Le spectre menaçant/02/19

Maison Aubanel père, éditeur (p. 118-126).

XIX

LA FAMILLE DRASSEL

Hugh Drassel, multi-millionnaire, propriétaire des plus grandes pulperies du Lac-Saint-Jean et du Saguenay, était marié à une Canadienne-Française. Écossais, catholique de naissance, il s’était épris de Victoria Dumesnil, fille d’un riche marchand de la région, et l’avait épousée peu de temps après son arrivée au Canada.

Monsieur Drassel n’était pas riche, quand il débarqua au pays. Ayant quelques économies, il s’était lancé dans le commerce du bois à papier. D’heureuses spéculations lui procurèrent bientôt une fortune enviable, qui ne fit que s’accroître d’année en année. Il avait déjà atteint l’aisance quand il épousa Mademoiselle Dumesnil, réputée la plus belle aspirante de la petite ville de Chicoutimi. De ce mariage naquit Agathe, fille unique, au grand regret de Monsieur Drassel, qui aurait bien aussi désiré un fils.

Malgré leur richesse qui était devenue opulente avec les années, les Drassel n’en menaient pas moins une vie assez modeste, pour des gens de leur condition.

À l’âge de dix ans, Agathe avait été confiée aux Dames de la Présentation de Marie, à Coaticook, pour y poursuivre ses études et parfaire son éducation. Pourquoi Monsieur Drassel avait-il choisi la perle des Cantons de l’Est pour y envoyer sa fille ? Madame Drassel s’y était d’abord opposée, disant que c’était trop loin de Chicoutimi ; mais Monsieur Drassel était resté inflexible. Écossais de sang, il tenait sans doute à ce que sa fille apprît l’anglais en même temps que le français, et même qu’elle l’apprît à la perfection. En plus, le couvent de Coaticook offrait toutes les garanties d’hygiène possibles, étant situé dans une petite ville où tout respire la propreté, où l’on jouit de tout le confort moderne.

Agathe n’avait peut-être pas hérité de la beauté remarquable de sa mère, mais elle avait de plus belles qualités. Sa bonté, ses bonnes manières, sa jovialité et son étonnante humilité étaient remarquables.

Au Pensionnat de la Présentation, à Coaticook, elle ne faisait jamais parade de ses richesses, et rien ne pouvait laisser croire qu’elle fût fille de millionnaire. Seule sa générosité envers ses compagnes moins fortunées aurait pu laisser soupçonner de l’aisance chez ses parents.

Une chevelure dorée, abondante, encadrait une figure qui respirait la bonté et une vive intelligence, sans rien de plus remarquable. Ses études finies, comme toutes les jeunes filles, elle retournait heureuse à la maison paternelle.

« The Mansion », la belle résidence des Drassel, dressait ses deux élégantes tours dans les flancs du rocher escarpé qui borde le Saguenay, à quelque distance de Chicoutimi. Le personnel de la maison était débordant d’activité ce soir du 28 juin où l’on attendait le retour d’Agathe. Contrairement à ses habitudes, Monsieur Drassel commandait nerveusement aux serviteurs. Doué d’un tempérament froid, il donnait l’aspect d’un homme d’une sévérité extrême à l’usine. À la maison il était le plus débonnaire des hommes : bon papa, bon époux.

La maîtresse de la maison, quoique hautaine de sa nature, subissait l’influence de son mari. Elle semblait oublier et faire oublier aux autres l’immensité de leur fortune. Un peu fermés tous les deux, ils recevaient très peu de visiteurs. Madame Drassel se prêtait bien une fois ou deux par année à des réunions mondaines où elle ne manquait pas de briller par sa beauté qui semblait éternelle. À quarante ans, elle n’avait pas encore eu recours à cette « beauté empruntée » qui « répare des ans l’irréparable outrage ». Le calme du foyer lui avait été, de ce côté, salutaire.

