déchéance. Lorsque le bas commande au haut, la hiérarchie des choses et des gens est renversée. Mon « presque » est motivé par quelques érudits et penseurs (notamment un Fustel de Coulanges, un Quicherat, un Longnon, un Luchaire), héritiers de l’esprit sublime qui remonta aux causes, tout le long du XVIe siècle, par la fréquentation des anciens ; et aussi par quelques peintres (école de Fontainebleau) et sculpteurs (Rude, Puget, Carpeaux, Rodin) animés du feu de Rome et d’Athènes.

Quelle est la part de la Réforme, mêlée à sa fille sanglante la Révolution, dans l’esprit et le corps du XIXe siècle français ? Considérable. Bien mieux, totale. Je comparerai ce bloc de l’erreur, réformée et révolutionnaire, à un immense quartier de roc, placé à l’entrée du XIXe siècle français et qui en intercepte la lumière, réduisant ses habitants au tâtonnement intellectuel. Qu’est-ce en effet que le romantisme, sinon la Révolution en littérature, qui ôte à la pensée sa discipline et au verbe sa richesse avec sa précision. Car le clinquant n’est pas de l’or et Boileau l’a joliment dit.

Oui, mais il y a là la Science (avec un grand S) ; et le XIXe siècle a pour lui le laboratoire et l’usine, ces deux instruments de tout progrès.

Ici je demande au lecteur de me faire crédit jusqu’après la lecture du chapitre où nous examinerons, ultérieurement, d’abord la timidité de l’esprit scientifique (dérivation lui-même de l’esprit et de l’imagination poétiques) au XIXe siècle, la fragilité d’une partie de sa science, aussi éphémère en ses hypothèses, que ces insectes qui éclosent et meurent tout ensemble à la surface des étangs, et la nocivité de l’autre. Il ne s’agit nullement ici de proclamer la faillite, ou la banqueroute de la science, comme le fit ce fol de Brunetière, dans ses inconsistants travaux de hérissé dogmatique, contradictoire et bien pensant. Il ne s’agit pas non plus de bouder les quelques avantages stables et positifs, qui sont sortis de l’effervescence scientifique entre 1860 et 1914. Mais il s’agit de voir l’envers de la médaille et le retournement du laboratoire et de l’usine (sous l’influence de l’insanité politique) contre cette humanité qu’ils étaient censés avoir portée, l’un et l’autre, au plus haut point de perfection.

Car la science vraie (qui dépasse le laboratoire et l’usine), ne date pas d’hier, et c’est ce dont les nains et rabougris de l’esprit, qui encombrent les avenues et passages du XIXe siècle, n’ont pas l’air de se douter.

Le calcul, le haut calcul, et les lois astronomiques qu’il exprime, étaient connus des Égyptiens, dont les monuments présument aussi d’extraordinaires connaissances mécaniques. Mais qui dit connaissances mécaniques dit connaissances physiques et biologiques. L’embaumement des corps en est la preuve. Aussitôt que l’esprit humain s’ébranle dans le sens de la conception du mouvement et des modalités du mouvement, il s’ébranle simultanément dans la catégorie de la vie animée.

La navigation à voiles est une science.

La fabrication du pain est une science, et qui implique une connaissance approfondie de la fermentation et de ses vertus, bien avant Pasteur.

La fabrication du vin est une science. Même remarque quant aux ferments.

Pas plus que les proverbes, chansons, ou légendes populaires, ces découvertes ne furent l’œuvre d’une collectivité. Elles nous vinrent d’hommes de génie, dont les noms et les autres travaux sont perdus et oubliés. De même pour la taille des métaux, le tissage des vêtements, les textes législatifs, les routes et conduites d’eau, et autres connaissances, devenues essentielles et consubstantielles à l’existence civilisée. Or, aucune des découvertes, dont le XIXe siècle est si vaniteux, n’a ce caractère de pérennité et de consubstantialité. On sent que la science de l’électricité pourrait s’éteindre et disparaître, par un court-circuit intellectuel, comme l’électricité elle-même. La chimie actuelle, en voie de transformation, se débat, comme une agonisante, dans les hypothèses atomiques, et dans celles concernant l’éther, qui elles mêmes s’effondrent de tous côtés. Le sol de la bactériologie pastorienne est lézardé, et les cuisiniers des divers sérums et virus, devenus plus ou moins inopérants, se demandent si les microbes s’habitueraient à leurs méthodes d’attaque. Bref, il apparaît que la stabilité des découvertes est inversement proportionnelle à leur nombre et à leur vitesse, et que, là comme ailleurs, la nature (aussi bien naturée que naturante, comme dit Spinoza) exige du temps et des délais, à la façon du mauvais débiteur.

