Le spectre menaçant/02/14

Maison Aubanel père, éditeur (p. 96-102).

XIV

André achevait sa convalescence, quand les premiers rayons du soleil de mars commencèrent à réchauffer un peu l’atmosphère. L’hiver avait été des plus rigoureux, dans toute la région du Lac-Saint-Jean. Les travaux du barrage se poursuivaient avec grande difficulté à cause du froid intense qui y régnait. On avait dû diminuer le personnel, qui ne pouvait résister à cette température glaciale.

Avec le mois de mars cependant, les travaux recommencèrent avec une recrudescence d’opiniâtreté, de la part des ingénieurs, à vaincre les mille et une difficultés qui se présentaient sans cesse à la poursuite de leur tâche.

De nouvelles fournées de travailleurs, toujours en majorité composées d’étrangers, arrivaient sans cesse. La plupart étaient à pied, ayant parcouru la distance de neuf milles qui sépare l’Isle Maligne du chemin de fer.

De solides gaillards Canadiens, sortant du bois où ils avaient passé l’hiver dans les chantiers, vinrent offrir leurs bras. On les refusa impitoyablement, sous prétexte que les listes étaient remplies. Ces bons Canadiens, qui ne demandaient qu’à travailler, ne pouvaient s’expliquer pourquoi on leur préférait des étrangers pour ce travail extra hasardeux, il est vrai, mais pour lequel ils se sentaient amplement qualifiés.

Quelques-uns allèrent se plaindre à leurs députés, mais sans succès. Les étrangers étaient maîtres dans leur pays, où ils n’avaient même pas le privilège de servir de bêtes de somme.

Le camp de construction était composé d’une suite de bâtisses d’un seul étage, construites de deux rangs de planches embouvetées, séparées par une épaisseur de papier goudronné afin de couper le vent et, en même temps, chasser la vermine. L’hôpital, les spacieuses salles à manger, les dortoirs qui servaient en même temps de salles de réunion, de même que les bureaux des officiers de la construction, étaient tous de même confection, à l’exception du Staff House, résidence des officiers, qui était aménagée avec luxe et confort. Tout l’ensemble avait un air de propreté que la blancheur de la neige rendait presque attrayant.

Le premier mars au matin, André partit pour le bureau de l’ingénieur Jennings afin de prendre la position que celui-ci lui avait promise. Il croisa en chemin un groupe de Polonais qui attendaient leur tour pour demander de l’ouvrage. Un du groupe, qui avait travaillé au barrage, le reconnut comme le sauveteur de Jack Brown. Il le salua d’un air aimable, et, ayant vivement raconté à ses compagnons l’acte de bravoure d’André, ceux-ci l’entourèrent pour le féliciter. André leur répondit dans leur langue, à leur grande surprise. Il les remercia de leurs félicitations, puis continua son chemin vers le bureau de l’ingénieur.

Il frappa à la porte avec un certain serrement de cœur. Quel accueil allait-il recevoir de Monsieur Jennings ? Il y avait déjà quatre mois que l’événement s’était passé et il était peut-être las de le payer à rien faire.

Come in ! fut la réponse de l’ingénieur au timide coup de poing d’André.

— Ah ! c’est vous, jeune homme, dit l’ingénieur en anglais.

— Oui, Monsieur, comme je me sens assez fort pour prendre l’ouvrage, je viens vous demander de vouloir bien donner suite à l’offre généreuse que vous m’avez faite.

— Êtes-vous bien certain que vous êtes suffisamment rétabli ?

— Je le crois, Monsieur Jennings.

— Ne vous gênez pas, vous savez, si vous avez encore besoin de repos, je puis me passer de vous quelques jours de plus ; mais votre place vous attend.

— Je suis prêt à essayer ; mais je ne sais si je vous donnerai satisfaction.

— Soyez tranquille, je ne vous demanderai pas de conduire les travaux pour quelques jours encore, dit l’ingénieur en badinant.

— Je ne m’y attendais pas non plus et d’ailleurs j’y serais mal préparé… avec mon passé.

— Qu’il ne soit plus question du passé, jeune homme. Ici c’est l’avenir qui compte. J’espère que la position que je vous offre vous sera agréable.