Tous les serviteurs étaient sur pied en attendant l’arrivée d’Agathe : la bonne Agathe, comme l’avaient surnommée ses compagnes de pensionnat. « The Mansion » était éclairée à giorno. Le chauffeur était depuis huit heures à la porte, attendant le signal d’aller à la rencontre du train qui n’entrait en gare de Chicoutimi qu’à neuf heures.

À peine le train fut-il entré que Monsieur et Madame Drassel nerveux se rencontrèrent sur le portique de la porte cochère.

— Et que fais-tu ici ? demanda un peu gêné Monsieur Drassel à son épouse.

— Peut-être ce que tu fais toi-même, répondit en riant Madame Drassel.

— En effet, dit-il, je crois que nous nous devinons tous les deux. Vois-tu, c’est une époque, dans la vie d’une jeune fille, que sa graduation. Nous aurions dû nous rendre à Coaticook pour la circonstance !

— Il est trop tard pour le regretter, Hugh ! D’ailleurs il vaut mieux qu’il en soit ainsi. Elle a dû en éprouver une petite contrariété : ça l’habituera aux épreuves de la vie. Elle a vu elle-même à son transport et, tu sais, c’est commode de savoir se débrouiller dans la vie.

— Ah ! ce n’est pas que j’aie des inquiétudes sur son avenir ; j’y ai pourvu. J’ai confié à une compagnie de fiducie une somme suffisante pour assurer son confort.

— Oh ! Oh ! Tu ne m’avais pas dit ? De combien la dotes-tu ?

— Dix millions de dollars… et naturellement… quand nous serons disparus tous les deux, elle héritera de la fortune.

— Et les usines ? reprit tristement Madame Drassel. Quel dommage que nous n’ayons pas un fils !

— Ce que j’ai toujours déploré ; mais à défaut d’un fils il peut y avoir un gendre.

— Et le nom ? questionna plaisamment Madame Drassel.

— Voilà ! Mais que veux-tu, on ne refait pas le passé, et le temps passe si vite ! Il y a à peine vingt ans que j’ai commencé à édifier cette fortune, et déjà la question se pose : À qui la léguerai-je ?

— Mais ne te presse pas ! Tu as encore quarante ans devant toi ! Tu mènes une vie régulière. Il est vrai que tu te surmènes un peu, mais plus tard, peut-être plus tôt que tu ne le penses, tu pourras te reposer sur ton gendre et te la couler un peu plus douce.

— Oui, un fils à papa peut-être, dit mélancoliquement Monsieur Drassel, c’est ça qui repose un homme !

— Agathe pourra choisir !

— C’est bien cela ! Agathe choisira : mais qui choisira-t-elle ? Dans notre état de fortune elle ne peut pas marier le premier venu. Tiens, sais-tu que je préférerais pour Agathe un homme que j’aurais formé moi-même à l’usine ; un jeune homme sobre, intelligent, que je pourrais intéresser ; c’est l’idéal qui me conviendrait.

— Les jeunes gens, forcés par nécessité de travailler et qui auraient les qualités nécessaires pour épouser Agathe, sont assez rares, je crois !

— En effet, je n’en connais guère qui lui conviendraient, et encore faudra-t-il qu’il soit catholique. Mais voici l’auto qui gravit la côte. Entrons, pour n’avoir pas l’air de deux amoureux en train de se conter fleurette.

Avant que le dialogue prît fin, la limousine était déjà à la porte cochère. D’un bond Monsieur Drassel se précipita vers l’auto et ouvrit lui-même la porte. Agathe se précipita dans ses bras grands ouverts pour la recevoir.

— Où est maman ? dit Agathe en se dégageant des bras de son père.

— Mais tu ne la vois pas ? Elle est à mes côtés.

— Oh ! pardon, maman, je ne vous avais pas vue.

Une accolade en règle s’en suivit et elle entra dans la maison accrochée au cou de son père et de sa mère pendant qu’un serviteur s’occupait, en turlurettant, à rentrer les bagages.