Or, la précipitation est une caractéristique du XIXe siècle, au même titre que la timidité et l’infatuation ; et cette hâte, si préjudiciable aux travaux de l’esprit, comme à ceux du corps, augmente régulièrement de la cinquantième à la cent-quatorzième année de ce personnage séculaire. Puisque nous admettons que le XXe siècle commence en réalité à la formidable réaction de la première bataille de la Marne. Cette précipitation a eu un bon côté, en s’objectivant et en donnant les chemins de fer, les bateaux à vapeur, les diverses télégraphies, les automobiles, les téléphones et tous les multiplicateurs de la vitesse. Elle a eu, mentalement, son mauvais côté, en donnant comme résolus, ou fort avancés, des problèmes encore dans l’œuf, comme parfaites et immuables des institutions détestables et des erreurs grossières, comme immortelles des réputations usurpées. La fabrication des fausses gloires est une industrie de ce temps morose, et dont témoignent suffisamment les vaines statues qui peuplent nos carrefours et les sots noms donnés à nos rues.

Qu’est-ce que la précipitation ? C’est d’abord la perte du rythme intérieur, qui permet d’approcher, dans tous les domaines, la vérité et la beauté. C’est, ensuite, un manque de vues générales. C’est, enfin, un effet de l’infatuation.

Il y a un rythme intérieur, qui préside aux atteintes des émotions comme aux mouvements de la raison. Il est très sensible dans la musique, dans la sonate comme dans la symphonie, et aussi dans le développement psychologique de l’enfant, depuis le moment où il commence à parler, jusqu’à celui où il se met à conjoindre des concepts. Mais aucun siècle, autant que celui qui nous occupe, n’a méconnu l’enfant : sa précoce sagesse et lucidité vers la septième année, sa déviation imaginative ultérieure, vers la douzième année, par l’éveil de l’instinct sexuel. Les théologiens et les psychologues du moyen âge et de la Renaissance ont connu et décrit ce rythme intérieur, duquel dépend toute la logique, la mystérieuse et puissante logique. La Réforme, en réduisant la perspective de l’esprit et sapant la foi, a appauvri et embrouillé ce rythme intérieur, que la Révolution et ses laudateurs et disciples libéraux ont complètement obscurci. La méconnaissance de ce rythme intérieur est un des solides piliers de la bêtise. C’est ce rythme intérieur qui donne, à la parole et aux écrits, leur portée, aux personnalités leur poids et leur ampleur, à la poésie claire, sa force magique. Le génie d’un Ronsard consiste à libérer, à exprimer ce rythme intérieur, et son harmonieuse cadence palpite comme l’âme universelle des choses. De même chez Léonard de Vinci, lequel invente comme il respire, et toujours dans le sens de la beauté.

Le manque de vues générales est un travers commun à bon nombre de savants du XIXe siècle, à la plupart des historiens et, au plus romantique de tous, à Michelet. Ils les remplacent par des aspirations, ce qui n’est pas la même chose, ou par des prophéties, ce qui est ridicule. Le type de la vision historique d’ensemble est fourni par le Discours sur l’histoire universelle de Bossuet, placé sur un promontoire intellectuel d’où l’on distingue les causes, leurs mouvements sinueux, leurs affluents, leurs embouchures, comme un tracé de fleuve lumineux. Cet ouvrage incomparable montre comment le sens précis du divin — tel que le développe le catholicisme — éclaire et renforce le diagnostic des déterminantes humaines. Il est une preuve vivante de la faiblesse et du vague de l’hérésie protestante, mère elle-même d’une critique rudimentaire et incertaine. Rapprochez du Discours sur l’histoire universelle la rêverie de Michelet, la platitude d’Henri Martin, ou l’honnête controverse des Thierry, et mesurez la hauteur de la faille, en ce domaine, du XVIIe au XIXe ! Elle est à peu près de même taille que celle de Molière à Augier ou Dumas fils et de Descartes à Ravaisson ou à Cousin.

