Le spectre menaçant/03/01

Maison Aubanel père, éditeur (p. 147-151).

I

SUR LA NOUVELLE FERME DES LESCAULT

Cinq années s’étaient écoulées, depuis que Pierre Lescault avait quitté sa belle ferme de Verchères, pour aller planter sa tente dans la nouvelle paroisse de colonisation du Lac-Saint-Jean, sise sur les bords de la Tikuapé. Cinq années de travail ardu et méthodique avaient transformé la forêt vierge en belle terre à culture. À peine quelques souches, ici et là, donnaient encore à la ferme Lescault l’aspect d’une terre nouvellement défrichée. Que de sueurs, que de fatigue avait coûtées à son possesseur cette forêt, transformée en champ de blé ! Aussi, avec quel courage, lui et ses fils s’étaient-ils mis à la tâche ! « Attelés » de l’aube au crépuscule, sans jamais se lasser, les Lescault avaient suivi les traces des premiers colons de ce pays, venus de l’Anjou, du Poitou, de la Normandie et de la Bretagne ; colons à l’écorce rude, mais au courage indomptable.

Le programme de Pierre Lescault s’était réalisé à la lettre. Son plan, tel que tracé pour la position des bâtiments, était maintenant un fait accompli. La belle rangée d’arbres bordant le chemin ornait un petit parc sans prétention, en face de la maison de ferme.

Cependant, malgré cette apparence extérieure de confort, la famille Lescault n’avait pas recouvré son bonheur d’autrefois. Transplantés dans un pays neuf, loin des parents et des amis, l’ennui ne les avait pas quittés. Madame Lescault avait vu sa chevelure blanchir dans l’espace de quinze jours, après le procès retentissant qui avait conduit son fils au bagne et elle portait sur sa figure la trace de la longue souffrance qui l’accablait encore.

— Si, au moins, il avait écrit après sa sortie du pénitencier, pensait-elle souvent au cours de ces longues nuits d’insomnie, qui la minaient tranquillement mais sûrement. Son père lui aurait déjà pardonné et il aurait été heureux de le bénir, s’il était venu se jeter à ses pieds. Peut-être, dans son for intérieur, n’attendait-il que ce mouvement de repentir de la part de son fils, pour dire comme le père de l’enfant prodigue : « Tuez le veau gras, car mon fils était perdu et je l’ai retrouvé ! »

Quatre jours de l’an s’étaient passés sans que cette marque de repentir se manifestât. Il était donc irrémédiablement perdu et leur douleur continuait toujours de s’associer à leur déshonneur.

Madame Lescault avait entendu dire que tous ceux qui entraient au pénitencier, devenaient dans la suite des criminels endurcis. André n’avait donc pas échappé au sort réservé aux bagnards ! Elle voyait même, dans ses hallucinations, un échafaud se dresser, pour ce fils qu’elle avait tant aimé et qu’elle aimait encore ! Cet enfant, qu’elle avait choyé comme les autres et peut-être plus que les autres, n’était pourtant pas méchant ! Il était du même sang que ses frères. Mais comme avait dit son père : « il avait tourné le dos à la terre et il avait mal tourné. » Ainsi se passaient ses nuits d’insomnie, toujours à méditer sur le même sujet.

Durant la journée, quand on frappait à la porte, Madame Lescault y courait toujours, croyant l’ouvrir à son fils qui se jetterait dans ses bras ! Sa sentence n’était-elle pas purgée ? Le désappointement assombrissait toujours sa figure ! Quelquefois une larme coulait de ses yeux, qu’elle essuyait du rebord de son grand tablier blanc.

— Si tu écrivais au gouverneur du pénitencier, Pierre, avait enfin hasardé Madame Lescault, peut-être nous donnerait-il de ses nouvelles.

— Bah ! tu vois bien qu’il n’a pas de cœur, répondit-il. J’ai eu bien de la misère à supporter la honte, mais son ingratitude me blesse encore plus profondément. Moi qui me suis ruiné pour lui, il aurait toujours pu nous écrire !

— Tu avais bien recommandé au maître de poste de Verchères de nous réexpédier notre courrier ?

— Oui, mais il a peut-être perdu notre adresse !

— Si tu lui écrivais de nouveau ?

— Je l’ai déjà fait, répondit Pierre Lescault en baissant les yeux.

— Et puis ? reprit anxieusement Madame Lescault.

— Il m’a répondu, qu’une seule lettre partant de Québec nous avait été adressée à Verchères ; mais comme il avait perdu notre nouvelle adresse il l’avait retournée ; depuis ce temps, rien !

— De Québec ? alors ça ne pouvait être de lui, dit Madame Lescault, d’un air de découragement.

Ils vécurent ainsi pendant des mois, attendant le retour de l’enfant prodigue, ignorant qu’un nouveau malheur les guettait.

De sinistres rumeurs circulaient au sujet de l’exhaussement des eaux du lac, depuis que les écluses du barrage étaient fermées. La Tikuapé, tributaire du grand lac, commençait à monter par le refoulement des eaux. Déjà le lac avait atteint le point 9, à l’échelle d’étiage de Roberval, et il montait, montait toujours. Le bruit se répandit bientôt que la paroisse de Sainte-Véronique allait être submergée. L’infiltration de l’eau avait noyé quelques caves et le niveau du lac montait continuellement. Des îlots se formaient ici et là et la moisson encore debout était menacée. Les chemins et les ponts disparaissaient sous la poussée de l’élément envahisseur qui menaçait de tout engloutir. Le curé avait prévenu ses ouailles d’être sur le qui-vive, pour sauver au moins leurs animaux, au cas où ils seraient obligés de quitter leurs fermes. Les terriens attachés à leur petit coin de terre, arrosée de leurs sueurs, pétrie de leurs mains, se cramponnaient à leur avoir avec cette conviction naïve que les hommes, quelque puissants qu’ils fussent, ne seraient pas assez méchants pour les chasser de leurs modestes foyers, acquis au prix de tant de sacrifices.

Ils avaient compté sans la cupidité de l’argent et le manque de sentiment humain des nouveaux maîtres de la région. Ni les délégations envoyées auprès des directeurs, ni les supplications des autorités municipales n’eurent l’heur d’une solution satisfaisante à leurs griefs. « Attendez ! vous serez dédommagés », leur répétait-on. C’était le seul espoir qui restait aux fermiers menacés, devenus des parias dans leur propre pays.