— Bonjour, Arthur, dit aimablement Agathe au serviteur.

— Bonjour, Mamzelle Agathe, répondit-il gaiement, flatté de cette délicate attention.

— Ah ! comme on est bien chez nous, dit-elle en se jetant dans un grand fauteuil. C’est plus confortable que les bancs de l’école.

Monsieur et Madame Drassel étaient comme des enfants en présence de cette grande jeune fille de dix-neuf ans, aimante, distinguée et sans affectation. Agathe possédait cette distinction naturelle aux enfants qui ne sont pas gâtés par les richesses, quoiqu’elle fût peut-être la plus riche héritière de la région. Elle fit le tour de leur spacieuse demeure pour se familiariser de nouveau avec les choses dont elle avait été privée pendant ses études. Elle touchait un à un les objets qui lui rappelaient les meilleurs souvenirs. Elle retourna ensuite s’asseoir près de ses parents pour leur raconter les événements de sa dernière année de pensionnat. Monsieur Drassel parut heureux des réponses en parfait anglais aux questions qu’il lui posa dans sa langue maternelle.

Le grand manufacturier était très large en fait de nationalité. Il avait épousé une Canadienne-Française et s’adressait toujours à elle en français, qu’il parlait avec un léger accent étranger ; blood is thicker than water, comme disent les Britanniques, et Monsieur Drassel n’avait pas échappé à la règle ; c’est pourquoi les réponses spontanées d’Agathe en anglais lui avaient fait énormément plaisir.

Ils causaient avec animation de choses et autres quand, à une heure assez tardive, Monsieur Drassel était appelé au téléphone de longue distance pour une affaire importante.

— On doit ignorer l’arrivée d’Agathe, dit tout simplement le millionnaire bon papa, car on ne me dérangerait pas à cette heure avancée !

— Allô ! dit Monsieur Drassel d’une voix grave.

— Allô ! répondit une voix plus douce. C’est William Jennings. Excusez-moi de vous déranger, mais j’ai cru qu’à titre d’un des principaux actionnaires du barrage vous seriez intéressé à savoir que les travaux sont terminés. Nous sommes à liquider le personnel (si je puis me servir de cette expression), et comme j’ai entendu dire que vous étiez à la recherche d’un comptable-expert, j’en ai un à vous offrir.

— Oh ! oui, Jarvis, je suppose ?

— Non, c’est un nommé Selcault, un jeune Canadien-Français qui nous a rendu de grands services. Vous vous rappelez sans doute l’émeute qu’il a enrayée peu de temps après les dommages causés par la débâcle.

— Oui, oui, je m’en souviens. Quel salaire commande-t-il chez vous ?

— Trois mille six cents.

— Je lui en donnerai cinq mille s’il fait mon affaire ; mais vous savez que je suis difficile. Il faut qu’il soit sans reproche !

— Je puis vous le recommander ; mais pour être franc et loyal envers vous, je dois ajouter qu’il a un casier judiciaire.

— Alors n’en parlons plus. Je vous remercie, Jennings, d’avoir pensé à moi, mais….

— Pardon, Monsieur Drassel, si j’insiste. Je vous raconterai son histoire de vive voix, ce qui vous expliquera pourquoi je le crois digne de votre confiance. D’ailleurs je l’ai mis à l’épreuve de toutes les façons et je puis en répondre.

— Très bien, alors, qu’il se présente à mon bureau demain matin. C’est la première fois de ma vie que je commets une faiblesse en affaires, dit Monsieur Drassel en remettant l’acoustique à sa place.

— Qu’y a-t-il, reprit Madame Drassel, que tu as l’air contrarié et réjoui à la fois ?

Monsieur Drassel raconta en famille la conversation qu’il venait d’avoir avec l’ingénieur Jennings, au sujet d’André Selcault, puis ils se retirèrent pour la nuit.

— Belle bévue ! Belle bévue ! répétait Monsieur Drassel, en montant le grand escalier à palier qui conduisait à l’étage supérieur.