C’est que l’esprit réformateur, ou rousseauiste, ou révolutionnaire (c’est tout un), présume lui-même cette erreur foncière — et meurtrière des idées générales — qui consiste à croire qu’on innove sans continuer. Tout novateur véritable est un continuateur. Nihil innovatur nisi quod traditum est. L’idée que l’humanité rompt la file et repart du pied gauche, à un moment donné, sur un point de la planète, est puérile. Nous retrouvons en elle l’infatuation.

J’ai approché, dans ma jeunesse, mais avec des yeux déjà exercés — grâce à l’éducation paternelle — un type complet des meilleures qualités scientifiques de son temps, mais aussi de cette infatuation caractérisée : le professeur Charcot. Il n’était aucune des vingt-deux idoles énumérées plus haut, qu’il n’adorât respectueusement, avec quelques autres, en s’admirant lui-même de les adorer. Ce médecin de haute envergure, et, par certain côté, génial, raisonnait, comme un produit de l’école du soir, des choses de la politique et de la religion. Il croyait que la Révolution française, avait émancipé l’humanité, que les mystères de la religion catholique sont des sottises, bonnes pour les vieilles femmes, que Gambetta avait un cerveau et que la démocratie est un régime normal, sous lequel peut vivre, durer et prospérer un grand pays. Je ris quelquefois, de bon cœur, en me rappelant certains propos tenus par ce savant, auréolé, de son vivant, d’une autorité telle et si tyrannique que personne n’osait le contredire. Par contre, il se déclarait plein de vénération pour le bouddhisme (voir travaux, aujourd’hui bien désuets, d’Eugène Burnouf), lequel semble une confusion sans nom de toutes les vases réunies de la sociologie et de la morale, brassées entre l’Orient et l’Occident au cours des âges, et dont la misère intellectuelle est saisissante. Imaginez un Charcot au XVIe ou au XVIIe siècle. Contenu, bridé, sur les points essentiels, par les disciplines mentales, l’humanisme et l’humilité consécutive et bienfaisante de ces temps vigoureux, il eût été une imagination universellement forte. C’est l’infatuation de son siècle qui l’a borné et affaibli, quant aux sommets.(religion, politique) de l’esprit humain.

La prétendue émancipation de l’esprit français au XIXe siècle (telle qu’elle s’enseigne encore lisiblement dans nos facultés et nos écoles) est, au contraire, un asservissement aux pires poncifs, matérialistes, ou libéraux, ou révolutionnaires. Et sur ce terrain, comme c’est la politique qui juge les doctrines humaines en dernier ressort, de même que c’est elle qui les met en mouvement, je vous dirai : comparez le traité de Westphalie (1848) à la paix de Versailles (1919). Mesurez, si vous le pouvez, la chute des parties, dites souveraines, de l’intelligence politique française, de la première de ces deux dates à la seconde ; mesurez l’affaissement de la sagesse et le recul psychologique !