— Comment pourrait-il en être autrement ? Je suis venu à l’Isle Maligne dans l’intention de vous demander un scorpion et vous m’offrez un œuf, j’aurais mauvaise grâce d’être mécontent.

— Je ne vous comprends pas très bien.

— Je disais que j’étais venu à l’Isle Maligne avec l’intention de faire du travail manuel et vous m’offrez une position de confiance, j’ai doublement raison d’en être heureux.

— L’avenir me dira si vous la méritez. Pour le moment, je vous le répète, oubliez le passé et qu’il ne soit plus question de votre séjour au pénitencier. D’ailleurs, personne de mon personnel ne le sait et vous entrez ici sous ma protection.

— Merci encore une fois, Monsieur Jennings, de votre inaltérable bonté à mon égard.

L’ingénieur Jennings pressa un bouton de sonnerie électrique et le chef du bureau se présenta bientôt devant lui.

— Je vous présente, dit-il, Monsieur André Selcault, qui sera désormais sous vos ordres. Je vous le recommande fortement ; il entre au service de la Compagnie sous ma protection personnelle, et je compte sur vous pour l’initier à l’ouvrage du bureau. Vous l’emploierez d’abord à la comptabilité. Vous lui confierez les valeurs et il fera les transactions bancaires. Good luck, young man, ajouta-t-il en serrant la main d’André. Désormais vous aurez affaire à Monsieur Jarvis et c’est de lui que vous recevrez vos ordres.

Le chef du bureau, d’une allure sévère, le conduisit à un pupitre libre, dans le grand bureau de la comptabilité.

— Voici votre pupitre, dit-il. Celui qui vous a précédé est au pénitencier pour défalcation. J’espère que vous ne mériterez pas le même sort !

Voilà, pour le moins, un avertissement sonore, se dit André à lui-même, puis répondant à son nouveau chef :

— J’espère, Monsieur, être digne de la confiance que M. Jennings m’a témoignée.

— Monsieur Jennings, reprit le chef avec son flegme américain, est trop confiant ; il s’émeut au moindre acte de bravoure et peut tout donner. Je ne suis pas aussi mou, moi, et je ne confonds pas la bravoure avec l’honnêteté !

— Ni moi non plus ; mais on peut avoir les deux, ne vous en déplaise, Monsieur Jarvis.

— Je le veux bien. D’ailleurs Monsieur Jennings en prend la responsabilité ; mais j’ai l’habitude d’avoir l’œil ouvert.

— Je vous remercie de l’avertissement, mais je n’en avais pas besoin ; j’ai déjà reçu une leçon qui, j’en suis sûr, me profitera.

— Mais vous parlez très bien l’anglais. Vous êtes Canadien-Français ? Où avez-vous appris notre langue ? dit le chef radouci.

— Dans un collège des Frères.

— Ces hommes qui portent une robe, comme j’en ai vu à Québec ? Vous savez, aux États-Unis, nous ne croyons pas à ces folies-là.

— Si je ne me trompe, vous ne croyez pas à grand’chose au-delà du quarante-cinquième.

— Nous croyons au progrès et à l’argent, cela nous suffit. Mais il est dix heures, la banque doit être ouverte ; voici une procuration. Vous apporterez cinquante mille dollars pour la paye de demain.

— Je suppose que vous avez l’habitude de faire accompagner celui qui transporte de telles valeurs, dit André un peu nerveusement.

— Ah ! ah ! répondit narquoisement le chef du bureau. Le montant vous fait-il peur ? Voici pour un million de piastres d’obligations que vous déposerez en garantie pour les avances dont nous avons besoin ! Comme vous êtes un peu nerveux, cependant, je vais vous faire accompagner. Peter ! dit-il au gardien, accompany the kid to the bank, he is shy !

Ho ! ho ! ho ! répondit en riant le gros américain, d’un ton comme s’il fût habitué à manier des millions : Les Canadiens-Français ont peur des gros magots, c’est peut-être pourquoi ils sont restés pauvres !

Ils partirent tous les deux, sans qu’André daignât répondre aux quolibets de son compagnon.