Mais, dès le 31 juillet 1914 (où finit, en réalité, le XIXe siècle, dans le charroi de l’artillerie allemande, issue de Kant et de Fichte, autant que de Bismarck et de Moltke) la stupidité politique, qui caractérise ces cent et quelques années, ou minutes, ou secondes, apparaît en éclair, dans une mesure militaire inouïe : le recul initial de 10 kilomètres, imposé aux armées françaises par le gouvernement français, suggéré lui-même par les socialistes français, lesquels étaient influencés par les socialistes allemands, lesquels obéissaient à leur empereur. D’une part, le plan de combat de notre état-major (le premier du monde, comme on l’a vu, et de beaucoup) comportait l’offensive sur tous les points. De l’autre, l’humanitarisme homicide, à la mode chez les Anglo-Saxons et chez nous depuis 1900, comportait, aux yeux du régime républicain, la nécessité d’une preuve de non-agressivité. Cette preuve de non-agressivité, ce recul de 10 kilomètres, sur toute la ligne frontière, renversait le plan de notre état-major. Elle nous mettait en état d’infériorité immédiate et manifeste, stratégique et tactique. Elle affolait nos liaisons et paralysait nos troupes de couverture. Elle nous valut la triple défaite de Morhange, Dieuze et Charleroi. Elle amorça l’invasion et l’occupation allemandes. Elle aurait pu nous coûter la vie nationale. Il n’est pas indifférent, on le voit, d’admettre telle ou telle doctrine politique, de subir telle ou telle institution, reliée à cette doctrine. Nos vingt-deux idoles veulent du sang.

Je mets en fait qu’à aucune époque de notre histoire une semblable insanité n’eût été possible, ni tolérée. Elle fut tolérée, parce que le généralissime des armées françaises, Joffre, croyait que, même en temps de guerre, l’autorité militaire doit s’incliner devant les politiciens. Le généralissime Joffre et vainqueur de la Marne croyait cela (qui est absurde et funeste) parce que la presse républicaine et ses maîtres républicains le répétaient depuis sa jeunesse. Il eut bien la force de vaincre l’Allemagne, dans de pires conditions que celles où Charles Martel vainquit les Sarrasins à Poitiers. Il n’eut pas la force de secouer les préjugés démocratiques, qui lui avaient été inculqués de bonne heure et au milieu desquels il avait grandi et gagné ses grades.

Le Credo en vingt-deux points qu’on a lu plus haut (et qui rappelle l’hilarante guerre faite à l’admirable Syllabus, du pape Pie IX, par tous les ignorants et ignares diplômés de ces quarante dernières années) avait, avant les travaux de Maurras, acquis une telle force qu’il s’était imposé, même à ses adversaires. Comment cela ? Par la presse quotidienne à grand tirage et à très bon marché, tombée aux mains de l’oligarchie politicienne, qualifiée, chez nous, de démocratie. Nous étudierons le mécanisme de cette servitude. « Rarement un esprit ose être ce qu’il est », a dit Boileau. Tout le secret de cette influence de l’imprimé quotidien consiste, en République, à augmenter encore la timidité mentale, à refouler le sens commun, par le credo révolutionnaire du progrès indéfini et de la science toujours bienfaisante. C’est dire que le rôle de la presse, arme à deux tranchants, dans la diffusion des insanités au XIXe siècle, a été et est demeuré considérable, et d’autant plus nocif qu’on avance de 1830 à 1900 et au delà. Nous étudierons ce processus en détail ; mais, dès maintenant, il faut se demander pourquoi cela ? Le schéma de cette servitude nouvelle de l’esprit public vis-à-vis de l’imprimé quotidien est le suivant :

Le XIXe siècle a été le siècle par excellence de la banque et de la finance, donc le siècle juif. Car le peuple juif a, en cette matière, une formidable avance sur le peuple français et sa position internationale lui permet le jeu de Bourse à coup sûr.

La finance internationale a compris l’importance nouvelle de la presse, notamment en France ; et elle s’est, par divers moyens, saisie de la presse à grand tirage, dite d’information. C’est à cette manœuvre que tentaient de s’opposer les fameuses et prévoyantes ordonnances de Charles X, qui amenèrent la révolution de 1830.

Devant cette manœuvre, essentiellement ploutocratique, où c’est l’argent qui commande à la pensée et aiguille l’opinion publique, a été tendu le rideau des institutions et thèses démocratiques. La presse, dite démocratique, développe et impose l’absurde et meurtrier credo en vingt-deux points. Nous le retrouvons chaque jour, ce credo tiré à quelques millions d’exemplaires. C’est de cette presse, ainsi que de l’aveuglement criminel des politiciens français, notamment à partir de 1900 et du cabinet Waldeck Rousseau, qu’est issue l’impréparation à la guerre et que, si l’on n’y met bon ordre, sortira encore la guerre de demain.

En fait, et depuis de longues années, les Français du XIXe siècle prolongé jusqu’en 1914, se sont laissé mener, comme des moutons à l’abattoir, par une oligarchie financière sémite, masquée en gouvernement du peuple par le peuple. Une telle duperie n’était possible que dans l’affaissement et l’intimidation des élites, que dans la disparition des corps sociaux, œuvre de la Révolution française, de 1789 à 1793. À ces cinq années de guerre civile correspondent exactement, cent vingt ans plus tard, les cinq années de guerre exhaustive de 1914 à 1918. Jamais leçon n’a été plus manifeste, plus évidente, plus saisissante, plus palpable, plus tangible. Mais peu d’intéressés s’en doutent encore à l’heure où j’écris, à cause du voile de l’imprimé. La presse française à grand tirage ne sert point à divulguer ; elle sert à cacher, à celer, à dissimuler, et aussi, aux heures critiques, à fourvoyer.

Tout ceci se résume en quatre mots : l’État contre la nation. Qu’on y prenne garde : ç’a été de tout temps la formule de la désagrégation, puis de la disparition des peuples. Le juif épouvantable, Alfred Naquet, qui s’y connaissait, annonçait ironiquement aux Français, dès 1912, que le rôle de leur pays était d’être crucifié, comme Jésus-Christ, pour le salut de l’univers. Tel est le sort que l’on nous propose aujourd’hui. Est-ce à dire qu’il n’y ait pas eu, dans le courant de ce siècle XIXe, des hommes perspicaces, des hommes de grand talent et des hommes de bonne volonté ? Ce serait une forte injustice que de le prétendre. Mais les hommes perspicaces n’eurent pas, en général, l’audition de leurs contemporains. Mais les hommes de grand talent employèrent ce talent à des lamentations inutiles ou nuisibles (cas de Chateaubriand) ou à des prédictions et prédications insensées (cas de Hugo, le vaticinateur à rebours). Quant aux hommes de bonne volonté, ils ne firent pas porter celle-ci sur le point où elle eut été efficace. C’est une question de savoir si les héroïques missionnaires catholiques, qui sont — dans l’ordre du mouvement — l’honneur de la France à la dérive XIXe siècle, n’auraient pas obtenu un résultat beaucoup plus important, du point de vue spirituel et pratique, en évangélisant leurs compatriotes, à la façon du grand Ozanam par exemple. C’est au fond ce que craignait l’État ploutocratique (car la foi est l’antidote de l’argent) ; d’où les persécutions que l’on sait. Ce domaine sacré n’est pas le mien et je m’interdis d’y pénétrer. Néanmoins, la vie terrestre étant un combat (et plus encore dans le spirituel qu’ailleurs), j’estime qu’il vaut mieux porter un coup au centre et au bulbe qu’à la périphérie et aux annexes. Comment évangéliseront les missionnaires, quand leur recrutement en France sera tari par un État qui tarit tout ?

L’obscurcissement des vues générales tient, selon moi, au remplacement de la croyance, et de l’ambiance de la croyance, par la crédulité. Comparez un sceptique à un sceptique, et le grand nom du XVIe siècle dans cet ordre, qui est Montaigne, au grand nom du XIXe siècle en France, qui est Renan. Quelle richesse, quelle surabondance, chez le premier, et, dans la ligne de discussions ou de remarques, qu’il a finalement choisie, quelle assurance ! Car la façon de discuter de Montaigne s’inspire encore de la scolastique et épuise son sujet avant de conclure, même quand elle conclut qu’elle ne conclut pas. Sur chaque point, Montaigne fait le tour de l’homme, en général, puis de la question rapportée à l’homme, puis des références de la sagesse antique. Renan se contente d’énumérer, avec la grâce ironique qui lui est propre, deux ou trois points de vue assez flexibles, de constater leur désaccord, puis de s’en tirer par une esquive. Vous chercheriez en vain, chez Renan, une direction originale, — en dehors de son travail d’érosion, — une direction positive quant aux grands sujets qui maintiennent la civilisation : l’enseignement par exemple ; ou l’accord d’une forte morale et de la mobilité des mœurs ; ou la constitution de la famille ; ou la règle de l’État. Dans un de ses meilleurs ouvrages, la Réforme intellectuelle et morale, que de flottements et, chez cet hésitant, que d’affirmations hasardées, que de bévues ! Tel ce passage où il déclare qu’un peuple barbare n’aura jamais d’artillerie. Tel cet autre où il affirme qu’un officier élevé par les jésuites (ce qui devait être, quarante-cinq ans plus tard, le cas de Foch) ne battra jamais un officier allemand de grade égal. Au contraire, lisez chez Montaigne le chapitre de la ressemblance des enfants aux pères, qui traite de l’hérédité, de façon plus complète et approfondie qu’aucun auteur du XIXe siècle. Si je comparais les vues générales à une forêt, plantée de toutes sortes d’essences d’arbres, je dirais que l’esprit du XIXe siècle représente un appauvrissement des deux tiers sur la forêt du XVIe siècle, et de plus d’un tiers et demi sur celle du XVIIe siècle. Avec Renan, un des plus grands remueurs d’idées générales, est, sans contredit, Auguste Comte. À côté de parties lézardées — notamment dans l’échelle et hiérarchie des connaissances — il y a des plans qui tiennent assez bien, pour toute la partie non spirituelle, car la faiblesse augmente à mesure que mens agitat davantage molem, et sa fermeture à la haute psychologie, qui touche forcément à la théodicée, est totale. Mais qu’est-ce que Comte à côté de Descartes, du solide Descartes du Discours de la méthode et du poète si original des tourbillons ! Car je parle ici non du reliquat indestructible de l’imagination philosophique, — reliquat forcément réduit, même chez les plus grands, — mais de l’intensité, de la variété de cette imagination. Les tourbillons ne sont pas plus vrais en fait que les atomes de Lucrèce ; mais la fantaisie en est plus vaste et alléchante que le système étagé de Comte, avec ses mathématiques au rez-de-chaussée, et sa théologie au sixième, dans les chambres de bonne, comme on l’a fait observer.

La raréfaction et l’obscurcissement des vues générales expliquent le peu de résistance qu’a rencontré le culte aberrant des vingt-deux idoles exposées plus haut. Au lieu de dresser immédiatement contre elles les faciles marteaux, critiques et philosophiques, qui les eussent brisées, ceux qui auraient pu et dû manœuvrer ces marteaux ont fait des concessions, de forme et de fond, à ces idoles. Ils ont feint de croire à leur nouveauté, à leur intérêt, à leur fascination, à leur excellence. Ou bien ils les ont combattues, sentimentalement, sensiblement, alors qu’il fallait les combattre rationnellement, les extirper, et cela dès le début. Elles ont ainsi fait leur chemin tragique ; les immolations qui en sont résultées dépassent tous les sacrifices de Moloch et de Baal. J’écris ce livre avec la confiance qu’en dépit de ses imperfections, son alarme incitera des hommes jeunes, ardents, sains et cultivés, ayant le sens de la patrie, et l’usage, avec l’amour, de sa forte langue, à lutter, comme nous le faisons à l’Action française, contre ces erreurs maîtresses de massacres. Mourir avec les yeux ouverts sur la raison pour laquelle on meurt est un avant-goût de l’immortalité. La mort, en ilote, les yeux fermés sur les causes, sur les Mères de Gœthe et la genèse de sa mort, est un tombeau double et piteux. Je n’écris pas seulement pour les victimes, virtuelles ou présentes, de ces erreurs, mais aussi pour leurs pères et mères. Les pères, mes contemporains, ont besoin d’être désengourdis et instruits. Ils ont trop cru à la stabilité du mal, à son non-parachèvement par le pire. Les mères, ayant davantage gardé l’habitude de l’oraison (qui est la toilette quotidienne de l’esprit), ont peut-être plus de clairvoyance. Mais elles craignent, en allant jusqu’au bout de cette clairvoyance, de se mêler de ce qui ne les regarde pas. Or, la sauvegarde de leurs enfants les regarde ; et celle-ci serait définitivement compromise, si la prolongation des idoles amenait demain un nouveau massacre.

Car les révolutions et les guerres, et en général les maux humains, découlent naturellement des erreurs des hommes. Erreurs des esprits, erreurs des tissus, erreurs héréditaires, erreurs des groupes, erreurs nationales, erreurs politiques, erreurs morales, qu’on aurait pu redresser, rectifier, ridiculiser, anéantir, sur tel ou tel point, avant qu’elles devinssent meurtrières, de même qu’on peut corriger l’hérédité et qu’on le pourra — j’en ai la certitude — de plus en plus. Ce qu’on appelle la destinée physiologique n’est souvent qu’une mauvaise hygiène. Ce qu’on appelle la destinée psychologique n’est souvent qu’une mauvaise éducation. Ce qu’on appelle la fatalité n’est le plus souvent qu’incurie politique et légèreté, S’il est une leçon que l’âge apporte à celui qui lit et réfléchit, c’est que les possibilités de l’homme, dans le bien, sont infinies ; alors que ses possibilités dans le vice et dans le mal sont assez courtes ; c’est que sa responsabilité est entière et reste entière.

Le jour où vous jugez que cette responsabilité n’est plus entière, la loi et ses sanctions s’écroulent et avec elles la famille, et bientôt l’État. Comme on le voit dans le divorce (chute de la loi divine et humaine du mariage) où la prétendue libération des conjoints aboutit à la servitude et à l’écartèlement de l’enfant. Comme on le voit dans la molle répression des crimes, inculquée aux magistrats débiles par la fausse théorie des impulsions irrésistibles. L’homme qui n’est pas complètement dément peut toujours résister victorieusement à une impulsion ; mais toute la philosophie régnante du XIXe siècle lui enseigne à n’y pas résister. Cette philosophie ne cesse de lui répéter, depuis cent ans, que tous ses actes et son inertie elle-même, sont commandés et inéluctables ; que ses nerfs, ses instincts n’ont pas de frein ni de contrepoids ; et il a fini par le croire. La notion de la résistance morale et intellectuelle, jusqu’au 5 septembre 1914, semblait plus que compromise chez nous. Les sept jours de la victoire de la Marne ont donné un ébranlement en sens contraire, et prouvé, sur tous les points, l’efficacité de cette résistance. Il importe que le bienfait intérieur n’en soit pas perdu.

Ceci posé, nous allons examiner successivement la stupidité foncière et béate du XIXe siècle :

1° Dans son esprit et ses manifestations politiques. Il faut bien commencer par là, car la politique est la grande commande. Les pays vivent et meurent de la politique. Ils s’abaissent par la politique, ils se relèvent par elle. Elle est le lien ou le poison de la cité. On peut dire de l’absence de bonne politique ce que le dicton provençal dit de l’absence de pain au couvert : « La table tombe » ;

2° Dans son esprit et ses manifestations littéraires, notamment en ce qui concerne le romantisme et ses applications à la vie publique ;

3° Dans certaines de ses doctrines philosophiques. Celles-ci aussi ont leur importance, et nous y joindrons, chemin faisant, l’avilissement systématique de l’enseignement à tous ses degrés ;

4° Dans la législation, la famille, les mœurs, les académies et les arts ; c’est-à-dire dans l’existence en société, et en ce qui concerne la disparition progressive d’une société polie ;

5° Dans son esprit scientifique ; notamment en ce qui concerne le dogme du déterminisme et celui de l’évolution.

La toile se lève sur une comédie tragique. Je n’ose promettre au spectateur qu’il ne regrettera pas son attention. Mais je lui certifie (sans crainte de me tromper) que la ruine de ces principes faux, qui seront mes principaux acteurs et bouffons noirs, est la condition de son propre salut et de celui du peuple français.